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jeudi 18 mai 2023

DANIEL GAGNON-BARBEAU A VÉCU L’ENFER

JE N’AI PAS été un fidèle de Daniel Gagnon-Barbeau et de ses publications. Je l’ai lu ici et là, me laissant entraîner par les chemins de lecture qui ne vont jamais en ligne droite. Et me voilà avec un petit livre dans les mains, un titre qui étonne : Dans les ténèbres de l’omerta. Un ouvrage où il s’attarde… Quel terme utiliser? L’écrivain nous pousse plutôt dans l’univers des enfants agressés, violentés de toutes les façons imaginables, de jeunes garçons qui sont livrés à des adultes sans âme, des proches, des parents malveillants en plus. Là encore, je ne trouve pas les mots pour qualifier ces démons. On a beaucoup parlé des sévices que les autochtones ont vécus, des petits kidnappés dans leur milieu, enfermés dans des pensionnats où ils ont enduré tous les outrages en plus de devoir enterrer leur origine et leur langue. C’est certainement la pire chose qui peut arriver à un garçon et une jeune fille qui commencent à peine à s’émerveiller des beautés du monde. Pourtant, on oublie souvent que des Québécois francophones ont subi un sort similaire, surtout dans des institutions d’enseignement où ils ont été violés, violentés et battus. Que dire des orphelins de Duplessis? Mon ami Bruno Roy m’en a tellement parlé.

 

Le mot qui m’a tiraillé tout au long de la lecture de Daniel Gagnon-Barbeau? Pourquoi? Pourquoi l’écrivain plonge dans ce récit insoutenable? Il faut parcourir tout le livre, cette «complainte» pour comprendre. D’abord, ce curieux mot pour qualifier le texte. On dit, selon Le Larousse, qu’il s’agit d’une chanson populaire racontant les malheurs d’un personnage. Un genre traditionnel important que j’aime beaucoup. Je pense surtout à La mort en camion interprétée par Michel Faubert. Un chant troublant parce que le défunt relate son histoire, son décès lors d’un accident. Il fait ses adieux à sa famille et sa mère.

Daniel Gagnon-Barbeau répond à la toute fin à cette question qui m’a fait hésiter souvent à tourner une page. 

 

«Dans la cinquantaine, j’ai retrouvé des souvenirs effroyables d’abus et de prostitution aux mains de mon père, ce qui explique peut-être l’intensité de ma révolte. Je me sens très proche du mouvement et des combats des “moi aussi”. J’admire leur courage de parler. Je me suis rendu compte alors que certaines scènes de mes romans étaient très proches des agressions dont j’avais été victime. Quelques scènes sont encore vives, celles par exemple dans des hôtels où nous étions vendus à des hommes, mais parfois, comme dans Loulou, j’étais jeté nu sur le corps d’une femme, d’une prostituée, simplement pour faire rire perversement mon père et mes oncles avec mon petit sexe d’enfant effaré et humilié devant eux par sa réaction involontaire.» (p.109)

 

Tous les mots de la langue française pour décrire l’agression, les abus pourraient être utilisés ici. Difficile d’imaginer un gamin souillé par son géniteur et forcé à se prostituer avec des adultes?

 

DÉFLAGRATION

 

Voilà un texte dense, rugueux pour ne pas dire étouffant. J’ai eu du mal à le suivre et à entendre tout ce que l’écrivain avait à raconter. Cette complainte est une véritable déflagration. Pourtant, je n’ai pu l’abandonner dans l’horreur, le dégoût et le découragement, dans ces eaux glauques et répugnantes. J’ai eu la sensation de m’enfoncer dans la vase avant de refaire surface une centaine de pages plus loin, à bout de souffle, d’espérance et de colère. Nommer les choses, dire les sévices devient une entreprise de survie pour l’écrivain qui doit y consacrer toute son énergie et son désarroi, s’accrocher aux mots pour repousser ce passé impossible, des scènes qui le hantent.

 

«En racontant l’abus, mais sans obscénité, peut-on faire comprendre le mal de l’intérieur, faire naître une émotion, peut-on vraiment donner forme à l’inexplicable et à l’abjecte violence?» (p.10)

 

La souffrance, l’avilissement, le pire que peut vivre un enfant qui ne demande qu’à faire confiance aux adultes et à profiter de tout ce que la vie peut offrir de merveilles. Un garçon livré aux instincts d’hommes dépravés qui les utilisent comme des objets, des choses malléables que l’on martyrise. 

 

«Il n’était pas rare que nous ayons le corps couvert d’ecchymoses et de morsures, particulièrement sur les cuisses et le bas ventre.» (p.9)

 

À noter que Daniel Gagnon-Barbeau n’emploie jamais le «je» dans sa narration et échappe ainsi à la tentation du drame personnel. Le «nous» permet d’englober le sort et les agressions subies par tous les jeunes qui ont été brutalisés par des adultes qui ont satisfait leurs fantasmes en tuant l’enfance et saccageant l’innocence.

 

DÉTRESSE

 

Un récit qui vous glace le sang et réussit à vous faire vivre la désespérance et la détresse de ces jeunes garçons que l’on traite comme des esclaves. Tous réduits au silence, sans jamais avoir le droit d’ouvrir la bouche ou de se plaindre. La loi de l’omerta pour que tout continue, que tout recommence jour après jour. Chaque phrase vous tourne à l’envers, vous donne envie de brailler. Comment des humains peuvent-ils descendre si bas?

 

«Certains d’entre nous ont connu une vie toute brève et sont morts avant de pouvoir parler. D’autres ont survécu, terrorisés et réduits au silence à jamais par leurs cauchemars et leurs maladies chroniques.» (p.11)

 

Comment garder confiance dans un monde qui se referme comme une huître, où le mutisme étouffe, où le cri, la parole et le hurlement sont interdits? Comment espérer un avenir où il est possible de rire, de s’amuser, de jouer, de s’inventer des rêves et des amitiés? Comment imaginer que la vie peut être différente, belle, heureuse avec des mains qui savent ce que sont les caresses et la tendresse?

