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jeudi 12 juin 2025

VICTOR-LÉVY BEAULIEU L'INMOURABLE

VICTOR-LÉVY BEAULIEU est mort dans son sommeil, tout doucement, semble-t-il. Que j’ai du mal avec ces mots! Mon ami Victor-Lévy était «inmourable», comme l’écrit Gérard Bouchard dans «Mistouk». Et je me tourne aussi vers Larry Tremblay qui, en parlant du décès de Claude Poissant, affirme : «Comme si on m’arrachait un morceau de moi». Qu’il a raison! C’est tout un pan de ma vie qui disparaît. On me prend plutôt tout mon parcours de «souffleur de mots». Victor-Lévy Beaulieu, c’est ma réalité d’écrivain depuis plus de cinquante ans.

 

C’est avec lui que j’ai fait mon entrée en littérature en 1971. C’est dire que nous nous croisions depuis plus de cinquante ans. Il a été mon premier éditeur, celui qui, pour la première fois, acceptait les poésies de «l’Octobre des Indiens». Il est devenu alors un ami que je ne voyais pas souvent. Nous étions tous les deux des sauvages qui ne renchaussaient pas beaucoup leurs connivences. On se laissait porter par les événements et les circonstances et, quand nous nous retrouvions, le temps se défaisait. Comme si nous nous étions quittés la veille. 

Je n’oublierai jamais ce petit bureau des Éditions du Jour, rue Saint-Denis à Montréal, en 1971. J’étais là, intimidé, aux côtés de Raoul Duguay, qui ratifiait aussi un contrat pour «Lapôkalipso». Ce dernier lisait tous les articles avec l’attention d’un archéologue qui fouille son petit coin de recherche. Moi, j’aurais signé n’importe quoi, les yeux fermés. Avoir mon nom sur la page couverture d’un livre, c’était prouver à tous que j’étais vivant.

 Grâce à lui, je devenais un «pousseux de crayon», comme répétait mon père, et un poète. J’avais un morceau de papier pour me rassurer, moi qui ai pris tant de temps à me dire écrivain. Il a fallu que je publie cinq ou six titres avant d’utiliser l'épithète. Comme si je me sentais coupable, comme si je trahissais la lignée des hommes de ma famille qui étaient des forestiers de génération en génération, des travailleurs qui se méfiaient des mots écrits et des livres, des hommes qui misaient tout sur leur force physique et qui savaient transcender leur misère par l’exagération et les rires. 

 

ORIGINES

 

Victor-Lévy Beaulieu était d’une région comme moi, de ces terres peu productives où nos ancêtres se sont désâmés, de la forêt et des champs où nous étions plus à l’aise que sur les trottoirs de la rue Papineau. Nous n’avions pas la crainte des arbres que Louis Hémon décrit si bien dans «Maria Chapdelaine». 

Et il a également publié «Anna-Belle», un an plus tard, avant les grandes marées qui ont secoué les Éditions du Jour. Je l’ai retrouvé chez VLB Éditeur avec «La mort d’Alexandre», un roman qu’il a accepté tout de suite en me demandant une seule chose : «Vas-tu le régler le problème de ton père?» Ce fut assez pour que je retravaille toute la dernière partie du texte. Je pensais bien que nous allions nous suivre toute la vie après ça, mais le monde de l’édition est fragile et plutôt imprévisible. La venue de Jacques Lanctôt dans la maison VLB devait tout changer aussi.

J’ai vite pris l’habitude d’aller le visiter dans son beau refuge des Trois-Pistoles, de la paroisse Notre-Dame-des-Neiges, comme il disait pour marquer sa dissidence après les différends qu’il avait eus avec le conseil municipal de Trois-Pistoles. Nous arrivions chez lui, Danielle et moi, pour deux ou trois jours, avions une chambre qui donnait sur le fleuve et les montagnes de Charlevoix, de l’autre côté du Saint-Laurent. 

Le vaste terrain qui déboulait jusqu’au fleuve pouvait satisfaire son goût pour les arbres, les plantes et les bêtes. Le champ descendait doucement vers la voie ferrée qui établissait une frontière entre son domaine et l’eau. 

