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mardi 6 juillet 2021

UNE BARBARIE QUI NE VEUT JAMAIS SE CALMER

VOILÀ UN TEXTE que j’ai mis du temps à lire parce que je savais que ça me bousculerait. Le livre a traîné ici et là dans la maison pour me rappeler que j’avais ce rendez-vous et que je ne pouvais me défiler. Le coeur en joue d’Hélène Lépine touche les femmes qui vivent la guerre et toutes les violences. Cette démence des attaques et des bombardements revient jour après jour dans l’actualité. Une fatalité contre laquelle nous demeurons sans voix. Le barbare n’est jamais loin et renaît de ses cendres chaque soir dans les bulletins de nouvelles. Immanquablement, nous finissons par détourner le regard. Le cœur en joue nous plonge dans la réalité des femmes de la Syrie, pays dévasté par la folie des hommes et une tragédie sans nom. Des roquettes, des cris, des assauts que subissent ces victimes impuissantes qui fuient comme des bêtes.

 

La poète a vu les murs troués, les ravages causés par les bombes. Elle a écouté et entendu les pierres qui peuvent parler, les hurlements de ces enfants qui ne savent plus où se terrer. Des femmes la hantent la nuit et viennent la secouer dans son corps et son esprit.

 

elles se glissent au plus près de ma couche, me croient endormie

 

leur fatigue s’allonge sur mon corps, pèse de tout son poids, je garde les yeux fermés

 

mes visiteuses dédient leurs silences, me confient des peines infinies (p.13)

 

Je me suis buté à la carapace de ces vers avant de me faufiler dans les failles. Les strophes flottent sur la page, se répandent pour former le recueil, résistent. J’ai secoué chaque mot pour en surprendre toutes leurs facettes. Dialogue improbable qui se fait entendre comme une prière, un chant qui monte de la terre.

Les hommes en armes ne cherchent que la mort, le sang et la destruction. Ils traquent la vie à coups de mortiers et les bombes tombent avec la pluie. Les femmes évitent ces guerriers pour protéger les enfants et leurs corps. Parce qu’elles sont d’abord les victimes des avancées de ces militaires. Toujours errantes, dépouillées, impuissantes, elles fuient la peur au ventre dans des jours et des nuits qui s’étirent comme des siècles. 

 

LONG POÈME

 

Les murs de Damas vus par Dima Karout lui servent de guide, des éclats de voix ici et là et des visages s’imposent. Les assiégées s’éloignent avec les petits, fuient dans l’exil, toujours à la merci des guerriers qui s’embusquent partout.

 

gros plan sur la mer à l’écran, les barques tanguent, les vagues 

lèchent leurs flancs

 

des frères migrants ont pris le large pour une odyssée sans poète

 

elle suit des yeux leur flottille de misère (p.30)

 

Ces âmes errantes vont et viennent sans savoir où elles échoueront, sans avoir de destinations. Y a-t-il un demain au-delà de la mer et des images qui défilent sans cesse dans les bulletins télévisées? Comment vivre et survivre dans un pays où la mort colle à la pluie, où les gaz rampent sous les portes pour sauter à la gorge des petits

 

hier, sa jeune voisine ligotée à un arbre, dos vierge que râpe le

tronc, seins criblés de crachats

 

Myriam violée au glaive moite

 

elle n’a pas su se faire bouclier, n’a pu la secourir

 

et Mina terrassée sur le toit plat

 

elle a vu les yeux de Miryam, désormais pierres d’onyx (p.28)

 

La peur, jour et nuit, le mari disparu, les maisons détruites, les toits crevés. Les ruines s’accumulent, et un arbre en fleurs résiste. La vie est encore là, il y a les saisons et une autre réalité malgré l’horreur. Des visages, des appels hantent la poète et toutes s'approchent dans son sommeil. C’est plus encore. Elle accompagne ces fuyantes, dialogue avec elles pour faire entendre leur angoisse, l’exil et la dépossession totale.  

 

Mina

Nour

Fadi

 

elle tourne le miroir

vers le mur

 

ne veut plus croiser

son reflet 

 

Mina

 

Nour

 

leurs noms

en guise

de garde-fou (p.36)

 

Et la poète s’attarde devant les murs noircis et les toits effondrés, témoigne de cette écriture faite de chair et de sang. 