 

«Aujourd’hui nous avons l’impression de revenir d’entre les morts, et nous nous demandons comment cela a pu arriver, comment nous avons pu réussir à survivre à ce monde tyrannique de bouches et de sexes voraces.» (p.13)

 


ÉCRITURE

 

Daniel Gagnon-Barbeau s’accroche aux mots avec un désir qui tient du désespoir. Il faut tout dire, tout dénoncer, tout décrire pour se débarrasser de l’abjecte et de la douleur, pour refaire surface dans et par les phrases. Mais comment exprimer ce qui ne se dit pas, comment peindre l’inavouable et l’impossible? Écrire pour respirer, pour se faire un petit espace dans sa tête et faire éclater la vérité au grand jour comme une grenade qu’on lance dans la foule. 

 

«En 2003, j’ai obtenu de la Cour supérieure du Québec une citation à comparaître contre mon père pour abus sexuels sur moi enfant. J’ai dû faire ce qu’on appelle “une plainte privée”, car la police et le procureur avaient refusé de m’entendre, protégeant toujours exagérément la réputation des abuseurs. Ma famille m’a ostracisé. C’est dire les difficultés que les victimes d’abus sexuels doivent affronter. Il n’y a pas eu de procès.» (p.110)

 

Révolté, les poings serrés, j’ai refermé ce témoignage désarmant. Comment cela est-il possible? Comment cela peut-il arriver dans une société que l’on déclare civilisée?

Cette complainte est le chant le plus terrible que j’ai pu parcourir au cours des dernières années. 

Je crois que vous ne serez pas nombreux à réagir ou à vous risquer Dans les ténèbres de l’omerta. Je vous connais mes lecteurs. Vous n’aimez pas ce genre de témoignage. Je vous comprends, mais nous devons savoir, entendre ceux et celles qui osent prendre la parole, dénoncer, accuser et décrire une enfance où tout leur a été enlevé. 

Il a fallu une immense détermination à Daniel Gagnon-Barbeau pour plonger dans cette entreprise qu’il a illustrée avec des éclaboussures à l’encre noire, des taches, des visages grugés, rongés, mordus et défaits, inquiétants et farouches, flottants entre la vie et la mort. 

Quel courage a cet écrivain et peintre touché à l’âme et dans son intelligence! Nous avons le devoir de l’entendre et surtout d’écouter sa détresse d’adulte qui reste fragile, si émouvant et vrai. Daniel Gagnon-Barbeau doit se débattre toutes les nuits dans des cauchemars qui le hantent. Il faut lui souhaiter des moments d’apaisement après cette confession qui a dû le laisser la tête vide et le corps épuisé. Voilà un écrivain de courage et de paroles. Un rescapé, un humain digne et admirable qui a vécu l’enfer.

 

GAGNON-BARBEAU DANIELDans les ténèbres de l’omerta, Éditions du Sémaphore, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/dans-les-tenebres-de-lomerta/ 

jeudi 11 mai 2023

MONSIEUR ARCHAMBAULT ME BOULEVERSE

J’AI TERMINÉ votre tout nouveau récit, Monsieur Archambault, avec un pincement au cœur. Comme si, dans le dernier paragraphe de La candeur du patriarche, vous me faisiez vos adieux. Je suis resté immobile, fixant les mots sans vraiment les voir. Oui, le regard brouillé, incapable de tourner la page. Bien sûr, il faut s’attendre à tout avec vous, Monsieur Archambault. Vous êtes né le 19 septembre 1933, tout juste avant la Deuxième Guerre mondiale et les horreurs du nazisme. Vous avez connu la mainmise de l’Église sur la vie de tous les bons Québécois de l’époque, Duplessis, sa mort, le 7 septembre 1959, la Révolution tranquille, l’arrivée de René Lévesque et la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976, les deux référendums sur l’indépendance du Québec et quoi encore. L’éclosion de la littérature québécoise, l’émergence d’écrivains importants et singuliers. Véritable témoin de l’histoire contemporaine, vous vous seriez bien passé de l’invasion de l’Ukraine et la perte de droits durement gagnés pour nombre de femmes partout dans le monde. Sans compter la fragmentation et la division des populations aux États-Unis, avec la folie d’un certain Donald. 

 

Il est vrai qu’à 90 ans, la route est beaucoup plus longue derrière que devant. Monsieur Archambault, vous êtes le premier à le savoir avec votre lucidité exemplaire. Vous le répétez dans La candeur du patriarche. Voilà peut-être votre dernière publication. Vous ne pouvez miser sur l’avenir et encore moins vous projeter dans le temps et l’espace. Ça me fait un coup au cœur d’écrire ça. Je souhaite tant un nouveau récit de vous, Monsieur Archambault, pour le parcourir le plus lentement possible, un de plus et encore un autre pour caresser chacun de vos mots et de vos phrases, m’arrêtant pour avaler une gorgée de café ou revenir sur une de vos affirmations. Je ne vous lis pas vraiment Monsieur Archambault, je flâne dans vos paragraphes, je rêve, je souris et je vous accompagne. 

Je vous écoutais dernièrement à l’émission de Stanley Péan qui a la bonne idée de vous inviter de temps en temps pour parler de musique et un peu de vos livres. Votre voix me plonge dans le temps. Je l’ai déjà écrit, j’étais un de vos fidèles à la radio et j’ai passé des nuits avec vous. Je me souviens particulièrement de l’aventure Lester Young. Des heures uniques, que la radio ne se permet plus ou n’ose plus imaginer. 

Voilà le paragraphe qui m’a figé et causé tant d’émotion. Je vous le murmure à l’oreille, Monsieur Archambault, espérant ne pas vous agacer.

 

«Je n’ai vraiment pas tout dit. Persuadé qu’un écrivain ne peut parler que de lui-même, j’aurai tenté à ma façon de proposer quelques pistes. Est-ce exagérer que de souhaiter quitter sans trop de complications un monde qui n’a jamais cessé pour bien longtemps de me paraître étrange, absurde et par moments fascinants?