C’était la seule façon de le rencontrer parce qu’il ne répondait à peu près jamais à mes appels ou encore aux courriels quand c’est devenu la mode. Parfois, il me faisait la surprise de décrocher et s’amusait de ma réaction. Je pense qu’il aimait se faire un peu rare et être courtisé. Et, il y avait certainement un tas de gens qui voulaient lui parler, lui proposer des projets sans compter les hurluberlus qu’il attirait et qui se prenaient pour les nouveaux sauveurs du Québec. Il était une référence après tout et devait se protéger.

 

SÉJOUR

 

J’ai toujours adoré l’ancien manoir French qu’il avait rénové et qui était cerné par les arbres, des lilas, et d’autres espèces qu’il avait choisies et plantées de ses mains. Avec les années, ça ferait une véritable muraille végétale entre la route et cette grande maison où flottait un drapeau de pirate qui tenait tête à tous les vents qui montaient du fleuve. 

Le chien prenait le temps de japper tout son saoul. C’était un rituel que d’être accepté par le chien de Victor qui a changé selon les années et les aléas de la vie canine. Jamais je ne l’ai entendu lever la voix contre l’animal. C’est lors de l’un de ses séjours qu’il m’a fait l’honneur de me demander de participer à la si belle collection «Écrire». Cela donnerait «Souffleur de mots». Plus tard, il serait le seul à vouloir de mon «Réflexe d’Adam».

Nous avions un même amour pour les histoires et les livres, bien sûr, mais aussi celle des arbres et des arbustes, des fleurs et des champs d’herbes sauvages et de tout ce qui s’envole, bondit et rampe. J’avais du mal pourtant à partager sa fascination pour les voitures anciennes, particulièrement pour la Cadillac décapotable «aux ailerons lumineux» dont il était si fier. Tout comme sa passion pour les quilles. Il jouait dans une ligue de Trois-Pistoles et participait aux tournois de fin de saison. En retour, il se demandait pourquoi je perdais mon temps à courir le marathon.

Il avait creusé un étang plus bas pour les canards qui le suivaient quand il arpentait ses terres. Il devenait Moïse guidant sa famille de volatiles. Il y avait aussi l’enclos des chèvres et du bouc Will (un hommage à William Shakespeare) et d’autres bêtes qu’il nourrissait avec plaisir et attention et qui entraient parfois dans la cuisine. Et je ne compte pas les innombrables générations de chats qui hantaient les environs et les étages de la maison. 

 

LES FRAISES

 

C’était souvent le temps des fraises lors de notre arrivée. Il préparait ses confitures et la maison devenait un pain de sucre. Il parlait, plaisantait tout en remuant le contenu de sa grande marmite. Et il racontait des anecdotes. Un admirateur habillé comme son Junior de «L’héritage» était débarqué un matin avec sa caisse de bière pour s'installer sur la galerie. Ou encore cette femme «un peu fêlée du chaudron» qui le talonnait l’été et qui se faufilait dans sa Cadillac «aux ailerons lumineux» pour se faire une petite place dans sa vie, peut-être.

Il connaissait tous les écrivains et écrivaines et pouvait être intarissable. Ou bien, il racontait des moments de son enfance, la terrible rupture qu’avait été pour lui le départ du rang Rallonge et de migrer avec toute la tribu des Beaulieu dans le grand Morial-Mort. Sa peine de devoir abandonner ses champs et la rivière, les bêtes qu’il soignait déjà avec passion. Il n’avait guère plus de seize ans quand il quittait Montréal sur son vieux vélo pour revenir sur les lieux de ses origines, pour bivouaquer et satisfaire son besoin d’espace, de silence, et de respirer à la largeur du fleuve. 

Je lui racontais mes étés dans la forêt, dans un camp que mes parents avaient habité le temps de croire qu’ils fonderaient une nouvelle paroisse au nord de La Doré. Mon bonheur au milieu des cyprès, de surprendre l’ours et l’orignal, ou encore le loup-cervier qui se faisait si rare, et du plaisir aussi de se baigner dans le lac Pémonka aux eaux transparentes. Nous avions un même univers. J’avais la rivière Ashuapmushuan et lui la Boisbouscache.

Le matin, quand le soleil était juste assez haut, nous partions dans sa grande Cadillac «aux ailerons lumineux» et j’avais l’impression d’accompagner un Seigneur sur ses terres. Il nous présentait le pays par les chemins peu fréquentés, des boisés et les lieux qui portaient ses romans, des endroits où des scènes de «L’héritage» avaient été tournées. 

Et brusquement, il freinait. 