 

CHANT INTOLÉRABLE

 

Les appels et les hurlements, les pleurs et les râles de la petite fille violée, les sanglots des enfants dans la nuit et les larmes qui tissent un lien qui fait le tour de la planète, deviennent une douleur qui se répand dans tous les corps des victimes qui tendent la main. Ces réfugiées dépouillées de leurs mots et de leurs cris attendent qu’on les prenne dans nos bras pour les bercer, les rassurer même si on ne partage pas leur langue et leurs phrases.

 

les océans le fleuve

n’ont pas tout avalé

 

le long de la rive

des objets

 

lunettes d’écaille

escarpins brodés

une fiole d’encens

 

ce sourire

sous la vitre ébréchée

 

ultime portrait

 

je les aligne

devant les rochers

 

garder bien vivantes

les traces (p.63)

 

La poète examine ces artéfacts pour redonner une voix à ceux et celles qui n’arrivent plus à fermer l’œil, se débattent avec des images terribles et des scènes qui ne cessent de se répéter dans leurs cauchemars. 

Travail saisissant que celui d’Hélène Lépine qui navigue entre la désespérance des victimes et l’empathie, prend la parole pour garder en mémoire les horreurs que vivent ces femmes violées, tuées et écartelées par les bombes. Dialogue qui va au-delà des mots et des phrases. Le lien se tisse peu à peu entre l’ici et l’ailleurs, avec ces victimes qui voient la mort coller à chacun des gestes de leur quotidien. Admirable effort de la poète qui nous pousse dans un état de conscience qui permettra peut-être un jour de mettre fin à cette barbarie qui se répète depuis des millénaires.

 

LÉPINE HÉLÈNELe cœur en joue, Éditions de LA PLEINE LUNE, Montréal, 2021, 20,00 $.

 

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/577/le-coeur-en-joue

jeudi 1 juillet 2021

CAROL LEBEL CONTINUE SA FASCINANTE QUÊTE

CAROL LEBEL VIENT de publier le sixième volet de Carnet du vent, avec en sous-titre une question qui m’a intrigué : «Comment sauver la lumière qui se noie». Cette aventure s’est amorcée en 2016 et cette fois encore, il s’attarde à des dimensions qui ne cessent de se dérober et que le poète saisit lors de moments de fulgurance et de lucidité. Le rêveur, dans la pensée de Carol Lebel, doit éviter les trompe-l’œil, explorer ce qui se trouve derrière le réel, toucher ce que cache le langage. Les mots n’étant toujours que la surface visible de l’iceberg dans l’univers de ce poète-philosophe qui pousse la réflexion dans ses derniers retranchements, allant peut-être dans un effort ultime, jusqu’à s’avancer dans le silence le plus exigeant.


Tout le travail de ce chercheur de lumière consiste à retourner les images et les apparences comme on le fait des pierres pour surprendre les larves et les lombrics. Il faut percer la carapace du vocabulaire, se faufiler dans la partie cachée du monde pour saisir la vibration qui porte l’être et le savoir.

 

Quand deviendrons-nous

plus vivants que nos croyances (p.12)

 

 

Apercevoir une réalité qui ne se livre que dans une lueur ou le clignement des paupières, refuser les dissimulations et le factice, s’accrocher à l’êtreté comme il l’écrit, cet état qui permet de devenir un vibrant dans toutes ses dimensions et ses possibilités. Être là, les yeux ouverts, tout droit dans les continents de sa conscience où le corps vibre et devient immanent. 

 

Quand notre vraie naissance

nous trouvera-t-elle (p.18)

 

Jamais il n’est question de fuite, de tourner le dos au vécu pour s’égarer dans une dimension où seuls quelques élus ont accès. Lebel est conscient de l’état du monde même s’il a choisi avec le temps de se faire plutôt discret dans la cité des hommes et des femmes, ne s’éloignant guère de son refuge, cerné par de grandes vignes sauvages et des arbres.

 

Les opinions se transforment en dogmes

 

Chaque mot devient suspect

 

Les inepties nous piègent

de tous bords tous côtés

 

Dans quel néant nos dernières lucidités

nous abandonneront-elles (p.21)

 

On ne saurait mieux décrire une époque où la pensée se meurt dans les médias sociaux, où l’on jongle avec des faussetés qui se transforment en dogmes pour les nouveaux prophètes du selfie. Une lente érosion de la réflexion qui s’est longtemps vautrée dans la fange d’une certaine radio et maintenant qui fleurit dans les réseaux où tout le monde se vante d’avoir des opinions sans vraiment fréquenter les idées.