Bon vent, Gustave!» (p.102)

 

Le Gustave en question est votre arrière-petit-fils à qui vous dites de faire sa vie comme il l’entend et surtout, de ne pas se laisser rabâcher les oreilles par le vieil homme que vous êtes devenu et qui refuse de prodiguer des conseils. Non, la sagesse n’est pas un don qui vient avec l’âge. Il y a des vieux cons et des jeunes étourdis, vous le savez.

 

CHANGEMENTS

 

Bien sûr, la vie et toutes les activités quotidiennes recroquevillent quand on a 90 ans. Le marcheur que vous étiez, Monsieur Archambault, doit se contenter maintenant de petites promenades autour de son immeuble. Vous avez le pas un peu hésitant et vous allez avec votre canne. Malicieux, vous choisissez vos parcours avec des bancs, pour des escales et y somnoler un instant. 

Même qu’en faisant une sieste sur votre balcon, un voisin vous a cru mort. Vous avez été réveillé par des pompiers et des infirmières qui ont déployé toute une panoplie de questions pour vérifier si vous étiez là, si vous saviez qui vous étiez. La date, l’heure, le jour, votre nom et votre prénom. Ils étaient prêts à vous expédier à l’hôpital pour subir une batterie de tests comme si c’était un crime de somnoler en plein air. Je vous rassure. Je me serais retrouvé souvent à l’urgence parce que j’ai la bonne habitude de siester sur ma terrasse ou encore sur la plage pendant l’été. Dormir dehors s’avère un sport risqué en ville. Monsieur Archambault, je vous invite à venir près du lac Saint-Jean. Nous pourrons nous allonger à l’abri des grands pins, sans être dérangés.

 

«Je ne comprends toujours pas pourquoi on s’énerve tant à mon sujet. Ai-je déjà l’air d’un homme à l’agonie? Je peux m’estimer chanceux, prétendent les jeunes femmes, d’avoir de si bons voisins. Mais des habitants de l’immeuble d’en face, je ne connais qu’une seule personne. Est-ce elle qui a sonné l’alarme, croyant qu’il y avait péril en la demeure? Le lendemain, elle m’a appris qu’il n’en était rien. Mais qui alors? Je ne l’ai jamais su.» (p.21)

 

Bien sûr, en prenant de l’âge, le vide se fait autour de vous. Je ne suis pas si avancé dans l’aventure de la vie humaine, Monsieur Archambault, mais beaucoup de mes amis ont disparu en laissant des espaces difficiles à combler. C’est peut-être cela le pire du vieillissement. L’impression que les proches et les connaissances s’évanouissent et que ceux et celles qui étaient des compagnons de route vous abandonnent. Des morts subites, attendues parce que la maladie est là depuis des années.

 

AMIS

 

Monsieur Archambault, vous avez perdu des compagnons très proches, des confidents, des camarades, des frères en quelque sorte. François Ricard et Jacques Brault étaient de ceux-là. Je comprends et sympathise.

 

«Quand Jacques Godbout m’a annoncé au téléphone la mort de François Ricard, j’ai eu le sentiment d’une profonde injustice. Pourquoi lui? Cet homme était pour moi l’incarnation rêvée de l’amitié. Je ne pouvais oublier qu’un cancer tenace le rongeait, mais j’avais toujours cru qu’il s’en sortirait.» (p.28)

 

Et les jours se suivent, assez semblables, sans heurts et sans soubresauts avec ses petites tâches, ses habitudes où vous discutez avec votre femme Lise décédée depuis une douzaine d’années. Les occupations quotidiennes sont de plus en plus épuisantes et exigeantes. Ce qui se faisait sans penser, machinalement il n’y a pas si longtemps, demande un effort maintenant. Vous écrivez, taquinez les mots, effleurant les touches de votre clavier, le seul bruit qui prouve que vous êtes toujours là dans votre appartement. Vous relisez certains auteurs, ou, sur un coup de tête, vous vous envolez vers Paris pour vous installer dans un quartier que vous aimez. Une petite promenade. Et une terrasse vous attend. Vous souriez et rêvez en prenant votre verre de muscadet.

Il y a aussi vos rencontres avec vos enfants et petits-enfants. Vous n’en ratez pas une et vous devenez celui qui écoute, se garde bien de faire la leçon aux jeunes qui foncent dans la vie avec une belle confiance. 

Nous étions ainsi à vingt ans. Nous partagions la certitude de pouvoir tout changer et d’être capable de tout faire même si je trimbalais bien des hésitations et des craintes dans mes bagages. Comme vous, Monsieur Archambault.

 

RÔLE

 

C’est bon de vous voir refuser le rôle du vieux sage, de celui qui, parce qu’il a duré plus longtemps que tous, donne des leçons à ceux qui suivent. Ce n’est pas votre cas, heureusement. 

 

«Est-ce à cause de cela ou est-ce à cause de mon âge, depuis quelques années, on semble s’attendre à ce que je sois devenu une sorte de vieux sage. J’en ai l’âge après tout. Pourtant je n’ai aucune disposition pour ce rôle.» (p.61)

 

Que dire à mon petit-fils qui amorce une carrière de journaliste? Le métier n’est plus celui que j’ai pratiqué avec bonheur et enthousiasme. Ce journal de papier que j’aimais tant et que je lisais en sortant du lit a disparu ou presque. Et les plateformes qu’Alexis devra utiliser me sont inconnues.

Vous écrivez, faites la sieste, effectuez de petites promenades, vous attardez un peu quand le temps et le soleil le permettent, regardez autour de vous les gens qui se précipitent. C’est peut-être que vous ralentissez Monsieur Archambault, que vous avez le pas moins vif, que tout semble aspirer par la vitesse. Malgré tout, vous êtes notre éclaireur, celui qui va devant, il ne faut pas l’oublier.

Vous n’avez plus la cadence, la main sûre et le verbe haut. Vous devenez un regard et un témoin d’un monde qui court vers la catastrophe avec les changements climatiques. Heureusement, il reste l’écriture pour vous comme pour moi, ce fil qui nous rattache encore à quelques fidèles qui nous accompagnent dans nos petites audaces. Mes lecteurs, Monsieur Archambault, tout comme les vôtres, j’imagine, défilent de plus en plus dans les pages nécrologiques. 