Un cheval, le nez sur la clôture, les yeux masqués par une longue crinière, ne bougeait pas. Il ramassait une pomme et s’approchait en parlant tout bas. Je suis convaincu qu’il faisait ça souvent et que l’animal l’attendait. La bête croquait la pomme et Victor-Lévy le caressait de sa main gauche, celle de l’écriture pour montrer toute l’importance qu’il accordait à ce contact. Il adorait les chevaux et en a fait une scène inoubliable de son téléroman «L’héritage». Il savait leur parler. Peut-être un don de son grand-père forgeron et de toute cette lignée d’hommes qui vivaient avec les chevaux sur les terres et dans la forêt. 

 

LE MONDE DE VLB

 

Il nous entraînait dans «Le grenier d’Albertine» au cœur de Trois-Pistoles où il avait toujours quelque chose à régler. C’était le centre palpitant du village. Le lieu servait de restaurant, avec le musée tout à côté où l’on pouvait visionner des épisodes de ses téléromans, se pencher sur les dialogues de «L’héritage». Il avait noirci plus de 10000 pages de sa main gauche. Des photos et des artefacts qui nous expliquaient ses travaux. Il écrivait sur de grandes feuilles de notaire, une écriture un peu étrange que je qualifiais de gothique. Ça le faisait sourire. Même en écriture, il avait besoin d’espace et de respirer l’air du large. Il y avait aussi «Le caveau», où un nouveau texte de lui était présenté chaque été, du vrai théâtre qui ne cherchait pas juste à accumuler les rires. J’y ai vu de belles productions. Et «Le bric-à-brac de l’Homme cheval», que l’un de ses frères tenait. 

On pouvait passer la journée en compagnie de son œuvre et de son univers unique. J’y ai croisé là des écrivains et le comédien Gilles Pelletier, qui était le Xavier Galarneau irascible de «L’héritage». C’était un lieu magique pour moi qui m’intéresse autant à la manière d’écrire qu’aux ouvrages que l’on trouve dans les librairies et les bibliothèques. 

Et que dire de sa fabuleuse mémoire qui lui servait si bien dans ses livres-hommages (Melville, Joyce, Hugo, Kérouac, Nietzsche)? Des textes qu’il ruminait pendant des années, parfois des décennies, comme ceux de Nietzsche. Il finissait par les connaître par cœur presque. Il lisait et relisait ses écrivains favoris jusqu’à les ingurgiter. Il ne prenait jamais de notes et, quand il avait toutes les écritures d’un écrivain en mémoire, il pouvait se lancer et voguer sur la mer océane tout en s’y installant pour dialoguer avec eux d’égal à égal. Une approche peu commune qui tenait plus de l’immersion que de la reptation studieuse, du parcours de la baleine blanche de Melville qui ne craignait pas les profondeurs. 

Et quel lecteur formidable

J’aimais sa maison pleine de livres du Québec et d’ailleurs. Il était un peu triste d’avoir perdu toute la collection publiée aux Éditions du Jour dans un déménagement. C’est le seul regret que je l’ai entendu formuler. 

Tout doit être encore là sur les étages et dans les chambres ou dans sa salle de travail avec ses grandes tables. Il y avait celle où il écrivait ses livres personnels (la table de pommier), la table de l’éditeur et celle des lectures et des manuscrits. Il allait de l’une à l’autre selon les moments du jour. Dormant peu, il pouvait besogner vingt heures par jour. 

 

INVITATION

 

Il était venu à Chicoutimi avec son groupe de l’Aurore pour rencontrer les étudiants du cégep. J’étais alors jeune journaliste et je l’avais suivi pour décrire ce qu’il tentait de faire auprès de ces jeunes. C’est pendant ce séjour qu’il a fait la connaissance de Samek, une magnifique Innue qui jouait de la guitare et chantait. Il en ferait un personnage, Samm, qui hanterait ses livres à venir et qui serait sa première lectrice. Elle sera la seule à entendre la voix du narrateur dans «666 Friedrich Nietzshe».

Je l’ai souvent invité à participer à des événements que nous organisions pour le Salon du livre ou encore pour l’Association des écrivains de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. 

Je me souviens particulièrement d’un gala du livre. Oui, nous avons eu cela au Saguenay pendant quelques années. Un vrai gala avec des écrivains et des lecteurs, des prix littéraires qui sont accordés maintenant lors du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. C’était la fête et le président d’honneur animait la soirée avec mon ami Richard Boivin. 

