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samedi 16 novembre 2013

Madeleine Gagnon témoigne de son époque

Presque tous les écrivains ressentent le besoin, un jour ou l’autre, de revenir sur ses pas pour contempler le chemin parcouru, faire le point sur une vie consacrée à l’écriture et la réflexion. Pour voir peut-être ce reste à faire. La plus belle réussite du genre est certainement La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy. Une écriture venue tardivement qui a laissé ses admirateurs au moment où Bonheur d’occasion devenait un livre. Heureusement, madame Gagnon n’a pas trop tardé à se pencher sur sa vie et son parcours même s’il reste encore des zones d’ombres. Comment tout dire, comment être juste sans basculer dans la complaisance? Madeleine Gagnon a dû se poser la question pendant toute la gestation de ce livre passionnant.

L’écrivaine revient sur son enfance à Amqui, son adolescence, la période des études à Québec et Moncton, les voyages en France, la découverte de l’Europe et le retour à Montréal pour y devenir un rouage important du monde littéraire. Un parcours qui épouse les grandes périodes du monde contemporain, ses espoirs et aussi ses déceptions.
Il y a d’abord la famille. Tout commence là ou presque. Les parents ne feront rien pour contrer les ambitions de leur fille.
«… Je l’ai déjà écrit ailleurs mais j’aime à le répéter: «Et si je n’ai pas assez d’argent pour faire instruire tous mes dix enfants, je ferai d’abord instruire les filles!» Pourquoi? avions-nous osé demander. Sa réponse fut simple: «Parce que les femmes sont meilleures, plus intelligentes et ont plus de morale. Et parce qu’elles transmettent les valeurs d’une génération à l’autre. Les garçons, eux, peuvent toujours gagner leur vie avec la force de leurs muscles.» (p.123)
Il semble bien que l’on a oublié que les filles ont «plus de morale» avec l’arrivée de Pauline Marois comme première ministre du Québec. Une grande première pourtant, une étape importante.

Études

Étudier à l’époque voulait dire tourner le dos jusqu’à un certain point à une façon de vivre et à son coin de pays. Madeleine Gagnon séjournera au séminaire des Ursulines de Québec d’abord. L’aventure prendra fin abruptement.
«Ce jour-là, elle me dit sans autre préambule que si je voulais revenir au collège l’année suivante, je devais renoncer à mes premiers prix – j’en avais quelques-uns, et dans quelques matières. Elle me donnait vingt-quatre heures pour réfléchir et lui faire connaître ma réponse. Sans trop comprendre de quoi il retournait, et flairant l’abus de pouvoir, je ne mis pas vingt-quatre heures, mais vingt-quatre secondes, et la fixant droit dans les yeux, ce qui nous était interdit, humilité oblige, je dis: «Ma décision est prise, mère, je garde mes prix!» Ne pouvait contenir sa rage, elle hurla: «La porte, mademoiselle. La porte de mon bureau et celle du collège, l’an prochain. Vous êtes congédiée ! Pour cause officielle d’insubordination!» (p.45)
Première injustice, prise de conscience peut-être que certaines pouvaient revendiquer des privilèges par leur naissance. Des études marquées par des changements, des arrêts et des déplacements. À la fin, ce sera Montréal et son initiation à la philosophie. Là encore, elle fait face à un monde où les femmes ont peu de place, où elle devra s’imposer. Madeleine Gagnon poussera jusqu’au doctorat en France.

Écriture

Le désir d’écrire se manifeste tôt. La poésie d’abord, des textes engagés, la découverte de la littérature québécoise, la conversion à l’idée de la souveraineté, l’amour, le mariage et la maternité. Une vie qui poussait la jeune intellectuelle un peu dans toutes les directions. Une volonté de militer, de participer à la société du Québec en devenir.
Une histoire de franches amitiés, une volonté de rendre son pays plus juste, pour les femmes surtout, l’enseignement de la création littéraire et la défense des écrits du Québec dans ses cours et lors de conférences à l’étranger. Elle deviendra une sorte d’ambassadrice de la littérature francophone d’Amérique un peu partout dans le monde.
Un témoignage touchant, sans complaisance, dur parfois pour ses proches. Une page importante de l’histoire du Québec moderne qu’elle écrit magnifiquement. Tout n’est pas dit, mais nous avons là un bel aperçu du parcours d’une femme d’exception et de courage.