 

CHERCHEUR

 

Le poète demeure ce chercheur qui tente de s’ouvrir l’esprit, de décadenasser les portes rouillées et de trouver des moments phosphorescents dans les eaux troubles qu’il ne cesse de remuer. Il doit s’avancer au-delà des miroirs pour respirer dans le réel. C’est à l’horizon, tout près, très loin, ici et là-bas, que la lueur jaillit dans une nuit calme. L’être aspire à cette dimension, ce nouvel état qui dessille les yeux et déverrouille le cerveau qui se contente souvent des apparences et de formules plus ou moins rassurantes. 

 

Et si l’impossible

n’était qu’une fenêtre à ouvrir

 

Soulève tes silences

c’est dedans (p.47)

 

Le poème devient la clef qui permet de passer dans une autre réalité qui ne cesse de fuir, se dissimule dans ce qui constitue les jours. Le souffleur de mots cherche cette étincelle qui le fait bondir dans un monde différent.

 

Le poème

fait exister

ce que nous cherchons (p.41)

 

Quel périple que de se laisser aller dans Carnet du ventJ’ai toujours l’impression de partir sans savoir quelle direction emprunter, de risquer de m’égarer tout en étant ignorant si je vais revenir. Ses poèmes, comme des sentences ou des aphorismes, nous plongent dans le vivant, nous poussent dans une réalité invisible et impalpable. Nous devenons le souffle rôdeur, celui qui fait vibrer les cordes à linge, se faufile sous les robes et défait les cheveux, nous étourdis avec le parfum des lilas. À la fois l’aérien et le granite, la conscience et l’immuable, nous participons au langage des pins et des épinettes dans les matins lumineux, la charge des nuages qui se déversent dans des orages, le vent fou qui emporte la tornade de l’être.

Le poème, d’une simplicité exemplaire, retient l’essentiel, le souffle qui échappe aux mots et aux images. Dans l’immensité de la page, les strophes deviennent des lieux de repère, des crochets d’ancrage qui nous permettent d’escalader la muraille. J’ai toujours l’impression qu’il manque des lignes et que le poème repose autant sur ces vers invisibles, que sur ceux que l’on peut lire et méditer. Le texte est à la fois palpable et immatériel, présent et absent. Je rêve dans ces espaces mouvants, flotte sur des images qui se font se défont. Je ne peux résister aux méandres de la réflexion de Lebel qui ne retient que la «substantique moelle» comme écrit l’ami Victor-Lévy Beaulieu.

 

QUÊTE

 

Bien sûr, cette aventure demeure plus un questionnement qu’une réussite et ne s’appuie jamais sur des réponses qui rassurent. Ce qui se laisse voir dans un instant sans cesse convoité, arrive comme une ombre à la fenêtre. Il n’y a que ce mouvement vers un moment qui embrase l’être. C’est le propre de la vie et de la réflexion que de ne jamais parvenir à s’accrocher au concret et à des certitudes.

 

Nous marcherons

dans autant de hasards que de nécessités

pour rejoindre l’inespéré

avant de perdre pied tête et cœur (p.27)

 

Lire Lebel, c’est foncer dans un sentier aride et progresser sans savoir où nous aboutirons. C’est désirer la réflexion et les espaces qui font danser autour de l’être, le pourquoi et le comment de l’aventure de respirer dans son corps et sa tête. Le poème permet au chercheur de s’approcher de ces petites lueurs, de retenir des révélations dans la nuit sombre qui s’ouvre parfois. C’est jongler toujours et encore avec deux ou trois incertitudes sans jamais basculer dans la désespérance même si la lassitude et l’épuisement guettent. Il faut écrire en gardant les mots à distance et les enrober de silence, s’attarder aux joies comme aux déceptions. C’est prendre la direction de l’être pour aborder le pays de l’êtreté, dans la toute-puissance du vent au corps de la tempête.

 

COMPAGNONS

 

Lebel fait une place aussi à certains poètes, des compagnons. François Charron surtout, ce formidable poète méconnu et oublié à qui il demeure fidèle. Parce que la quête de cet explorateur demande la présence des autres et n’est jamais une ode au je immanent.

 

Cette voix qui persiste chaque nuit

 

Va à ce qui te convoque

Va à ce qui t’ébranle

 

Il n’y a que nos fragilités

qui peuvent comprendre

ce que veut notre cœur (p.44)

 

Je reçois ces carnets avec une belle émotion, comme s’il me conviait à faire un petit bout de chemin avec lui, ou à passer des heures dans la balançoire de son jardin par une nuit chaude et barbouillée d’étoiles en évoquant les toiles de notre ami Jean-Guy Barbeau. Tous deux recroquevillés, sur des morceaux de phrases, que nous dégustons à petites gorgées avec une coupe de vin blanc. 