Pour le gala, les invités de marque portaient un Toxedo que nous louions. Ce fut un spectacle de voir Victor-Lévy en Toxedo, avec son chapeau et sa pipe. Et, bien sûr, ses espadrilles un peu usées. Que de rigolades!  

Victor-Lévy Beaulieu aimait rire, plaisanter. Il racontait comment il faisait trébucher Jean-Louis Millette, alias Philippe Couture dans «L’héritage», en modifiant l’ordre des mots de ses réparties.  

Lors de ces séjours, il s’installait à la maison et ne manquait pas d’attirer la curiosité des voisins qui suivaient ses téléromans. Nous partagions un amour pour le hockey et étions de vrais partisans des Nordiques. 

Il avait aussi la fâcheuse habitude de se désister au dernier moment, un cauchemar pour les organisateurs, compromettant souvent l’événement. Ce qu’il m’a fait rager. Assez pour ne plus l’inviter, ce qui faisait bien son affaire, j’en suis certain. 

 

LE MONDE SANS LUI

 

Nous avions le même âge. Lui est né en septembre 1945 et moi, en février 1946. Nous avions peut-être un lointain lien de parenté. Sa mère était une Bélanger, et ma mère, Aline, était aussi une Bélanger. 

Il a été plutôt discret ces dernières années, son corps étant usé. Il ne sortait plus de sa maison et n’arrivait plus à noircir ses grandes feuilles de notaire. Il avait tout mis dans «666 Friedrich Nietzsche», son testament où le narrateur (lui-même) se retire dans une sorte de village utopique faute d’avoir un pays à soi. Il avait pris tout le Québec sur ses épaules et le poids a fini par lui briser les reins. 

Il se confie à Samm.

C’était inévitable. 

J’étais fasciné par cet insomniaque qui travaillait sans arrêt et qui occupait toutes les sphères de la société, suivant en cela les assertions de «Monsieur de Voltaire». Il me reste ses livres. Une bibliothèque presque. Tous ces ouvrages qu’il préparait avec tant de soin. Il adorait les beaux livres, les éditions rares. J’affectionne la première mouture de «Monsieur Melville», les trois tomes publiés chez VLB Éditeur, les illustrations et les motifs. Magnifique, tout simplement, avec la petite baleine comme rappel de sa quête. Et aussi ce personnage de Goulatromba qu’il a croisé dans les dessins de Victor Hugo.

Les médias parlent beaucoup de son œuvre gigantesque, de sa place, de son immense amour du Québec qu’il ne manquait pas de rabrouer souvent. Il est vrai que les hésitations des Québécois lors des deux référendums le désespéraient. Je pense à sa peine quand Jacques Parizeau est mort. C’était un homme à sa mesure qu’il aimait profondément. «L’homme de la plus haute autorité», disait-il. Comme si le politique et la culture se rencontraient avec lui et le grand Jacques, qui se faisait un devoir de lui rendre visite à Trois-Pistoles pendant l’été. 

Je garde surtout sa complicité, son empathie, ses impatiences devant le peu d’envergure et d’ambitions de nos contemporains, de cette peur qui nous empêche d’entreprendre la plus folle des aventures, soit celle de se donner un pays. Son amour pour les écrivains, les récits étranges qui font de son «Manuel de la petite littérature du Québec» un bijou. 

Allez mon ami Victor. Je suis triste et en même temps serein. J’ai tous tes livres pour naviguer encore sur la mer océane de toutes tes inventions, celles des pays les plus lointains et celles de «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

mercredi 4 juin 2025

MARIE-ANDRÉE GILL OFFRE LE MONDE

MARIE-ANDRÉE GILL coiffe, pour la première fois, l’un de ses ouvrages d’un mot en langue innue. Voici donc «Uashtenamu» qui signifie «allumer quelque chose» en français. Et, à peu près tous ses poèmes répondent à une parole en innu sauf trois : «La poutine», «Le post-it», «l’ADN» et «Les émojis». Oui, comment trouver l’équivalent de «poutine» en innu? Un tournant pour Marie-Andrée Gill qui devient, dans ce quatrième recueil, ce qu’elle voit, sent et touche dans son aventure d’être. Elle exprime son bonheur ressenti le matin à l’aube, la beauté d’un coucher de soleil sur le quai de Petit-Saguenay, de la majesté des arbres, des nuages ou plus prosaïquement des outils nécessaires aux tâches quotidiennes. Il y a aussi certains objets qui possèdent «une valeur émotive», comme le vieux camion de son oncle Bernard. Le plaisir d’être, là, dans une auto le soir, moteur éteint, dans le noir avec son compagnon pour parler à voix basse du vertige de vivre. L’existence dans toute sa grâce et sa discrétion : les instants qui vous embrasent dans l’agitation du monde et vous font prendre conscience que vous en faites partie.