Depuis toujours de Madeleine Gagnon est paru aux Éditions du Boréal.

vendredi 15 novembre 2013

Jean Paré n’a pas perdu son sens critique

Jean Paré, ex-journaliste et directeur du magazine L’actualité, conseille à son lecteur de «ne pas lire d’un trait» Le calepin d’Érasme. Sage recommandation. Il faut du temps et de la lenteur pour savourer ses propos, s’imprégner de ces fragments qui vont un peu dans toutes les directions. Un livre qu’il faut fréquenter avec modération, en se moquant du temps. Pour tout dire, un livre pour flâner, où piger une idée, une phrase que l’on retourne dans sa tête pendant des heures.

Jean Paré va d’un mot à l’autre, d’une expression à une formule, s’attarde à des sujets de l’actualité et des lectures, la plupart assez anciennes. Il faut préciser qu’il a suivi scrupuleusement les directives d’Érasme qui écrivait en 1512.
«Annotez vos livres, notez les mots qui vous frappent, les nouvelles idées, les éclairs de style, les exemples, les adages, les brèves remarques qu’il vaut la peine de mémoriser (…) Gardez un petit carnet, divisé par matières de façon à pouvoir copier, chaque fois que vous tombez sur quelque chose qui vous semble valoir la peine, ou noter les gloses qui viennent à l’esprit à la lecture.» (p.5)
Comme quoi certains propos savent s’arracher au temps et aux modes. C’est peut-être ce que nous tentons tous de faire quand nous avons réussi à déjouer les carcans du travail et les horaires qui décident de vos journées.

Préoccupations

Peu à peu nous découvrons les préoccupations du journaliste qui ne dédaigne pas la polémique. C’est tout à son honneur en cette époque où l’art de la communication a développé jusqu’au vertige les formules qui masquent la réalité, où l’opinion fleurit sur les médias sociaux faute d’avoir des idées.
Le pays rêvé qu’est le Québec, le Canada de Stephen Harper, certaines émissions à la télévision et la langue des Québécois. Voilà qui fait le charme de ce carnet qui met souvent le doigt sur des sujets qu’il ne faut jamais perdre de vue. La société change, mais des questions demeurent.
«Les hoquets des économies et du système financier de l’Occident ne sont pas dus à l’amateurisme des timoniers, mais l’absence de morale, c’est-à-dire de culture. Le culte de l’image n’autorise qu’une valeur, le succès, et qu’une mesure, l’argent.» (p.7)
Les témoignages à La Commission Charbonneau donnent entièrement raison à Jean Paré. Que dire de ces témoins qui se vantent d’avoir filouté l’état et les citoyens, de fréquenter des bandits sans pour autant être importunés? Absence de morale. Une seule loi: les profits et l’enrichissement personnel.
«Il ne faut pas se laisser déposséder de sa propre vie, car on ne peut rien pour autrui si l’on n’est pas d’abord maître de soi.» (p.23)
Bien sûr, Paré m’a fait tiquer un peu en s’attardant à la langue des Québécois. C’est vrai que beaucoup d’animateurs à la radio et à la télévision se gargarisent de vulgarités et de stupidités. La dictature du rire à tout pris fait des ravages. Malgré tout, je ne suis guère nostalgique des années cinquante, des « r » que l’on roulait à une vitesse vertigineuse à Radio-Canada. Il y a un juste milieu à trouver et ce n’est pas du côté des puristes ou des nostalgiques que l’on trouvera cet équilibre.