Même si Lebel est particulièrement discret dans ses publications et dans ses apparitions publiques, préférant l’ombre à la lumière, le silence aux bruits des trottoirs, il reste un poète essentiel. Las de l’industrie de la littérature, il tire une cinquantaine d’exemplaires de ses recueils qu’il numérote et signe avant de les envoyer à des amis comme des pigeons aux ailes grises qui viennent nous rassurer et nous bousculer. 

 

Chaque fois que le vent passe il nous redit

Quitte les chemins familiers

Risque les grandes métamorphoses

Ne cherche que les tremblements d’être

Désormais tout se gagnera là (p.85)

 

C’est un privilège de pouvoir l’accompagner, le temps du vol du colibri sur un massif d’hémérocalles et de se faufiler dans des chemins parallèles qu’il ne cesse d’arpenter avec ses mots et ses couleurs qu’il répand sur de petits tableaux. Des carnets rares qui me font toujours progresser dans l’aventure du vivant.

 

LEBEL CAROLCarnet du vent 6, Comment sauver la lumière qui se noie, Éditions de L’A, Z., Québec, 2021.


jeudi 24 juin 2021

LE MONDE PARFAIT DU NUMÉRIQUE NOUS MENACE

J’AI LU LES DEUX PREMIERS livres de Renaud Jean, un écrivain qui m’a étonné par sa justesse et sa pertinence. Rénovation, paru en 2016, nous plonge dans le monde d’un individu chassé de son appartement par des travailleurs. Le narrateur vit la perte de son espace et de son intimité. C’est certainement la pire chose que peut vivre un humain ou un groupe. Ce fut le drame des autochtones d’Amérique avec la venue des Européens. Quelques-uns au départ et après des milliers de «visiteurs» qui s’approprient tout le continent, ne laissant rien aux peuples premiers. Dans Grande forme, Renaud revient sur cette perte de soi et aborde une réalité qui inquiète nombre d’observateurs. La multiplication des réseaux sociaux, le rapt de son espace vital et de son identité, de ses données personnelles, frappent un peu tout le monde et trouble certainement cet écrivain qui sort des sentiers battus. 

 

Encore une fois, le narrateur de Renaud Jean subit l’invasion. Les parents de sa conjointe Jeanne s’installent dans l’appartement qu’il partage avec elle. Il doit leur céder sa chambre et petit à petit il n'a plus d'endroit où respirer. L’homme perd ses points de repère et doit fuir de plus en plus souvent, devient une sorte d’itinérant qui trouve refuge à la bibliothèque ou dans certains lieux publics de la ville où il n’est jamais seul.

 

Jeanne m’apprend soudain que ses parents seront là dans une heure. Je m’étonne qu’elle ne m’ait pas informé de leur visite et le lui dis. Tournée vers la fenêtre, elle me répond qu’elle croyait l’avoir fait et me demande de l’excuser. Elle ajoute qu’ils seront là pour trois ans. Trois ans! m’exclamé-je, mais où les installerons-nous? Les mains dans le bac à vaisselle, je m’entaille un doigt avec un couteau que Jeanne y a glissé à mon insu. Je quitte la cuisine pour la salle de bain, où je cherche en vain les pansements. Jeanne me rejoint et m’invite à me calmer. Je m’assieds sur le bord de la baignoire tandis qu’elle bande mon doigt délicatement. Ah, Jeanne. Le temps que cette blessure se cicatrise, lui dis-je, je ne serai plus bon à rien. (p.18)

 

 

Le narrateur baisse la tête et accepte les pires situations sans trop maugréer. C’était le cas également dans Rénovation où l’homme, enfermé dans un camp doit travailler comme chef de train, devient une sorte de robot. Cette fois, l’écrivain va beaucoup plus loin. Le héros se réfugie d’abord chez son cousin Serge-Olivier où son intégrité est grugée jour après jour. Il doit se départir de toutes ses possessions et rapidement ne reste que sa valise et ses souvenirs. Arrive la dernière étape, la plus terrible, l’ultime dépouillement. 