 

J’aime l’écriture de Marie-Andrée Gill, son regard sur l’environnement et les gestes qui lui permettent de traverser les jours, ou encore les moments qu’elle se donne pour «voir réellement» tout ce qui l’entoure. 

Encore une fois, sa poésie repose sur les paroles les plus simples, pas de celles que l’on débusque dans les dictionnaires ou dans des listes de synonymes. Des mots que l’on secoue dix fois par heure et qui collent à nous comme un gilet trop vieux que l’on ne se résout jamais à se défaire. 

 

«la clarté creuse la montagne

   je me couche dans un ruisseau

   comme dans les bras de ma mère

   et je disparais

 

c’est peut-être le réel

là où il n’y a pas de frontières

entre soi et le reste» (p.14)

 

Tout est là quand le territoire s’ouvre et qu’elle devient l’univers qui l’entoure, la conscience d’être ce qu’elle voit. Peut-être aussi se glisse-t-elle dans une dimension qui abolit le temps et l’espace. 

 

«entre les trembles

   les champignons se confondent

   avec des flaques de lumière

 

   on pourrait dire le mot

   connexion

   si on veut

 

   on peut aussi

   rien dire pantoute» (p.38)

 

Être un regard dans un monde qui lui échappe quand elle devient un être d’habitudes. La poète cherche à s’installer dans le présent, dans son environnement, à le ressentir dans toutes les fibres de son âme pour le dire avec les mots les plus justes. Elle arrête ses gestes pour être là, à la bonne place, parfaitement immobile afin de ne pas perturber la beauté qui s’impose et se recroqueville dans l’instant. 

 

«Bouquet de flammes bleues

   sur chaudron très noir

   le Salada trempe

   à contre-jour de la toundra

 

   doigts gelés par la viande à défaire

   moelle crue sur la langue

   une grappe de nuages

   croquée par la vitesse du ciel

 

   l’espace d’un sourire 

   je ne suis plus moi

 

   je suis toute» (p.32)

 

Toujours étonnant cette façon de dire de Marie-Andrée Gill. Comme si la poète tentait d’accompagner la marche du temps en témoignant par son regard, un geste de la main, un sourire, un mot qui lui font prendre conscience de toutes les surfaces de son corps. Prendre plaisir à manger de la viande crue dans le froid de la toundra, d’un pays où l’horizon éclate dans toutes les directions. Ou encore, préparer le thé sur un feu de bois dans le plus magnifique des silences. Et voilà qu’elle est là, lucide et attentive, dans et hors de toute chose. 

 

BONHEUR

 

Marie-Andrée Gill recherche ces moments où elle se sent vibrer après avoir calmé ses peurs et ses angoisses qui ne manquent jamais de la cerner. Elle retrouve alors le territoire de son corps, respire à largeur d’horizon et savoure un coucher de soleil. Elle marche dans un sentier presque disparu, et fait le geste de la main, celui des ancêtres, quand elle longe la rivière Ashuapmushuan, où j’ai connu les plus beaux étés. Avec elle, je me grise du chant des rapides qui laissent échapper des bulles et des remous dans la fraîcheur du matin, des cascades qui vous branchent à la vie de ceux et celles qui étaient là avant et qui servent toujours de guide. 


Et, dans un sourire, toucher le genou de son compagnon pour l’aimer, s’étonner peut-être quand elle voit ses fils partir pour devenir des adultes. Ou encore, sentir la pierre et la mousse sous ses pieds, ressentir l’eau sur sa peau après avoir nagé et s’être hissé sur un rocher pour se sécher au soleil. Être la vie et le souffle qui ride la surface du Saguenay, ce regard dans le couchant qui se défait avant de se rapailler dans le matin.