 

HUMAIN

 

Encore une fois, c’est l’humain qui me fascine chez vous Monsieur Archambault, celui qui me parle à l’oreille, se moque de ses prétentions, de la renommée, de la célébrité qu’apportent les livres. Vous vous amusez quand un lecteur enthousiaste vous qualifie de génie. Bien sûr que cela vous fait plaisir, avouez-le. ! 

Monsieur Archambault, j’espère encore flâner dans un de vos récits. Ce serait une belle manière de fêter vos cent ans. 

Je ne vous connais pas personnellement, à peine. Vous êtes venu une fois à la maison, du temps que nous habitions Jonquière. Ce devait être pour un festival ou un salon du livre, je ne me souviens plus. Dominique Blondeau était là, la terrible discrète qui a disparu sans prévenir personne, partie comme une voleuse, comme on prend la fuite pour entrer dans la clandestinité. Je n’avais pas eu la chance de discuter avec vous parce que je devais aller à La Doré. Ma mère venait de décéder à 94 ans. 

Une belle occasion ratée. 

Heureusement, il y a eu la radio pour garder contact avec vous et vos publications. Monsieur Archambault, vous êtes dans ma vie depuis si longtemps que je ne peux imaginer votre départ. Pas encore, pas maintenant. Un autre livre, il faut me le jurer. Et vous n’êtes pas pressé de vous trouver un petit appartement rue de l’Éternité. 

 

ARCHAMBAULT GILLESLa candeur du patriarche, Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/candeur-patriarche-3983.html 

samedi 6 mai 2023

LA GRANDE ÉPOPÉE D’EMMA HOOPER

COMMENT prévoir où va Emma Hooper d’un livre à l’autre, même si un souffle de liberté porte ses histoires? Un élan qui s’incarne dans une migration des personnages qui parcourent de très longues distances, traversent un continent aussi. Dans Etta et Otto, Etta part de l’Ouest canadien et marche vers les Maritimes pour voir enfin la mer. Un véritable chemin de Compostelle où elle se découvre autant qu’elle s’émerveille devant des lieux et des gens qui lui viennent en aide. Oui, Emma Hooper a de la suite dans les idées. Dans N’ayons pas peur du ciel, des sœurs, elles sont neuf à la naissance, sept rescapées adoptées dans les villages voisins de la résidence du gouverneur romain. Les filles grandissent en grâce et en expérience comme tous les enfants des alentours qui participent aux travaux de leur famille. Elles cueillent des citrons, grimpent aux arbres, rêvassent surtout, voient loin, imaginent qu’elles partent, qu’elles traversent tout un pays et gagnent leur liberté.

 

Voilà un roman étrange pour ne pas dire étonnant. Emma Hooper déroute par le choix de l’époque où elle entraîne le lecteur. J’ai dû faire un bond dans le temps pour plonger dans l’empire de Rome qui dominait le monde à ce moment-là, soit toute l’Europe et une partie du nord de l’Afrique. Une nouvelle croyance religieuse, le christianisme, menace alors les fondements de la société et les convertis sont persécutés par les autorités, massacrés, arrêtés et livrés aux bêtes dans les arènes pendant certaines fêtes populaires. 

L’écrivaine s’est inspirée de la vie de sainte Quiteria, qui a vécu au siècle premier, soit aux environs de l’an 180 après Jésus-Christ, dans ce qui est maintenant le Portugal. La légende veut qu’elles fussent neuf sœurs à la naissance. Neuf filles. La mère, craignant la réaction de son entourage et de son mari (pareille prolifération ne pouvait être que l’œuvre du diable) donne l’ordre à sa servante de les noyer dans le ruisseau. Cyllia prend pitié des bébés et les confie aux femmes des villages voisins. Elles grandiront dans la nouvelle foi chrétienne. Bien sûr, nous avons là la trame du récit de Hooper, mais la romancière prend ses distances comme on s’en doute avec les faits et les légendes. Elle nous plonge dans une véritable histoire d’aventures aux accents contemporains. 

 

«Je savais que nous étions sœurs, nous le savions toutes, même si nous vivions avec des familles différentes. Mêmes yeux, même nez même genoux mêmes cheveux même peau, nos parents adoptifs n’auraient pas pu nous le cacher même s’ils l’avaient voulu. Mais ils ne le voulaient pas, ils s’en fichaient, en fait, tant que nous travaillions aussi fort que leurs vrais enfants et que nous ne mangions pas plus qu’eux.» (p.27)

 

Tous savent qui elles sont. Plus tard, les soldats finissent par les rattraper et les ramener à la maison du père où la vie est beaucoup plus facile. 

Ce dernier, gouverneur d’une province, représentant de Rome, est toujours parti au loin pour livrer bataille aux barbares qui ne cessent de combattre pour leur liberté et menacent les frontières de l’empire. 

 

LIBERTÉ

 

Toutes pourraient s’abandonner au confort de la maison du gouverneur, mais Quiteria s’ennuie, ne sait que faire de cette vie oisive, ne cesse de rêver de partir, de vivre autrement, libre de ses gestes et de ses occupations. La broderie et le travail du filage de la laine ne la passionnent guère. Elle s’entraîne au maniement des armes avec un jeune soldat qui lui enseigne tout ce qu’il connaît de l’art de la guerre. 

Et arrive le moment où leur père organise les mariages comme cela se faisait à l’époque avec des fils de bonne famille, de dignes Romains. Quiteria refuse d’être donnée à un homme et, avec deux de ses sœurs, quitte le pays de la poussière, la terre de la sécheresse et du sable pour celui de l’eau, celui de la vie autonome, peut-être aussi celui des barbares. Elles s’arrêtent près d’une rivière qui ne se tarit jamais. Le lieu séduit les filles. Elles s’installent dans un endroit où elles peuvent respirer et se reposer. 

Quiteria utilise sa connaissance des armes pour effectuer des razzias dans les alentours, délivrant des chrétiens et leur rendant leur liberté. Elle mène alors la vie d’une combattante, d’une rebelle, d’un chef de clan et multiplie les attaques, se frotte aux soldats romains, devenant une paria qui doit continuellement être sur ses gardes. 