 

NUAGE

 

On l’incite, autant dire qu’on l’oblige, à rencontrer Anne-Frédérique qui numérise ses documents. Tout y passe. Des premiers instants de sa vie jusqu’aux moments récents, tout est expédié dans le nuage. Ce lieu ou cet espace, je ne sais comment le nommer, n’a pas d’adresse postale ou de numéro de porte. (C’était la caractéristique du Dieu dans mon enfance. Il était partout et nulle part.) Le narrateur est dépouillé de ce qui constitue son histoire, de ses artéfacts qui le définissent et en fait un individu unique et original. Bien plus, après la numérisation de chaque document, on les projette sur la façade de l’édifice où travaille Anne-Frédérique. Les citadins peuvent les voir et les lire. Autrement dit, ce qui était privé devient le bien de tous les citoyens. Au bout de cet effeuillage, notre homme se retrouve dans un vaisseau spatial, en route vers la planète Mars. Il y vivra peut-être la paix et la fin de cette incroyable persécution. La numérisation a violé son âme, son être, lui a volé ses souvenirs et son passé. Il n'est plus qu’un corps creux que l’on manipule comme un bibelot.

 

Nous sommes une centaine à partager un silence bouleversé. Des personnages comme moi, dont on a voulu ranimer l’existence paralysée, parasitaire. Que puis-je espérer maintenant si ce n’est de trouver un peu de réconfort auprès de ces compagnons d’infortune? Le voyage sera long encore et débouchera sur une vie incertaine, soumise aux radiations, à la peur, mais je veux espérer malgré tout que la paix viendra enfin, oui, là-bas dans un nouveau monde, annihilant les sempiternels tourments de mon âme, résorbant pour de bon l’action du mal - une grande paix. (p.133)

 

Bien sûr, cette entreprise est promise à l’échec. Peu importe où l’on se réfugie, on garde toujours dans ses bagages ses lubies, ses obsessions et ses angoisses. L’expérience de l’Amérique encore une fois a été une catastrophe. Les migrants qui rêvaient d’inventer une société différente n’ont rien trouvé de mieux que de répéter les mêmes bêtises et de tout saccager.

 

BASCULE

 

Ce court roman, malgré son apparente banalité, effleure des questions essentielles, vitales qui hantent l’homo sapiens depuis des millénaires. Comment vivre en paix, sans souci et tourments? Comment retrouver ce paradis biblique où tout était bonheur et harmonie

L’humain ne cesse de secouer des concepts pour s’accrocher. Il a créé des mythes d’abord, des religions, un Dieu que l’on impose dans des guerres folles pour inventer une société meilleure en oubliant de consulter les vaincus. Le plus fort possède la vérité et dicte les règles envers et contre tous.

De nos jours, nous ne jurons que par l’ordinateur et le virtuel qui permettent de basculer dans un monde idéal où toutes les références connues tombent devant un nouvel algorithme. Tout l’intime, l’être, la liberté assumée se retrouve sur les réseaux sociaux. Jamais le soi n’a été bousculé comme maintenant.

 

Les heures passent mal, languissantes et heurtées, puis c’est l’après-midi, les sables mouvants qui m’entraînent vers la sieste. Combien de semaines ou de mois, d’années ou de siècles depuis que j’ai commencé à enchaîner ces histoires de voyages dans le temps, de vols intergalactiques, de mondes parallèles? Je ne sais plus ce qui m’intéresse. Plus rien ne m’intéresse. L’idée me traverse parfois de lire un roman, mais en aurais-je l’énergie, et puis quel roman? S’asseyant le soir avec moi dans le lit, si elle ne rentre pas trop tard, Jeanne me demande comment je vais. Nous restons sans parler dans le noir en songeant à je ne sais quoi. La nuit va venir à laquelle succédera un jour neuf précédant une nuit de plus. (p.112)

 

Un personnage hypocondriaque, arrivant mal à socialiser, bien sûr, mais surtout une machine terrible le dépouille de tout ce qui constitue son être. La perte totale de soi avec la complicité de ses proches.

Une façon subtile d’aborder une question qui inquiète, surtout avec le vol d’identité dans les institutions financières et les attaques cybernétiques ciblées. Les accusations, les diffamations font partie maintenant de la réalité quotidienne, les fausses nouvelles et les rumeurs. Les réputations sont taillées en pièce et les réactions grossières pullulent.

De plus en plus, l’individu, qui n’a cessé de lutter pour conquérir une certaine liberté de penser et d’expression, se voit miné dans son intégrité. Les frontières du soi tombent avec le virtuel.