«Je sais que je suis vous, que vous êtes moi :

   les cellules d’un même christie de grand corps

   qui n’a pas besoin de nom» (p.40)

 

S’attarder dans le pays pour être soi et les autres, se perdre peut-être pour mieux retrouver le temps des anciens à l’affût dans certains lieux. Tout ça pour être dans toutes les limites de son corps, pour respirer dans le vent flamboyant de l’automne, se recroqueviller dans un regard qui nous porte et fait de nous ce que nous sommes, pour aimer dans le plus doux du matin ou à la fin du jour, qui calme toutes les peurs. Se savoir là, dans sa tête, avant de se tourner vers l’autre.

 

«Ton cœur a beau arriver en grelottant

   gelé comme un creton

   je vais te l’emballer moé

   ta viande dans la mienne

 

   je vais friser autour de tes membres,

   on mettra ça à 350 ça sera pas long

   tu verras

 

   on va se nourrir

   à même la magie blanche

   de nos hormones.» (p.77)

 

J’aime jongler avec les poèmes de Marie-Andrée Gill, piger ici et là dans ses textes comme si je jetais une ligne à l’eau, me pencher sur des mots pour les lire et les relire avant de les écrire sur des bouts de papier que je glisse dans mes poches. Et, tout discrètement, quand le soleil effleure mon bras après avoir franchi un barrage de nuages, déplier ce papier comme s'il contenait un secret. S’incliner en remuant à peine les lèvres devant la tourterelle triste ou la renarde qui me visite dans le couchant, pour rester vivant, une conscience dans ce monde plein de surprises. 

Et il m’arrive de mélanger les mots de «Uashtenamu» pour en faire mon souffle, mon regard et mes bonheurs. Après tout, un lecteur fait et défait le livre qu’il a entre les mains. Avoir plein de Post-its pour me rappeler que j’ai des yeux pour le matin et le soleil sur les branches des pins qui prennent des rondeurs de velours. Tout ramasser dans un grand poème de vie et de sourires, de joie aussi, et m’ajuster au chant du merle qui s’égosille dans la dune, et prier devant le miracle des feuilles qui éclatent dans l’espace des bouleaux.

Marie-Andrée Gill sait traquer le beau dans le quotidien et les gestes de tous les jours. Elle arrive, avec sa remarquable simplicité, à nous donner l’appétit de voir, de respirer, de convoquer nos sens dans la plus incroyable des entreprises, celle de vivre et d’être témoin du monde. C’est le plus formidable cadeau que la poète peut offrir à ses lecteurs et lectrices.

 

GILL MARIE-ANDRÉE : «UASHTENAMU Allumer quelque chose », Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 128 pages, 21,95 $.  

https://lapeuplade.com/archives/livres/uashtenamu-allumer-quelque-chose

mercredi 28 mai 2025

MARIE LABERGE TOUCHE À L’ESSENTIEL

LA VIE fait de bien drôles de choses parfois. Après avoir terminé la lecture de «Ce que murmure ton silence», le récit de Nadia Capolla qui raconte la longue agonie de sa mère, je me suis lancé dans «dix jours» de Marie Laberge, un court roman qui suit une femme qui a recours à l’aide médicale à mourir. Atteinte d’un cancer incurable, il ne lui reste que quelques semaines, au mieux quelques mois. Les grandes souffrances se pointent et la narratrice refuse de s’acharner. Elle a choisi son heure et ses filles, Isabelle et Monica, acceptent plus ou moins bien cette décision. Elle a encore un peu de temps pour contacter des proches qu’elle a perdus de vue, pour vivre intensément avec ses filles et ses petits-enfants, pour laisser la maison en ordre, comme on dit. C’est aussi le moment de jeter un regard dans le rétroviseur, de faire le point sur ses amitiés avec le plus de lucidité possible, de réfléchir au parcours qui a été le sien.

 

Marie Laberge nous entraîne dans le sillage de cette femme pour qui l’amour et la famille auront été la grande préoccupation. Le quotidien avec un mari qui l’a quittée au moment où elle ne s’y attendait guère et des amants, surtout l’un, qui a transformé sa vie. Elle a appris de ses faux pas, de ses deux filles qui sont l’envers l’une de l’autre. Le travail, la profession ou la carrière perdent alors de l’importance devant la mort.