 

«Ainsi donc, on était des criminelles. Officiellement. On ne pouvait savoir s’il était illégal de se sauver de notre père et de ses plans de mariage, on ne pouvait pas savoir si l’on était déjà, dans les faits, des criminelles, mais maintenant qu’on avait volé, on était indiscutablement, forcément des criminelles. Ce n’était pas difficile. C’était aussi facile que de détacher la chair d’une olive, que de souffler la poussière sur une roche sèche.» (p.196)

 

Les sœurs, du moins celles qui ont pris la fuite pour se soustraire au mariage, deviennent de farouches guerrières et multiplient les expéditions pour libérer les hommes et les femmes persécutés pour leur croyance. Elles reviennent souvent mal en point. Pas facile la vie de guérilla et de rebelle. 

Quiteria lutte pour la liberté de penser et d’être, la responsabilité de son corps, de ses actes, de ses désirs et de ses convictions. Surtout, elle échappe au joug d’un époux qui lui est imposé et de l’obligation de faire des enfants. 

Je me suis retrouvé au cœur d’une histoire fascinante. Je ne voulais plus lâcher ce récit traduit si bellement de l’anglais avec toute sa musique par Dominique Fortier. Un travail admirable.

 

VERSIONS

 

Chacune des jumelles devient narratrice et donne sa version des faits, raconte son expérience. Neuf grands segments qui portent le nom des neuf filles. Cette approche accentue la notion de liberté si importante qui va dans toutes les directions. En cela, les sœurs prennent leur distance avec le dogme et les croyances religieuses qui dictent tous les gestes et les rites. L’indépendance, c’est pouvoir aussi et le devoir de faire le récit de sa vie selon son point de vue tout en respectant celui de l’autre. 

Toutes ont droit de parole.

L’écriture de ce roman devient une véritable mélodie avec ses refrains, ses redites, ses musiques, ses rythmes et ses cadences. Une langue magnifique que Dominique Fortier porte avec bonheur et grand talent. Un phrasé singulier, envoûtant qui m’a rappelé par instants, les chants et les litanies que nous répétions dans mon enfance, surtout pendant la période de Pâques où toutes les familles de la paroisse devaient se relayer dans l’église pour veiller le Saint-Sacrement. Ça ne doit pas dire grand-chose aux jeunes ces histoires religieuses. L’ordre alphabétique de nos noms voulait que je sois de garde souvent très tard dans la nuit.

 

«S’il y a un dieu de l’eau, un dieu de tout, qui est avec tout et tout le monde, toujours, et bon, désireux d’aider, désirant le meilleur, comme un père, désirant silencieusement, désespérément le meilleur, comme un père, alors sûrement il permettrait que le temps soit semblable à l’eau. Que le temps puisse s’écouler à l’envers, parfois, comme lorsque les pluies tombent soudainement, sans avertissement, puissantes. Ça n’arrive pas très souvent, presque jamais, mais ça arrive parfois, et la pluie arrive vite et fort et aussi drue que le sable, et alors dans les rivières, les ruisseaux, l’eau coule à l’envers, coule dans l’autre sens, et à ces moments-là, aussi rarement que dans ces instants, ce dieu serait là, toujours là, et vous laisserait chevaucher à rebours, plonger et revenir en arrière, un retour surnaturel, de l’été au printemps, et vous laisserait essayer encore. Juste une fois. Aussi rare qu’une rivière à l’envers. C’est ce que je pensais, ce que je croyais.» (p.187)

 

Emma Hooper poursuit une quête qui s’incarne dans le mouvement, la course, l’envolée presque, l’aventure et l’exploration de terres étrangères. 

Que dire de plus de ce grand poème épique qui nous pousse dans une époque lointaine, mais tellement familière? Et la lutte pour la liberté de conscience, autant que le combat pour l’égalité des femmes et des hommes échappe au temps et reste d’une actualité brûlante. Je songe à toutes celles qui sont emprisonnées dans leurs vêtements, voilées, confinées à la maison et empêchées d’étudier à l’université. Il n’y a qu’à lire les journaux et écouter les nouvelles pour comprendre que des droits acquis, des libertés que nous imaginions immuables, sont en danger. 

Voilà un grand chant de libération que scande Emma Hooper avec une voix singulière. Alto s’est surpassé pour ce nouveau volume de madame Hooper. La maison d’édition présente un objet magnifique qui contribue encore plus à aimer le travail de cette romancière et musicienne née à Edmonton. L’écrivaine est aussi violoniste et joue dans un quatuor à cordes. Je dirais que ça s’entend et se constate en parcourant cet ouvrage orchestré comme une partition. Un bonheur de lecture.

 

HOOPER EMMAN’ayons pas peur du ciel, Édtions Alto, Québec, 448 pages. Traduction de l’anglais au français par Dominique Fortier.

https://editionsalto.com/livres/nayons-pas-peur-du-ciel/

mercredi 26 avril 2023

VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET DE RETOUR

J’AI BEAUCOUP aimé le premier roman de Virginie Blanchette Doucet, 117 Nord, publié en 2016. Une histoire qui oscillait entre l’Abitibi, le lieu des origines et Montréal. Un tourbillon pendant un certain temps avant de se poser tout doucement. Une migration se fait toujours de cette façon, surtout quand on bouge à l’intérieur de ses frontières. Le mal du pays secouait souvent Maude qui revenait en Abitibi, roulait pendant des heures dans le parc de La Vérendrye afin de retrouver Francis, un monde qui s’effilochait. La jeune femme dérivait dans sa tête et dans son corps. Comment ne pas penser à Victor-Lévy Beaulieu? Plusieurs de ses personnages ne cessent d’aller et venir entre Montréal et Trois-Pistoles. Cette fois encore, les héros de Virginie Blanchette Doucet sont des migrants, des perdus qui ne restent pas en place et cherchent un coin où ils pourront respirer. C’est le cas de Neil. Il a quitté son lointain Manitoba pour fuir, pour oublier certainement, pour se refaire une vie. En route, il a croisé Judith et ils ne se sont plus lâchés. Cela n’empêchera pas les descendants de revenir dans la maison du grand-père Dave pour comprendre l’histoire de cette famille qui hante un peu tout le monde. Roman de dépossession, de quête qui nous pousse dans les grands vents qui portent les migrateurs du Nord au Sud et peut-être aussi l’inverse. 