L’intimité de centaines d’hommes et de femmes s’étale dans leurs publications sur Facebook ou Instagram. Nous apprenons ce qu’ils achètent, mangent, regardent à la télévision, comment ils occupent leurs loisirs; combien de kilomètres de vélo ou de course à pied ils font dans leur matinée! Certains vont jusqu’à partager des moments de leur vie amoureuse. Les écrivains terminent leur journée en faisant savoir à tous qu’ils ont ajouté 2000 mots à leur texte, comme si c’était un exploit. Ont-ils seulement accumulé des phrases, comme les blocs d’un jeu de lego, ou ils se sont battus avec la langue et quelques idées?

 

SUBTILITÉ

 

Tous prisonniers de cette immense toile numérique, une sorte de paradis où Dieu dans un écran compile des données et biffe tout ce qui lui déplaît. Nous voilà dans un monde idéal, parfaitement lisse où tous ont droit à quelques octets de mémoire. La mythologie de l’éden trouvera-t-elle sa réalisation dans ce nuage impalpable, la totale dépersonnalisation et l’annihilation du soi

 

Je me lève et vais me rafraîchir à la salle de bain. Le dortoir est une fournaise, mais je ne me suis pas encore résolu à passer la nuit dehors, comme tant d’autres. La crise climatique m’agite jusqu’à l’aube. Je n’aurais pas dû lire ces magazines, hier, sur la destruction des écosystèmes, le déclin de la biodiversité, la fin de la vie sauvage. Je suis sorti de la bibliothèque dans un état lamentable, la poitrine oppressée. Il y avait partout des véhicules utilitaires sport, sous un ciel de smog, dans des rues en fusion… L’homme du lit voisin se penche soudain vers moi et me murmure qu’il n’en peut plus de m’entendre penser. Aurais-je l’obligeance de cesser de remuer? (p.64) 

 

Renaud Jean frappe fort et touche une problématique que nous avons du mal à cerner. Un texte troublant et subversif malgré la simplicité de l’écriture. Cette fois, il nous pousse là où il n’y a plus de retour possible. L’auteur bouscule les individus, le couple, l’amitié, la société qui prend tous les moyens pour encadrer ce soi récalcitrant. Un roman qui fait mal à l’être et à l’intelligence.

 

JEAN RENAUDGrande forme, Éditions du BORÉAL, Montréal, 2021, 18,95 $.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/grande-forme-2773.html

mercredi 16 juin 2021

LA CENSURE HANTE ENCORE LES ÉCRIVAINS

LA RÉÉDITION DE Marie Calumet de Rodolphe Girard est quasi passée inaperçue. Ce livre, qui voit le jour en 1904, a fait scandale et le romancier, journaliste à La Presse, en a payé chèrement le prix. Saluons l’initiative du Quartanier qui donnera peut-être à monsieur Girard la place qui lui revient dans notre monde littéraire, soit celle d’un pionnier, d’un téméraire qui s’est dressé devant les diktats de la censure de l’époque. Publié à compte d’auteur, Marie Calumet est précédé d’une importante campagne de promotion, créant ainsi un événement. Une première du genre au Québec, une manière de faire qui nous est devenue familière. Le titre est attendu par un certain public. J’imagine que Rodolphe Girard avait conscience que son récit pouvait semer la controverse. S’inspirant d’une chanson grivoise que certains risquaient dans les soirées, après avoir levé le coude un peu trop, il devait prévoir que l’Église réagirait, mais peut-être pas au point de le forcer à l’exil. Le premier tirage disparaît en quelques jours. Un succès de marketing, un triomphe commercial se dessine. 

 

En 1904, Albert Einstein rend publique sa théorie sur la relativité. Un énoncé qui bouleverse la pensée et la manière de concevoir l’univers, sans cependant effleurer les dogmes du clergé au Québec qui exerce un contrôle absolu sur les publications et impose ce qu’il considère comme la bonne littérature. 

Damasse Potvin, amorce sa carrière de journaliste et d’écrivain. En 1908 paraît Restons chez nous qui jouera un rôle important dans ce que l’on nomme le courant du terroir. Maria Chapdelaine, d’abord un feuilleton, en France, à partir de 1913, devient un vrai livre en 1921. Potvin fera tout pour discréditer l’œuvre de Louis Hémon, enquêtant à Péribonka, tentant de démontrer que le Breton n’a fait qu’un «reportage» sur les gens de ce coin de pays. Il sera à l’origine du mythe d’Éva Bouchard, qui finira par se prendre pour Maria et travaillera à la réalisation du musée Louis-Hémon de Péribonka. 