Pertinence

Il vise juste cependant quand il parle des humoristes, de l’enseignement et des contorsions de l’art contemporain où l’idée prend le pas sur l’objet ou la réalisation.
«C’est sa culture qui fait d’une population un peuple, et ce sont les moyens qu’il se donne pour protéger cette identité qui font d’un peuple une nation. Et ses velléités qui en font une vieille histoire.» (p.51)
Les membres du gouvernement et les élus de l’Opposition à l’Assemblée nationale devraient lire cette phrase avant d’amorcer leurs débats. Peut-être que l’on éviterait les dérapages et les propos farfelus sur la dette, le déficit zéro et certains délires sur la charte de la laïcité.
J’ai adoré aller comme ça d’un sujet à l’autre, suivre la pensée de cet homme qui surprend et étonne par sa justesse et son à-propos. Un genre de réflexion nécessaire, qui  fait du bien.

Le calepin d’Érasme de Jean Paré est paru chez Leméac Éditeur. 

jeudi 14 novembre 2013

André Pronovost atteint un sommet


André Pronovost atteint un sommet dans Elvis et Dolores. Un travail intelligent, une belle maîtrise de son sujet où il remet en question les idéaux de la société américaine. Un savant mélange de musique, de culture cinématographique et de philosophie, de l’art du récit également. Un projet qui englobe peut-être l’art de la vie pour mieux la secouer et l’aimer.

Quelque part dans le Maine. Alison, la grande amie de la bibliothécaire Blanche Roanoke, travaille chez McDonald pour amasser des sous. Elle souhaite se payer des implants mammaires, une opération qui changera sa vie.
Les amies se voient tous les jours, se préoccupent des gens qu’elles côtoient. Arthur par exemple, un employé de la bibliothèque municipale qui sait tout de la vie d’Elvis Presley et de la jeune comédienne Dolorès Hart qui, après un début de carrière fulgurant au cinéma dans King Creole, a choisi de devenir carmélite.
«Son rôle dans Loving You a fait d’elle la première femme qu’Elvis ait embrassée à l’écran. Elle est devenue à ce moment-là l’une des jeunes femmes les plus enviées des États-Unis.» (p.86)
Les deux femmes décident de s’occuper de ce grand timoré. Alison le questionne sur Presley sous prétexte d’écrire un article pour la revue Rolling Stone. Le solitaire se confie et les feux de l’amour ne tardent pas à s’allumer.

Grande question

Pourquoi une comédienne belle à faire rêver tourne-t-elle le dos à la gloire à vingt-quatre ans ? Qu’est-ce qui importe dans la vie ? La célébrité, l’argent ou s’accomplir dans les gestes les plus humbles ? Voilà la question qui porte le roman de Pronovost.
«Cette jeune femme que tu admires a fait le deuil de sa beauté. Elle a su se libérer de son besoin d’être désirée. Toi, petite fille, en réclamant de plus gros seins, tu fais le contraire de ce qu’elle a fait— et alors qu’elle avait le même âge que toi. Et pourtant tu lui ressembles. Ca tu es, comme elle, en quête du bonheur. Tu as mal. Tu cherches à apaiser ton âme.» (p.114)
Grâce à la plume de Blanche Roanoke, toute la ville vit le procès de Dolorès Hart. Parlons-nous d’une sainte ou d’une jeune femme à l’esprit dérangé ? Pronovost interroge le culte de la vedette, la richesse et le succès, les piliers de la société américaine. L’écrivain propose un théâtre de l’absurde où sont convoqués Freud, Jung, Diderot, Tolstoï et plusieurs autres penseurs. Toute la population embarque dans cette représentation unique qui soulève les passions.
«Il n’y avait qu’un seul problème. Plus une peur légitime qu’un problème d’ordre métaphysique. C’était la peur de manquer d’alcool. Charlotte craignait qu’on ne fit fi de ses appels à la modération. La sensibilité à fleur de peau des spectateurs dépassait les prévisions. Ceux-ci buvaient beaucoup, beaucoup. La réputation d’un hôtel pris à court d’alcool est ternie à jamais.» (p.221)
Des moments uniques quand Simone de Beauvoir vient à la barre et explique ses choix de vie.
«— Oui. À quatorze ans, je suis devenue athée. Je me suis mise à voir la religion comme une duperie monumentale, et les membres du clergé comme des commères se repaissant de ragots.» (p.230)