 

Un lourd passé, un père attentif et la mère de Neil qui a connu un destin tragique. Une femme qui ne s’est jamais occupée de son fils, happée par un étrange mal qui la faisait s’enfuir, boire, sillonner son coin de pays, tenter de toucher une liberté qui ne cessait de fuir devant elle. Qu’il le veuille ou non, Neil est marqué par son enfance, la disparition d’Alana qui l’a traumatisé. Il part pour oublier certainement, pour contrer une fatalité atavique qui risque de l’étouffer et de le pousser dans les pires excès. Pour sortir de soi surtout, échapper à ce drame familial qu’il ne peut chasser de son esprit. L’homme va à grandes enjambées, vers le bout du monde, dans un pays qui devient l’envers de son lieu d’origine. Ostéopathe, il peut guérir les corps, mais il en est autrement des blessures de mémoire, celles que l’on cicatrise dans un terrible et lent processus. Bien plus, Neil et Judith accueillent des éclopés dans leur ranch, le temps d’une convalescence. C’est le cas de Leslie. Arrivée avec un mal à la hanche, elle n’est jamais repartie. Elle est devenue en quelque sorte un membre de la famille tout en restant particulièrement discrète.

 

«Neil ne laisse rien dans son assiette qui soit comestible. Il s’empiffre, gobe les yeux de la truite en claquant la langue, fait craquer sous ses dents les nageoires. Combien de verres a-t-il bus avant de revenir? Judith voit à quel point Leslie est fascinée par l’appétit de Neil. Elle aussi, ça l’attire, cette voracité. C’est son mari. Il parle et il mange comme il respire. Il avale l’espace. Alyssia, Ivan sont comme lui.» (p.23)

 

L’alcool, une fatalité héréditaire qui a emporté la mère de Neil. Tout comme Neil qui vide verre après verre, tente peut-être de noyer un souvenir ou un mal-être qui n’est jamais loin. 

 

QUÊTE

 

Des dévoreurs, de mère en fils et en fille. Des mangeurs d’espace qui ne peuvent s’empêcher de bouger. Ils sont là le matin, et, où seront-ils le soir? Des instables comme la mère de Neil qui fuyait pour revenir au milieu de la nuit, plus morte que vivante. Fascinée par cette route qui finira par la tuer, qui happera Neil qui s’est arrêté dans l’envers de son monde. Elle saisira aussi Alyssia qui fera le chemin inverse pour passer de longues semaines près de son grand-père afin de comprendre peut-être les pulsions qu’elle sent en elle. Tout comme sa grand-mère Alana qui ne pouvait tolérer les contraintes, le servage que demande un enfant. Il y a une rage, une révolte dans ces femmes qui risquent de frapper comme un ouragan qui emporte tout. Un mal de l’âme héréditaire qu’il est à peu près impossible de combattre et de maîtriser, sauf par le mouvement, la folle tentative de sortir de soi, pour s’arracher au tourbillon en devenant soi-même une tornade inépuisable. 

 

«Elle l’admire cette femme, sans l’avoir jamais rencontrée. Alyssia aime ce qui s’est transmis d’Alana en elle. Cette façon de vouloir tout faire, tout voir, de ne jamais s’arrêter. Alyssia, contrairement à Dave, veut de cette intensité dans sa vie. Et savoir la vérité, contrairement à Neil. Son père vit confortablement dans les méandres de son imaginaire, mais Alyssia brûle d’envie de savoir. Après quelques mois chez Dave, il est évident pour la jeune femme que son grand-père retient certaines informations.» (p.187)

 

Des instables, des possédés, je dirais, acceptant difficilement les scénarios du quotidien et qui cherchent à bondir dans une autre dimension. Ils refusent les habitudes, les gestes répétitifs qui finissent par vous avaler et vous anesthésier. C’est certainement ce que souhaitait fuir Alana en buvant tout ce qu’elle pouvait pour noyer le feu en elle, se laissant emporter par les méandres des routes et les chemins du Manitoba qui vont partout et nulle part. Comme quoi, on a beau s’étourdir, on ne réussit jamais à s’échapper de soi.

Un roman intense, râpeux, fascinant et bousculant. Les héritiers d’Alana et de Dave sont habités par des démons. Ils doivent bouger, pour s’arracher à soi et à la succession des jours, pour secouer tous les enfermements et les obligations. C’est le cas d’Alyssia, de son fils Ivan, dont elle ne s’est à peu près jamais occupée, laissant la tâche à ses grands-parents qui finira sur la route comme sa grand-mère. 


J’ai eu l’impression de marcher sur une corde raide. Tout comme Leslie qui refait sans cesse un parcours périlleux et changeant sur la rivière Hakoho, elle qui ne peut oublier qu’elle a été chassée de sa communauté. Une force l’attire et elle tentera le tout pour le tout. Comme si le danger, le risque était plus fascinant que l’amour, le quotidien rempli de gestes simples, mais combien importants. 

Virginie Blanchette Doucet nous pousse dans des situations où tout peut basculer. Les personnages s’en sortent souvent, parfois non. L’alcool est omniprésent, nécessaire pour l’apaisement, pour traverser les heures, aller vers une histoire autre, pour échapper à la grisaille, faire de ses jours une aventure et un exploit en quelque sorte. Les héritiers d’Alana sont habités par une fureur qui m’a fait penser aux héros d’Erskine Caldwell qui, dépossédés et errants, foncent comme des désespérés à toute vitesse sur les routes, risquant leur vie à chaque courbe.