Une femme de tête, un peu rebelle, qui s’imposait et qui pouvait impressionner son milieu. Elle se reconnaît dans sa fille Isabelle, une contrôlante qui accepte difficilement de se remettre en question et qui a la fâcheuse habitude de fuir au lieu de faire face à ses problèmes. Tout le contraire de Monica, un être doux qui cherche l’entente avec tout le monde, à l’image de son père. 

Que faire, que dire après avoir choisi le moment et l’heure du grand départ? La narratrice ne pense pas à une plongée dans l’au-delà, à une forme de récompense auprès d’un dieu qui l’a laissée indifférente. Elle écrit un journal (qu’elle va détruire, répète-t-elle et que personne ne va lire) pour réfléchir à son parcours qui a été plutôt satisfaisant, pour faire la paix avec soi et ses proches. La peur de la souffrance, une longue agonie, la perte d’autonomie justifient amplement sa décision. Elle ne veut pas dépendre des autres, surtout pour ses besoins essentiels. 

On peut appeler ça de la fierté.

Cette déchéance physique et cognitive, personne ne pouvait y échapper avant l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec de la loi sur l’aide médicale à mourir il y a dix ans à peine. Un recours qui s’est glissé rapidement dans nos vies. Les statistiques révèlent que 5717 Québécois ont choisi cette manière de mettre fin à leurs jours en 2023-2024.

 

RÉFLEXE

 

Après avoir pris sa décision, choisi la date fatidique, la narratrice regarde autour d’elle, se demande ce qu’a été sa vie et si elle a fait ce qu’elle souhaitait à vingt ans. Elle se penche avec le plus de lucidité possible sur un cheminement qu’elle ne peut changer. Les dés sont jetés pour ainsi dire. Des questions reviennent, bien sûr, s’imposent, des choses toutes simples, des rencontres, des conflits et surtout de beaux moments. Elle ne tente pas de philosopher ou de trouver une dimension métaphysique à ses pensées, de nous étourdir avec des réflexions qui coupent le souffle.

Elle profite du peu de temps qui lui reste pour faire la paix avec ses proches. Elle connaît aussi son besoin de contrôler et de savoir que tout est en place avant le saut sans parachute. Un désir de faciliter la vie à ses filles parce que c’est toujours compliqué de mourir. L’époque veut que l’on soit responsable de ses gestes et de ses décisions. La mort devient une affaire que l’on règle comme un déménagement ou un voyage sans retour. Et pourquoi souffrir pendant des semaines malgré les médicaments qui ne changeront rien?

 

«J’ai assisté aux longues heures d’agonie de ma mère. À cette interminable fin qui, comme à l’opéra, n’en finit plus de finir. C’est tellement long, mourir. Tellement d’heures de demi-sommeil où le corps s’entraîne à disparaître, puis réapparaît, hébété, surpris d’y être encore et, pour ce qui était de maman, implorant pour une pause de la douleur, la vraie, la physique qui pue la décrépitude.» (p.21)

 

Un récit direct, senti et surtout une femme qui fait preuve d’une belle franchise. L’agonie n’a rien d’une partie de plaisir, elle le sait. 

J’ai accompagné ma mère, des frères et ma sœur dans leurs derniers moments. Des heures où j’ai eu l’impression que tout s’arrêtait et que je ne pouvais qu’attendre. J’étais réduit à l’état de témoin impuissant.

Qu’écrire en pensant qu’il n’y a que quelques jours devant soi? Décrire un quotidien où il n’arrive plus rien, réfléchir à ses réussites plus ou moins connues, à des rencontres avec des hommes et des femmes qui ont changé sa vie, ses amours et peut-être aussi certaines déceptions. Comment s’empêcher de fouiller dans la grande armoire de son passé, de parler des gens qui ont été importants et de ceux qui vous ont écorché?

Certains de mes proches ont eu recours à l’aide médicale à mourir. Je pense surtout à ce neveu atteint d’un cancer du foie qui a décidé, avec sa famille, d’abréger ses souffrances. Ses enfants et son épouse étaient à l’aise avec ce choix et ils étaient tous là en ce début d’après-midi, quand tout s’est arrêté. Tous sereins et en paix lors des funérailles. C’est un peu étrange d’écrire ça. Les témoignages de ses fils étaient touchants, sentis, pleins d’amour et de sourires malgré les larmes. Un moment de grâce certainement. Mon neveu Dominique a prit la bonne décision.