Procès

Qu’est-ce qui s’est passé dans la tête de Dolorès Hart ? Pourquoi choisir l’anonymat et la plus effacée des façons de vivre ? Si Hart a trouvé le bonheur dans la vie religieuse, Presley s’est perdu dans les remous du succès.
Comment trouver le bonheur et l’équilibre ? Pronovost aime bousculer nos façons d’être. Je songe à Appalaches, un récit passionnant qui permet de voir les États-Unis d’un autre œil.
Jamais Pronovost n’a été aussi percutant. Ses incursions dans les écrits et les dires des grands penseurs sont remarquables. Un humour fin, maîtrisé, un bonheur. L’écrivain questionne sans jamais être lourd, pompeux ou moralisateur. Et quels personnages attachants ! Un grand bonheur de lecture.

Elvis et Dolores d’André Pronovost est paru chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/633.html

lundi 11 novembre 2013

Les Québécois ne connaissent pas leur pays


Bonne idée que de questionner des hommes (une seule femme?) de différents horizons et de leur demander de quoi le Québec a besoin pour s’affirmer dans le concert des nations, sortir d’une morosité qui le paralyse depuis des décennies. Les participants, malgré des vies différentes et des parcours singuliers, en arrivent à un même constat. Les Québécois connaissent peu ou mal leur pays, ses frontières floues et son histoire.

«Voici un livre écrit en chaussures de marche, le nez dans le vent, avec boussole et GPS. Un livre pour rouler, survoler, connaître. Un incitatif à s’enfoncer dans les villes ou les épinettes noires. Parce que la géographie, c’est le berceau d’un pays», explique Marie-France Bazzo dans une courte préface. Les Québécois sont vraiment en manque de connaissances géographiques. Leurs lacunes cognitives en ce qui concerne le territoire ne cessent de s’accumuler.
Le Nord, l’exemple le plus frappant. Les trois quarts du territoire du Québec restent inconnus et mystérieux. Cet espace mythique, sauvage, propice aux fantasmes miniers et hydro-électriques, devient un lieu d’exil temporaire, le temps de faire «la passe» et d’accumuler un pactole avant de revenir vers la civilisation.
«Les Canadiens et les Québécois ont bien évolué dans le sens de peupler les régions les plus tempérées, les plus au Sud, les plus liées à la richesse du sol et aux réseaux de communications, mais ces réseaux ne sont jamais allés, jamais, vers le Nord. Ils vont vers le Sud, ou vers l’Europe.» (p.18)
Une grande majorité de la population québécoise vit dans la vallée du Saint-Laurent et les territoires bordant certains affluents. Après Chibougamau, c’est l’inconnu, les vents, les épinettes, la toundra qui attire les plus braves…
«Non. Je pense que nous n’avons jamais eu conscience du territoire. Le Nord, pour nous, est une absence. Fondamentalement et historiquement, ce sont les Autochtones qui l’habitent.» (p.94)
Pourtant, ceux qui ont arpenté ce pays sont devenus des amoureux du Nord. Pensons à Jean Désy, Louis-Edmond Hamelin et Serge Bouchard. On pourrait aussi s’attarder au territoire fantasmé d’Yves Thériault qui en a fait le lieu de toutes les sauvageries et des pulsions.