 

L’EXTRÊME

 

Des hommes et des femmes habités par des flammes, une intensité qui les brûlent et fascinent ceux et celles qui les côtoient. Judith est subjuguée par Neil et Alyssia tente de faire basculer sa vie, négligeant Ivan qui ne peut être qu’une entrave. Des passionnés, des porteurs d’orages et de tempêtes qui risquent de se heurter à la mort, à une fatalité qu’ils ne peuvent mettre au pas. 

Les champs penchés vous emporte comme le souffle d’un grand vent qui soulève la poussière dans une plaine trop sèche, où la neige qui efface tous les espaces du Manitoba, des personnages qui déstabilisent leurs leurs, laissent des souvenirs que l’on tait, que l’on voudrait oublier, mais qui finissent toujours par refaire surface. C’est le cas d’Alana qui fascinera sa petite-fille Alyssia qui aime se confronter avec la vérité pour mieux saisir les élans qui la bousculent et dérangent. 

 

«Alyssia comprend de tout ça qu’il est surtout important de se défendre, dans la vie. Dans les soirées alcoolisées d’Alana jeune adulte comme dans sa fuite définitive, dont il lui semble chaque fois se rapprocher un peu plus, Alyssia voit une forme de liberté, entière, pas volée à personne. Cette liberté l’inspire, la soulève. Si sa grand-mère pouvait se sortir de tout, à son époque, résister à l’envie de revenir sur ses pas, Alyssia aussi ira là où elle voudra aller, quand elle le voudra.» (p.189)

 

La rebelle, la belliqueuse, celle qui refusait toutes les contraintes est morte de la façon la plus banale qui soit, dans son auto alors qu’elle était saoule. Ivan répétera le geste. 

Les héros trébuchent souvent, se noient dans les remous d’une rivière dans un moment d’inattention ou quand ils cherchent à se faufiler au-delà des forces humaines pour se prouver qu’ils sont indestructibles et capables de tout, d’échapper à la lourdeur et la pesanteur qui occupent la plupart des vivants. Je suis sorti ébranlé de cette histoire pleine d’excès, de fuites, de colère et de rage. 

Oui, les géants meurent de façon tragique et il n’y a rien de bien glorieux à perdre la vie dans une carcasse de tôle et de caoutchouc, derrière un volant où l’on s’est imaginé un court instant que l’on pouvait se soustraire à l’attraction terrestre. Tout comme on peut danser sur les remous d’une rivière avant que les vagues ne se redressent pour vous avaler. 

 

BLANCHETTE DOUCET VIRGINIELes champs penchés. Éditions du Boréal, 2023, 312 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-champs-penches-3958.html 

mercredi 19 avril 2023

LISE DEMERS RESTE TRÈS PERTINENTE

LISE DEMERS raconte, dans l’avant-propos de son roman Le poids des choses ordinaires, qu’il y a vingt ans, pas une maison d’édition n’avait voulu de son manuscrit à la fois politique et contestataire. Un ouvrage qui nous plonge dans les coulisses du gouvernement et de l’enseignement supérieur, qui permet de suivre les manœuvres que certains individus sont prêts à faire pour atteindre les plus hauts sommets. Le pouvoir est un aimant puissant qui finit par piéger à peu près tout le monde, même ceux qui désirent changer les façons de faire en restant intègre et fidèles à leurs principes. Un ministre sur son déclin, redresseur de torts dans sa jeunesse, un professeur d’université qui a su se faufiler dans toutes les instances de l’état, un journaliste sans compromis, une comédienne célèbre devenue une icône, voilà les personnages qui se croisent, se confrontent, s’aident, s’aiment et s’accompagnent pour le meilleur et le pire dans cette histoire pleine de rebondissements. C’était il y a vingt ans, c’est aujourd’hui et demain.

 

Ça ne m’étonne guère que l’on ait refusé ce manuscrit, il y a vingt ans, parce que les éditeurs du Québec se sont toujours montrés frileux en ce qui concerne les questions politiques et les contestations sociales et ouvrières. Et ce n’est pas d’hier. Historiquement, rappelons le sort réservé à Marie Calumet de Rodolphe Girard, à La Scouine d’Albert Laberge ou encore au roman de Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés. On peut ajouter à cette liste Pierre Gélinas. Les vivants, les morts et les autres a été ostracisé et banni en 1959 à cause de son incursion dans les coulisses du syndicalisme et des militants communistes. 

La vie de ces audacieux, la plupart des journalistes, est devenue un enfer après la parution de leurs ouvrages. Ils ont perdu leur emploi et certains ont dû s’exiler pour survivre. Le clergé les avait marqués au fer rouge et quand un évêque lançait un anathème contre une publication au début du siècle dernier, c’était la misère assurée pour son auteur. Une bien triste histoire pour ces écrivains qui osaient s’aventurer dans la marge et montrer les travers et certaines habitudes des Québécois d’alors ou des Canadiens français. 

 

FICTION ET POLITIQUE

 

Tout comme il est difficile de mettre la main sur les ouvrages qui font revivre les grands événements qui ont secoué notre société et qui l’ont traumatisée jusqu’à un certain point. Je pense à la révolte des patriotes de 1837 qui n’a guère trouvé d’échos à l’époque dans notre milieu fictionnel. Curieusement, c’est un Français bien connu, Jules Verne qui a traité de cette insurrection dans Famille-sans-nom publié en 1889, un roman qui nous plonge dans cette révolte. L’auteur de Voyage au centre de la terre et du Tour du monde en 80 jours n’hésite pas à parler de génocide envers la population francophone du Canada. Il a fallu Louis Caron pour revenir sur cette période dans Les fils de la liberté. Cette trilogie s’attarde aux troubles de 1837, à la résistance de Louis Riel et des métis dans l’Ouest canadien en 1869, enfin à la crise d’Octobre en 1970. Les publications qui se penchent sur ces événements sont exceptionnelles. Et, qui s’est aventuré du côté du référendum de 1980 et 1996. 