Le courant du terroir trouvait ses sources dans les écrits d’Antoine Gérin-Lajoie. Son Jean Rivard le défricheur et Jean Rivard l’économiste, ont été des succès et ont longtemps servis de modèles. L’auteur de la chanson Un canadien errant se montre plutôt conservateur dans ses ouvrages, un esprit peu ouvert aux changements et à la modernité. 

J’ai un exemplaire de Jean Rivard le défricheur publié par les Éditions Beauchemin, en 1935. Un livre comme on n’en fait plus. Un grand format, papier soigné et impression impeccable. Nous sommes trois ans avant Trente arpents de Ringuet (Philippe Panneton) qui mettra fin à ce que l’on peut qualifier de courant paysan.

J’ai lu ces gros livres au secondaire. Je fus bien le seul de ma classe. Le héros romanesque (il ne peut s’agir que d’un homme) s’installe dans une nouvelle paroisse, sur un lot en bois debout pour défricher. Son épouse plutôt effacée s’occupe d’une tralée d’enfants comme une petite PME. Le mal gîte en ville, dans les usines et les bars qui donnent un aperçu de l’enfer. 

 

ORIGINALITÉ

 

Rodolphe Girard s’éloigne de ces modèles en usant d’un humour corrosif pour peindre les mœurs de la campagne, des paysans têtus et surtout, il se moque du clergé. Son abbé Lefranc serait dénoncé maintenant pour agression sexuelle. 

L’écrivain est particulièrement mordant dans ses descriptions des villageois. Il possède un sens de la caricature que l’on ne trouve pas dans les publications recommandées par les religieux. Tout y passe, certaines habitudes, des croyances, les chicanes, les commérages et les remous que les belles filles provoquent autour d’elles. C’est rabelaisien, souvent loufoque et impitoyable. La visite d’un prélat à Saint-Ildefonse est un morceau d’anthologie. Le lecteur suit un petit despote qui s’ennuie devant des sujets prêts à tout pour attirer son regard. 

 

Le cortège s’avançait avec majesté. En tête, une cavalcade rustique précédait le carrosse de Monseigneur l’Évêque, traîné par deux chevaux blancs dont la queue et la crinière étaient tressées avec d’étroits rubans bleus et rouges. Les cavaliers déhanchés, de chaque côté de la route, écartaient la foule. Moelleusement étendu sur un coussin de velours grenat, le prélat, sec, le visage glabre, esquissait un sourire mielleux et béat, tapait des yeux réjouis derrière les verres de ses lunettes cerclées d’or fin. (p.97)

 

Un roman truculent qui garde toute sa saveur, par-delà les modes et les avant-gardes. Rodolphe Girard montrait une direction qui s’est perpétuée au Québec malgré la surveillance du clergé. Ce roman assez volumineux (la réédition fait 300 pages) traçait la voie à une littérature plus libre et moins contraignante, critique et capable de se moquer de nos travers.

 

MARIE CALUMET

 

La réaction du clergé est fulgurante et d’une férocité exemplaire. Pas un auteur ne peut résister à une attaque semblable, surtout dans un milieu où tous les cordons du pouvoir sont entre les mains de l’Église.

 

«Pages aussi sottement et grossièrement conçues, aussi niaisement et salement écrites» qu’elles constituent un «danger de perversion morale, esthétique et littéraire». 

                                                          La Semaine religieuse, 8 février 1904.

 

Mgr Paul Bruchési, l’archevêque de Montréal, met le livre à l’index (autant dire qu’il en interdit la circulation et la lecture) et exige le congédiement de l’impie. Ce qui sera fait. Les portes se ferment devant le provocateur. Plus un employeur ne veut prendre le risque d’embaucher ce père de famille qui a osé défier l’Église. Il ne peut plus travailler au Québec, migre à Ottawa, devient directeur du journal Le temps et fonctionnaire au Secrétariat d’État. Il s’enrôle et participe à la Première Guerre mondiale comme soldat en France. Il ne rentrera au Québec qu’à la retraite et ne connaîtra guère les feux de la rampe malgré plusieurs publications où il s’amende quelque peu.

 

PROVOCATION

 

Marie Calumet nous entraîne dans une paroisse au nom un peu étrange : Saint Ildefonse. Pourquoi pas? J’ai bien inventé Saint-Inutile dans Le violoneux. Le curé Flavel dirige la petite communauté et agit en bon gardien des mœurs. Tout le monde obéit au doigt et à l’œil sans trop protester. 

