«Il y a eu sept ans en juin, on m’annonçait que
j’avais un cancer du sang, cancer incurable et mortel. Le pronostic, avec
chimiothérapie et greffe de cellules souches, était de deux ans tout au plus.»
(p.13)
Le médecin vous fait asseoir
dans son bureau après une longue attente. Il se penche sur ses papiers, cherche
ses mots et hésite avant de dire en baissant la tête: «Vous allez mourir dans
deux ans et un jour». Je sais, cela ne se passe pas comme ça, mais le résultat
est le même. Plusieurs de mes proches ont reçu ce verdict comme un coup de matraque.
La fin est inévitable, nous
le savons tous. Elle adviendra dans un moment de distraction, sans prévenir ou
encore elle s’imposera après un vieillissement du corps qui gruge toutes vos
facultés. Que faire avec une vie écourtée, la mort qui vous souffle dans le
cou?
Aude a réagi en écrivaine.
«Malgré cette mort annoncée,
j’ai tenu obstinément à me lancer dans l’écriture de Chrysalide que je projetais d’écrire avant cette annonce
fatidique.» (p.13)
Une manière de dire pas
maintenant, de tenir ses douleurs et ses angoisses en joue. Le roman est paru
en 2006. La mort n’avait pas osé s’approcher.
«Le pouvoir fabuleux de la
fiction me permet une projection dans d’autres expériences que celles
tributaires de mon âge, de mon sexe, de mon apparence, de mon état de santé, du
lieu où je suis née, de mon appartenance à une culture et des choix que j’ai
faits au cours de ma vie.» (p.13)
Une façon de s’échapper et de
déjouer l’ennemi qui se glisse en soi?
«Est-ce que la mort peut me
faire la peau si je n’y suis pas? Est-ce qu’elle peut me trouver si je me suis
camouflée dans la peau d’un de mes personnages? La mort ne lit pas, c’est
connu. Elle est trop occupée à faucher.» (p.15)
Combat
Pendant la lecture de ces
vingt et une nouvelles, j’ai senti l’écrivaine en état de guerre. Tous les
personnages d’«Éclats de lieux» luttent férocement pour protéger leur identité,
leur personnalité, leur être dans un monde menaçant. Des réfugiés, des femmes surtout,
voient leur vie se défaire, des enfants rejetés par les leurs ou encore un
grand garçon intelligent qui a eu le malheur de naître roux. La différence est
mal perçue dans nos sociétés et rarement valorisée. Les propos d’un certain
maire de Saguenay sur Djemila Benhabib en sont l’illustration par l’absurde.
Et l’image de cette réfugiée
qui serre le tube vide d’un stylo dans sa main pour se protéger des hommes s’est
imposée. Un simple stylo vide peut-il mettre l’agresseur en fuite?
Il restait juste assez
d’encre dans la plume d’Aude pour tenir les chacals qui rôdent dans ses
cellules à distance.
Tout le recueil est une lutte
pour chasser les prédateurs, les mains violeuses, les regards qui dépossèdent
et les mots qui blessent. Un combat âpre qui demande tout de votre être. Et malgré
la mort, la violence, la cruauté, le harcèlement, la vie est là, toujours, avec
parfois un moment de grâce comme celui où l’écrivaine reçoit une transfusion
sanguine.
«Cet autre me pénétrera
lentement pour m’ensemencer de cette substance onctueuse et rouge qui,
propulsée par son cœur, sillonnait son corps tout entier. Il me donnera le sang
rubis qui coulait dans ses veines. Pendant cette longue et intense rencontre,
je ne pourrai pourtant pas voir son visage, ni le toucher de mes mains, de mes
lèvres. Nous ne sentirons pas les vibrations de nos voix, nous n’entendrons pas
nos mots mi même le rythme de nos souffles.» (p.51)
Un texte d’une justesse remarquable.
Fascinant
Moi qui ai l’habitude de
souligner au marqueur des phrases et des paragraphes en lisant, je me suis
retrouvé avec un exemplaire resplendissant comme une fleur de pissenlit dans un
printemps revenu.
Une force d’écriture qui ne
se dément jamais, une justesse qui grince, mais une volonté de vivre qui
s’impose malgré tout.
Cette écrivaine incomparable
trouve le sens de la vie dans les mots et les phrases qui sont autant de poinçons
qu’elle enfonce dans la paroi de granite pour s’empêcher de glisser au fond du
précipice. À lire absolument! Du grand art!
«Éclats de lieux» d’Aude est paru chez Lévesque
éditeur.
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