Passé

Les Québécois ignorent leur histoire, encore plus celle des autochtones, leur mythologie, leur conception du pays, les rapports avec la nature et la vie. Nous sommes affligés d’une amnésie qui nous empêche de prendre les bonnes décisions.
«On l’a bradé, notre territoire. On l’a donné. On l’a mauvaisement prêté à des gens. Loué, vendu même: le fond des rivières, certains droits de coupe, le sous-sol, le pétrole, certains métaux. Toujours uniquement sous des auspices et des justifications économiques. Parce que malheureusement c’est seulement là, dans l’économique, que l’on dresse des bilans.» (p.130)
Les gouvernements ressassent des idées peu adaptées à l’époque contemporaine et à sa géographie. L’idée même des régions ressources empêche le développement intelligent des territoires périphériques et du Nord. Un concept venu du colonialisme peut-être qui fait que l’on pille les ressources de ces contrées au profit des habitants du Sud et des villes. Cette vision bancale ne peut que donner des interventions néfastes. L’exploitation de la forêt, des mines dans les régions est un véritable gâchis que beaucoup refusent de voir. L’erreur boréale de Richard Desjardins, par exemple, a montré une réalité que nombre de décideurs et de commentateurs ont refusé d’accepter. Ils ont préféré pourfendre «le poète».
De quoi le territoire du Québec a-t-il besoin? amorce une réflexion qui mérite d’être poursuivie et étoffée. Ces témoignages font prendre conscience des lacunes, des trous de mémoire qui peuvent expliquer nos flous identitaires, notre incapacité à se définir et à s’affirmer. Ce brouillard on le retrouverait autant du côté de la culture, de la littérature en particulier, que l’on ne fréquente guère, que l’on ne diffuse pas et que l’on oublie d’enseigner.
Les politiciens devraient lire et relire ce collectif, les enseignants devraient le mettre dans les mains de leurs étudiants dans les cégeps et les universités. Un incontournable pour ceux et celles qui s’intéressent à la vie d’ici, au territoire immense du Québec réel et à inventer.
Enfin des textes qui font appel à la lucidité et à l’intelligence. C’est quand même rare dans une époque où être, c’est devenir consommateur. Une entreprise nécessaire.

De quoi le territoire du Québec a-t-il besoin? de Marie-France Bazzo, Camil Bouchard, René-Daniel Dubois et Vincent Marissal est paru aux Éditions Leméac.

lundi 4 novembre 2013

Gabriel Nadeau-Dubois donne sa version


Printemps 2012. Des grèves étudiantes éclatent partout au Québec. On réclame la gratuité scolaire et un accès plus grand à l’université. Un conflit sans précédent par son ampleur et sa durée. Les médias s’enflamment. Violence policière, droit de manifester, de recevoir des cours en recourant aux injonctions, droits individuels qui semblent avoir préséance sur les droits collectifs, liberté d’expression et dissidence. Comme si pendant quelques semaines, il avait été possible d’imaginer une façon autre de voir et d’être au Québec.


Gabriel Nadeau-Dubois a été l’un des porte-parole de cette grève étudiante, de ce printemps érable qui a accaparé à peu près tous les bulletins de nouvelles pendant des mois. Avec Martine Desjardins et Léo Bureau-Blouin, ces jeunes ont étonné par leur calme, leur sagesse et la justesse de leurs propos. Nadeau-Dubois a vite été perçu comme le «mouton noir», se faisant souvent reprocher d’être le pur et l’intransigeant qui refusait toutes négociations.

Retour

Gabriel Nadeau-Dubois revient sur cette période particulière de l’histoire du Québec où des centaines de jeunes sont descendus dans les rues et, après des mois de contestations, ont su rallier une bonne partie de la population à leur cause.
Tenir tête nous fait vivre ces événements de l’intérieur. L’étudiant en philosophie raconte la mobilisation étudiante, les réunions interminables de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) qui avait choisi de débattre toutes leurs décisions en assemblée générale, limitant ainsi singulièrement le rôle des représentants qui devaient s’en tenir à des mandats précis. Un phénomène que les médias n’ont jamais comprit ou voulut comprendre.
«La plupart de ceux qui ont fait le procès des assemblées générales de grève n’ont d’ailleurs jamais assisté à une seule d’entre elles et ignorent qu’on y encourageait de manière constante — et presque naïve diront certains — le discours politique. Une priorité qui s’est avérée lourde et rebutante par moments, qui a mis à l’épreuve la patience de plusieurs, mais qui a aussi donné lieu à des échanges politiques d’une richesse inouïe.» (p.55)
De quoi dérouter les journalistes qui apprécient les réactions spontanées, aiment quand une question reçoit une réponse. Les médias veulent du direct, de l’émotion et souvent du sensationnel.