Même de nos jours, les écrits littéraires abordent rarement de front les luttes pour la syndicalisation et l’indépendance du Québec. Bien sûr, on trouve certains ouvrages, mais mettre le doigt sur des histoires qui racontent ces périodes traumatisantes est peu fréquent. Peu d’auteurs ont l’audace d’un Louis Hamelin qui a replongé dans la crise d’Octobre avec La constellation du lynx. Des sujets qui demeurent un peu tabou et que l’on mentionne toujours du bout des lèvres en ressassant les clichés que les politiciens ont su nous enfoncer dans le cerveau. Si c’était l’Église qui agissait comme frein avant la Révolution tranquille, c’est maintenant certains chroniqueurs qui rendent ces sujets inoffensifs en répétant que cela n’intéresse plus personne. Pourtant… Et avec la dictature du «moi» et du «je» de plus en plus omniprésente dans les médias, on ne risque pas de voir cette tendance se modifier dans les années à venir. 

 

ÉDITIONS

 

Lise Demers face à ces refus et cette incompréhension a fondé les Éditions Sémaphore pour publier ce premier ouvrage de cette maison qui fête ses vingt ans cette année. Un texte dérangeant et particulièrement percutant. Un roman qui aborde la question identitaire des francophones du Québec, les concessions que les politiciens font devant les grandes puissances d’argent, les chercheurs universitaires qui se faufilent dans les coulisses du pouvoir pour rafler toutes les subventions et qui acceptent des montants importants des entreprises privées. Ils perdent ainsi toute autonomie et en arrivent à détourner la mission des institutions de haut savoir au profit des multinationales. Cette situation s’est répandue partout au cours des dernières années. Plus que jamais, ces sujets sont d’une actualité brûlante et il faudrait y ajouter le lobby des pétrolières et des GAFAM qui font la pluie et le beau temps dans notre monde des communications. C’est pourquoi l’idée de republier ce roman pour marquer les vingt ans de cette maison d’édition est un événement.

 

«Loin de s’immoler, Vincent avait abdiqué et sauvegardé sa réputation quelque peu amochée en remerciant certains de ses collaborateurs. Les moins impliqués dans l’affaire avaient écopé, les autres, aussi habiles organisateurs politiques que magouilleurs, avaient dégusté leurs marrons chauds. Paul Royer démissionna de son poste et devint conseiller juridique chez Valmont avant de prendre le contrôle de la compagnie. Vincent s’était tu, se découvrant un amour immodéré pour le jeu entre initiés. Son silence, solidarité ministérielle oblige, lui valut honneur et nouveau ministère.» (p.42)

 

Je songe à ces enquêtes que tous réclament à grands cris et qui accouchent de pétards mouillés. La Commission Charbonneau, par exemple, et le scandale des commandites qui ont fait échouer le référendum de 1995. Et ce n’est pas du côté américain que l’on peut se rassurer quand on voit les magouilles et les manœuvres d’un certain Donald. 

 

JEUNESSE

 

Le poids des choses ordinaires n’a pas pris une ride. Lise Demers n’hésitait pas à se faufiler dans les dessous de la politique, à décrire les stratagèmes de certains qui se ferment les yeux et se bouchent le nez, cautionnant des atrocités sans nom. 

Tout cela incarné par quatre amis d’enfance qui ont emprunté différents chemins pour se hisser dans les hautes sphères du pouvoir et de la recherche universitaire. Tous, sauf un, qui consacre sa vie à débusquer les manœuvres des élus. Un scribe qui dénonce les agissements des figures connues en pratiquant un journalisme d’enquête de plus en plus nécessaire et important dans notre information spectacle. Ces amis sont liés par un secret, un drame dont ils ont été témoins et des


complices d’une certaine façon, alors qu’ils étaient des adolescents. Une histoire qui les unit, les étouffe, fait en sorte qu’ils ferment les yeux la plupart du temps pour se protéger. Comme quoi certains événements peuvent vous marquer et orienter un parcours d’adulte. Heureusement qu’il y a Édouard, le journaliste, la conscience, l’incorruptible qui est là pour révéler les choses et briser ce pacte. La vérité finit par éclater et elle est horrible, mais les mystificateurs trouvent rapidement le moyen de s’en sortir et de rebondir. Personne n’est imputable dans le milieu politique et de la recherche.

La quête des faits masqués par les harangues et les mascarades que sont devenues les conférences de presse est encore et toujours une nécessité dans notre monde qui ressasse des mythes et des discours sur le progrès et la prospérité qui nous poussent vers la destruction de la planète. 

 

QUÊTE

 

Il y a les écrivains, heureusement, pour raconter des vérités que personne ne veut entendre, des idéalistes que l’on refuse dans les maisons d’édition, que l’on rejette du revers de la main parce qu’ils risquent de perturber et qui sait, peut-être de compromettre certaines subventions. Pire, les journalistes ne s’attardent que très rarement à ce genre d’ouvrage. Lise Demers a eu raison de s’entêter et de publier ce livre il y a vingt ans et c’est un devoir que de le ramener dans l’actualité même s’il n’y aura pas beaucoup de bruit autour de l’événement. Elle ne sera pas invitée à Tout le monde en parle et, encore moins, au spectacle de ce Monde à l’envers

Que ça fait du bien de lire ça dans une époque où l’humour est devenu une pandémie qui squatte tous nos médias! Lise Demers maintient cette petite flamme qui permet de communiquer en envoyant des signes lumineux qui nous guident. C’est heureux parce qu’il faut garder l’espoir, croire que l’on peut effleurer la vérité même si cela se fait le plus souvent dans la plus terrible des discrétions. Je ne peux que penser à cet opposant Vladimir Kara Mourza, dissident et opposant à la dictature de Poutine qui vient d’être condamné à vingt-cinq ans de prison. Le poids des choses ordinaires est une flamme qui indique que la littérature doit servir à dénoncer et à démasquer tous les mensonges, se dresser devant les manipulateurs. Oui, ces auteurs risquent de payer chèrement leur quête, mais ils doivent continuer. «Nulle part, aucun régime n’a jamais aimé ses grands écrivains, seulement les petits.» - Alexandre Soljenitsyne.

 

DEMERS LISELe poids des choses ordinaires, Éditions du Sémaphore, Montréal, 208 pages.

 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/le-poids-des-choses-ordinaires-2/