J’ai souvent eu l’impression en lisant le récit d’Étienne Beaulieu
de marcher dans une forêt sombre où il est à peu près impossible de s’orienter.
Les phrases et les images vous accrochent et vous forcent à vous arrêter, à reprendre
votre souffle, à vous demander pourquoi l’auteur cherche à vous égarer. J’aime
particulièrement ces textes qui deviennent une quête. Trop de lumière pour Samuel Gaska est un récit d’une intensité rare
et une façon d’être pour le narrateur, d’affronter les grandes questions
existentielles.
Les
parents de Samuel Gaska rêvaient de l’Amérique, d’un monde autre où ils
pourraient échapper à la misère, à la fatalité qui tournait comme une roue qui rapporte
les mêmes gestes, les mêmes fatigues. Une répétition qui ne se brise que quand
le corps flanche.
Ils
ont subi la guerre en Pologne et sont parvenus à réaliser la grande migration
sans que le fils n’apprenne vraiment comment ils ont pu échapper à cette autre réalité.
Le rêve, l’utopie fait prendre tous les risques comme l’illustre si bien Sergio
Kokis dans Amerika.
Ils
s’installeront à Montréal, dans une Amérique où il faut travailler encore et
encore pour survivre. Les jours se bousculent, le travail en usine use, les
gestes se répètent et finissent par tuer l’espoir. Comme si la Pologne qu’ils
ont cherché à fuir était toujours en eux.
Peut-être
pour oublier la grisaille de leur vie, ils veulent faire un musicien de ce fils
qui connaîtra l’envers de leur monde. Ils imaginent surtout qu’une autre existence
se trouve dans cet art où les sons s’interpellent et se relaient.
HÉRITAGE
Quel
héritage garde un fils d’immigrants qui n’a pas connu le pays d’origine et ignore
à peu près tout de son passé ? Il va, comme s’il n’avait que le présent et si
un peu d’avenir. Samuel n’a pas d’images de la Silésie et il doit s’adapter à
des études et apprendre une nouvelle langue. C’est peut-être ce que les
émigrants souhaitent, j’imagine. Une chance d’échapper à la misère et à la
répétition qui broie la pensée.
Certains
réussissent à s’adapter et d’autres n’y arrivent jamais, comme s’ils venaient
de trop loin, comme si les bagages des parents étaient trop lourds et qu’il
était impossible de s’en défaire. Le jeune Samuel ne se sent pas chez lui ou
dans son monde. Peut-être qu’il a été avalé par la solitude des parents qui
n’ont jamais réussi à s’inventer une vie au Québec. La musique comme refuge ou
manière de faire son chemin et de se tenir debout dans le présent.
J’ai consacré ma vie entière à la musique, mais je voudrais vous raconter
comment elle en est venue à me sembler un mensonge et toute forme d’art avec
elle. Je sais maintenant que la véritable musique n’apparaît que si l’on dépose
l’archet sur la table ou lorsque les mains s’éloignent du piano un instant,
quand les bruits de notre cacophonie humaine s’éteignent et laissent émerger
aux oreilles de ceux qui peuvent les entendre les sons réels que produisent les
véritables puissances de ce monde. (p.9)
IDÉAL
Peut-être
que Samuel a reçu un rêve trop grand en naissant. Le musicien imagine un monde,
une musique qui vient du silence des éléments, hors des agitations humaines et
des machines. Comment atteindre un monde qui échappe à tous ? Il ne peut que
tourner le dos à ses semblables. J’ai pensé souvent à l’apaisement des
cloîtres, à ces vies dans le silence pour surprendre les mélodies qui
s’imposent quand on se replie sur soi pour n’être qu’une respiration, qu’une
conscience dans le temps.
Cette
autre musique, c’est peut-être l’utopie dont rêvaient les parents et qu’ils
voulaient offrir à leur enfant en venant en Amérique. S’il est possible de changer
de continent, de bousculer sa vie ou de penser la refaire, il est peut-être
plus difficile de trouver le son premier qui a donné naissance à toutes les
musiques.
Samuel
est un obsessif qui cherche des lieux où il pourra surprendre un vivant
musical, des rythmes qui échappent à tout ce que l’on peut connaître. Mais n’invente
pas une musique particulière qui veut. Les Philippe Glass sont rares.
Mais au milieu de mes notes, une nuée de cris disgracieux m’avait sorti de
cette torpeur : avant de nous quitter, les deux nous avaient envoyé leurs
messagers. Impossible de ne pas aller à la rencontre des outardes étalées dans
la baie, de ne pas frissonner, comme à tous leurs passages, de ce sentiment
d’incompréhensible qui les accompagnait. Il me semblait en les regardant
traverser le ciel voir une forme de vie très ancienne qui menaçait de perdurer
encore. (p.45)
Les
outardes, ces magnifiques voyageuses qui survolent l’Amérique avec les saisons le
hantent. Il est peut-être un migrant venu d’un monde primitif, un oiseau qui ne
sait pas sa destination. Il observe, surveille ces bernaches qui répondent à l’appel
du grand vol deux fois par année. Des forces mystérieuses agissent, difficiles
à expliquer. Une musique peut-être qui vient des forces telluriques ou des changements
des saisons. Il veut un son qui échappe à la nuit des temps, celui des saisons
qui poussent sur les saisons. Une grande symphonie marquée par le soleil, les
vents et l’air du continent.
QUÊTE
La
luminosité de ce récit fascine, le silence palpable, la recherche de Samuel qui
veut entendre au-delà de la lumière et des saisons. Y a-t-il un son pour la
terre d’Amérique et une note particulière pour l’Europe ou l’Afrique ? Des accords
qui traduisent une végétation, la danse des saisons, la faune que le
compositeur pourrait mettre en harmonies.
L’objet de nos désirs ne nous étant donné que lorsqu’on ne le désire plus,
je savais bien qu’on ne trouve la joie du sommeil que dans l’indifférence la
plus parfaite. La question « Es-tu prêt à mourir ? » n’a aucun sens, car c’est
quand elle ne nous délivrera de rien que la mort nous délivrera vraiment. Il
faut être déjà mort pour être prêt à mourir. (p.82)
Samuel
réussira peut-être après une longue réclusion à renoncer à la musique. Il
suffit peut-être de respirer et de se perdre dans la solitude, celle qui
n’existe que hors de la ville, dans la patience de la nature. Comment ne pas
penser à Glenn Gould ?
Il
faut souvent retenir son souffle pour donner toute la place à la phrase d’Étienne
Beaulieu, aux images qui brillent comme des reflets de lune. Il faut les
laisser se déposer ces mots pour qu’ils prennent toute leur dimension et leur force.
Trop de lumière peut souvent aveugler et faire
prendre conscience de la petite musique, celle qui permet de respirer en retrouvant
les ailes des grandes outardes qui nous rappellent que partir, c’est aussi
revenir.
Trop de lumière
pour Samuel Gaska d’Étienne
Beaulieu est paru aux Éditions Lévesque éditeur, 114 pages, 20,00 $.
NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, printemps 2015, numéro
157.
http://www.levesqueediteur.com/beaulieu.php