 

RÉALITÉ

 

La narratrice de Marie Laberge nous entraîne dans ses amours, nous parle de ses filles si différentes, se tourne enfin vers des amis indéfectibles. Elle va mourir sans regret, certaine d’avoir fait son temps et satisfaite d’éviter les douleurs et la décrépitude. 


«Quand on a connu les joies de la chimio, c’est-à-dire l’effondrement de l’énergie vitale qui devrait servir à forcer le recul du cancer, quand on s’est vu clouée au lit, incapable de remuer sans geindre ou de seulement réclamer son calmant, une petite journée, c’est une journée ralentie, appesantie, mais pas une tragédie.» (p.31)

 

Tout ce qui a été important est effleuré par la narratrice. Elle s’attarde sur des choses concrètes, sur ses expériences, et regarde les ecchymoses qu’il faut pour devenir un être humain capable d’empathie, de compréhension et de lucidité. 

Dans les «dix étapes» de ce roman, Marie Laberge m’a fait réfléchir à ce qui reste quand on est libéré de ses obligations sociales, de ses ambitions, et qu’on se retrouve devant une fenêtre où le monde s’agite sans nous, dans un corps qui n’en peut plus de durer.

La narratrice tente de se dépouiller de tout pour arriver devant la mort nue en quelque sorte.

 

«Mourir se fait seul. Comme naître. Totalement, absolument seul, peu importe le nombre de mains qui se tendent, le pas se fait seul.» (p.70)

 

Beaucoup de ces assertions ont arrêté mon élan de lecteur. Un mot qui vous fait lever la tête et vous force à prendre une grande inspiration, à être là dans toutes les dimensions de son être, à la chance que l’on a d’entendre battre son cœur. 

 

«Comme c’est long, apprendre à bien vivre, avec ses excès et ses manques. Comme c’est court, la vie, pour le temps que l’on met à la saisir dans toute sa force, sa profondeur et sa beauté.» (p.82)

 

Marie Laberge nous donne l’occasion de réfléchir à la folle aventure de la vie, de naviguer dans un corps que l’on doit apprivoiser et aimer pour trouver sa place. Ce corps que l’on a cru immortel à certains moments et qui décide d’abandonner. L’écrivaine bouscule des clichés que l’on répète machinalement et nous offre des moments émouvants, des petits bonheurs qui passent comme des étoiles filantes. 

 

DÉCOMPTE

 

Et il y a ce décompte qui pousse la narratrice vers le dernier matin, cette heure précise où tout va s’arrêter. Elle peut encore changer d’idée, s’accorder un délai de quelques semaines pour profiter de la joie d’être, se donner la plus extraordinaire des chances d’être là. 

 

«Quel débat, ce matin! Quel déchirement et quelle impasse. J’ai l’impression d’avoir joué la mauvaise carte. Pourquoi mourir a-t-il toujours cet air de défaite? De fuite et de renoncement. Alors que c’est un sort commun. Comment sommes-nous parvenus à l’ignorer au point où ça devient une désagréable surprise quand ça survient? Une sorte de mauvais coup du sort.» (p.153)

 

Comment ne pas s’identifier au personnage de Marie Laberge, à cette femme sans nom? L’écrivaine l’a voulu, certainement parce qu’elle désire que ce soit nous les lecteurs et les lectrices qui vivent ces hésitations, ces peurs et ces craintes pendant les «dix jours» de sursis. Nous devenons peu à peu la narratrice de Marie Laberge et c’est ce qui fait la force de ce roman.

L’écriture simple est venue me faire prendre conscience du temps qui va, qui se répète et qui vous abandonne un jour ou l’autre. Que ce soit après les plus terribles souffrances ou encore parce que vous avez choisi votre heure et la journée du grand saut. 

Et, même quand tout va s’arrêter, à l’heure précise, juste avant le repas du midi, j’ai eu l’impression que l’on ne peut s’empêcher de se raconter des histoires, de s’inventer des petites fictions pour apaiser ses craintes et ses angoisses. Marie Laberge se tourne vers Nancy Huston, qui affirme, dans «L’espèce fabulatrice», que l’humain est avant tout un fabricant d’histoires. Je crois qu’elle a raison et, même si nous pouvons décider du moment de notre mort, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire une histoire émouvante et tragique. C’est peut-être le plus grand des privilèges.

 

LABERGE MARIE : dix jours, Éditions du Boréal, Montréal, 168 pages, 21,95 $. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/dix-jours-4058.html