Problème

La gratuité scolaire et le rôle des universités, les conséquences de la décision du gouvernement Charest de hausser les frais de scolarité retiennent l’attention de Nadeau-Dubois. Des mesures similaires ont eu des effets néfastes dans d’autres pays. Baisse de la fréquentation des universités de façon significative en Angleterre et aux États-Unis, endettement des diplômés qui n’arrivent plus à s’en sortir dans le climat économique présent. Un questionnement fort pertinent sur le rôle des universités qui, peu à peu, deviennent des «laboratoires» pour les entreprises privées. Le rôle traditionnel de ces institutions qui formaient des citoyens capables d’analyser, de questionner, de critiquer et de juger semble bien loin des préoccupations des recteurs. Il faut que ce soit efficace, rapide et comptabilisable.
Médias

Nadeau-Dubois insiste aussi sur les réactions de la plupart des chroniqueurs et des commentateurs, pendant cette période. Tous ont tapé joyeusement sur les étudiants, demandant au gouvernement de les ramener dans les salles de cours, les privant ainsi de leur liberté d’expression et du droit de manifester. Une unanimité particulièrement suspecte, des embardées spectaculaires dans certains cas.
«Denise Bombardier s’alarmait le plus sérieusement du monde de l’effondrement de l’État de droit dans les pages du Devoir. Avec le recul, ses propos paraissent d’un ridicule consommé: «La rue a gagné sur l’État de droit. Les lois votées à l’Assemblée nationale et celles imposées par les tribunaux pourront désormais être invalidées dans les faits par des groupes divers qui ont fait leurs classes ce printemps en bloquant Montréal la rouge, en noyautant les réseaux sociaux, en intimidant leurs adversaires et en usant de violence.» S’en était fait de la démocratie, le Québec sombrait dans le chaos.» (p.169)
Gabriel Nadeau-Dubois s’interroge aussi sur la judiciarisation du conflit, l’interprétation des juges qui ont accordé des injonctions, niant ainsi les droits d’une majorité en privilégiant les désirs individuels.
Un essai vivant, percutant, vivifiant qui ramène des questions qui n’ont pas encore trouvé de réponses. Notre société est à la dérive, peut-être, mais pas pour les raisons que l’on ne cesse de remâcher. Heureusement, il y a une jeunesse intelligente et articulée qui questionne et refuse d’avaler les couleuvres des dirigeants. Il faut tenir tête, c’est la seule manière de progresser, de changer des choses. Un éclairage nécessaire qui peut servir de leçon, du moins je l’espère.

Tenir tête de Gabriel Nadeau-Dubois est paru chez Lux Éditeur.

lundi 28 octobre 2013

Guillaume Bourque nous laisse avec le motton


Jérôme Borromée a connu une enfance libre, sans véritables balises ni directives. Un père à la sexualité ambivalente, une mère plutôt instable et angoissée, un frère qu’il tente d’imiter plutôt mal que bien. Les garçons ont grandi avec leurs amis, profitant de toutes les occasions pour fumer, boire et se défoncer. Le tout dans un monde musical omniprésent qui devient quasi de l’agression. Une lente dérive dans un monde qui s’effrite peu à peu.