Marie Calumet, la nouvelle intendante de l’abbé Flavel, s’avère une cuisinière capable de remplir un estomac avec la gastronomie de l’époque. Ragoût de pattes et pâté à la viande, oreilles de crisse, rôti de porc, beignes, tartes au sucre et des douceurs qui n’ont rien à voir avec nos délices végétaliens. Les prêtres, des paysans dégrossis au séminaire, s’empiffrent, aiment le vin de rhubarbe et le tabac canadien. Si le curé Flavel est un bon gars, son ami, l’abbé Lefranc, ne se gêne pas pour reluquer la nièce de son collègue, la belle Suzon et ne demanderait pas mieux que de la confesser. 

 

Profitant de ce moment où ni l’un ni l’autre ne le regardaient, le curé Lefranc admira à la course ce pied fin, ce bas de jambe fluet qui laissait soupçonner un mollet bien tourné et une jambe sans pareille s’enfuyant sous la jupe de calicot bleu pâle parsemé de pâquerettes blanches et pures comme l’âme de la petite. Les hanches arrondies, la taille délicate, les seins frémissants, soupçonnait-il, dans leur fermeté blanche et leur épanouissement naissant, firent courir un frisson sur la chair du curé Lefranc. (p.20)

 

Mgr Bruchési ne pouvait tolérer une telle insolence. Cette ode au corps féminin devenait sacrilège à une époque où les femmes mariées ne pouvaient enseigner, où celles qui étaient enceintes devaient se faire discrètes. Bien plus, Girard a le culot de citer de larges extraits du Cantique des Cantiques. La belle Suzon tombe presque en pâmoison en lisant ce texte érotique. 

 

Suzon était tellement empoignée par cette lecture que, mangeant les pages des yeux, avec un frisson sur sa peau blanche et ses formes fermes de pucelle, elle n’entendit ni ne vit rentrer le curé. (p.119)

 

SACRIFIÉS

 

L’histoire littéraire du Québec a eu plusieurs de ces sacrifiés. La Scouine d’Albert Laberge, paru en 1916, sera aussi victime de l’index et de la vindicte du cardinal Paul Bruchési, le grand inquisiteur. Son homonyme, Camille Roy à Québec, va jusqu’à qualifier Laberge de «père de la pornographie au Canada». À redécouvrir la version de Gabriel Marcoux-Chabot publié à La Peuplade en 2018. 

Les Demi-Civilisés de Jean-Charles Harvey seront voués aux enfers en 1934. Le cardinal Rodrigue Villeneuve de Québec le forcera à l’exil en menant une véritable vendetta contre ce journaliste. Les personnages de la bonne société font usage de drogues dans cet ouvrage, boivent et pratiquent ce que l’on nommera plus tard l’amour libre. La direction du journal Le Soleil exige le départ de Jean-Charles Harvey. Il se retrouve sans emploi le 30 avril 1934.

Plusieurs romans seront boudés, sans être mis à l’index, pour des raisons idéologiques comme Les vivants, les morts et les autres de Pierre Gélinas, paru en 1959. L’écrivain décrit les luttes syndicales et la montée du socialisme dans le milieu ouvrier. Un sujet tabou que l’Église et l’État ne tolèrent guère. D’autant plus que les communistes hantent le gouvernement et le clergé alors. Pierre Samson, dans Le mammouth, rend bien ce milieu et les actions de certains militants.

Comme quoi la censure n’est pas une invention moderne. Elle a toujours été là, ravageuse et séditieuse. La liberté de dire et de penser est un combat que bien des générations ont dû reprendre jusqu’à la mort de Maurice Duplessis et l’arrivée de la Révolution tranquille. 

Intriguant aussi de voir que les romans bannis ont souvent pour titre le nom d’une femme. Ça nous rappelle que les luttes que l’on mène maintenant sont peut-être des relents d’une époque surannée. Les mots en «n» depuis quelque temps, et tout ce qui risquait d’égratigner le clergé, il y a cent ans. Comme quoi le monde ne change guère. Les gardiens de la morale se passent le flambeau d’une génération à une autre. 

Rodolphe Girard aura été un précurseur et un pionnier dans cette recherche d’expression et de liberté. Il faut lui en être reconnaissant et lui faire une belle place dans notre histoire littéraire. Le temps aura eu raison de ses censeurs même s’ils ne cessent de se renouveler et de s’imposer de toutes les manières possibles.

 

(Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, Numéro 181, consacré à la littérature franco-canadienne et à l’écrivain d’origine congolaise, Blaise Ndala.)

 

GIRARD RODOLPHEMarie Calumet, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 2020, 24,95 $.

https://www.lequartanier.com/auteur/121/Rodolphe_Girard