Guillaume Bourque, dans Jérôme Borromée, nous fait découvrir un adulte qui n’a jamais guéri de son enfance. Certains écrivains ont fait leur marque en refusant la vie adulte. Je pense à Réjean Ducharme et Bruno Hébert qui ont poussé cette négation dans des dimensions épiques. Bérénice Einberg et Léon Doré demeurent des figures marquantes de notre littérature.
Jérôme, la trentaine, à la veille de devenir père, ne peut que se retourner vers cette période floue où il n’était pas même certain de son orientation sexuelle. Tout comme son père qui avait du mal à se retenir en présence de certains de ses amis.
«Les soupers en tête-à-tête ont continué. Il avait retrouvé tout un éclat, ton père, et quand tu lui annonçais que Justin s’en venait à la maison, il s’empressait d’aller se brosser les dents. Personne ne faisait le lien, personne n’osait se demander ce que Paul pouvait bien retirer de cette relation, surtout pas Claire, ta mère. C’est Victor qui a fait la lumière sur les motifs de l’intérêt de votre père pour l’acteur. Le titre du dernier film commandé à Super Écran était resté affiché à la télé, une nuit. Paul était peut habile côté technologie, il avait laissé des traces: un film de fesses au masculin.» (p.37)
Jérôme rêve de devenir scénariste. Il ira un peu dans toutes les directions, incapable de s’accrocher à un projet. Justin pourtant lui montre la voie. Le comédien fait son chemin en misant sur toutes les cartes. Carry, un ami avec qui il aura des contacts sexuels, le tourmente et le questionnera dans ses pulsions.
Amorphe, il ne ressent pas cette vibration qui pourrait le pousser jusqu’au bout d’un travail ou d’une passion. Il tente de séduire plutôt que de s’imposer. Une ambivalence, un ancrage qui lui fera toujours défaut.
«Tu avais réussi à faire le deuil de tes aspirations de prodige du cinéma en te visualisant en professeur vedette à l’université, mais tu n’as pas été capable de le mener à bien, ce deuxième plan. L’anxiété encore, cette fois avec pour objet ta thèse. Tu n’arrivais plus à rédiger, tes lectures te dégoûtaient. Ça a duré des mois. Tu as dû abandonner ton doctorat et tu n’as plus jamais lu autre chose que des courriels, des directives et des recettes.» (p.180)
Une angoisse aussi de devoir franchir une sorte de mur l’empêche de s’avancer seul au grand jour. Il finira par devenir fonctionnaire, un travail plutôt bien payé et particulièrement terne.
Devant la grossesse de son amoureuse, il reste interdit, incapable encore une fois de s’émerveiller ou de s’emballer. Il ne sait surtout pas s’il aime encore cette femme qui le bouscule et contrôle sa vie. Il sera père puisqu’on le lui demande, joue le rôle dans une émission télévisuelle au plus grand plaisir de sa mère. C’est ce qu’il a toujours fait, jouer, faire semblant, être quelqu’un d’autre.
«Si au moins vous étiez devenus les enfants qu’elle souhaitait. Toi, tu as fini par satisfaire ses espoirs avec tes diplômes, ton poste, ta blonde et ton fils à venir, mais tu as d’abord été, comme ton frère avant toi, un ado bum qui ne s’intéressait à rien, qui buvait, qui se droguait et qui s’amusait seulement en ridiculisant les autres. Ta mère aurait voulu que la vie la dédommage de lui avoir pris ses deux premiers-nés en lui donnant de bons fils, mais les deux salaires de son sacrifice ont passé leur jeunesse à lui rire au nez.» (p.206)
Devenir adulte dans le cas de Jérôme aura été un épouvantable gâchis. Peut-être aussi renoncer à toutes les ambitions ou les désirs qui rendent la vie passionnante.

Vie adulte

Jérôme Borromée dresse un portrait assez noir d’une certaine génération qui semble avoir été abandonnée. Des jeunes ont été ballottés tout au long de leur enfance, incapable de décider ou de savoir ce qu’ils souhaitaient vraiment. Le pire, c’est que personne ne leur a demandé de se centrer sur l’être qu’ils sont. Nul ne semble s’en être inquiété, autant à la maison qu’à l’école. Ils auront été des absents, des figurants.
Un récit bouleversant qui m’a laissé avec le motton dans la gorge.

Jérôme Borromée de Guillaume Bourque est paru aux Éditions du Boréal.