L’ENFANCE SE NICHE AU COEUR de l’écriture de Guy Lalancette.
Je pense au narrateur de son terrible roman Les
yeux du père, aux adolescents d’Un
amour empoulaillé et même à la voix de La
conscience d’Eliah. Des frères et des sœurs qui empruntent des chemins qui
leur sont propres et qui finissent toujours par se croiser. L’absence du père, encore
une fois, qui est parti pour on ne sait quelle raison dans le septième ouvrage
de cet auteur. J’aime la solidarité entre les membres de la famille, la
présence de la mère qui s'impose comme le pivot d’une histoire qui permet aux
jeunes de guérir des blessures profondes, de confronter des secrets qui
marquent pour la vie. Des « cachettes » un peu partout dans la maison, mais
surtout dans la tête de Claude Kérouac, une petite fille de huit ans écrianchée
dans un quotidien qu’elle tente de transformer.
J’avais très hâte de mettre la main sur Les cachettes de Guy Lalancette. Parce qu’il s’est fait désirer un
peu. Sa dernière publication remonte à 2012. Huit ans dans la vie d’un
écrivain, c’est l’éternité avec des bouts qui dépassent, surtout dans notre
monde où les romanciers doivent se débattre pour demeurer dans l’actualité et
chatouiller la curiosité des lectrices et des lecteurs de moins en moins
nombreux. Heureusement, il y a encore des Guy Lalancette qui restent fidèles à
l’oeuvre et au travail patient qu’exige l’art de la phrase.
J’ai refermé ce beau livre au soir d'un dimanche plutôt gris et doux de février.
Ce jour, toujours une accalmie, me permet de longs moments de lecture et
souvent de terminer un roman qui m’a bousculé toute la semaine. Un parcours un
peu chaotique cette fois, parce que j’ai eu du mal à me faufiler dans cette
histoire polyphonique. Même qu’après une trentaine de pages, j’ai repris mon
souffle pour faire marche arrière, pour revenir au début et tout recommencer. J’avais
l’impression d’avoir raté une porte, d’être passé tout droit dans une courbe et
de courir derrière mon ombre.
Un peu mélangeant ces voix qui s’intercalent dans le récit d’une enquête
policière. Les limiers doivent résoudre la disparition de la jeune Claude Kérouac.
L’événement devrait ameuter les frères et les sœurs, mais on ne s’en fait guère
parce que la fillette a l’habitude de devenir invisible pendant des heures. Elle
se réfugie dans des endroits que tous oublient ou ignorent. Particulièrement
sous l’escalier qui monte au premier où, dans le noir, elle peut
convoquer des personnages, inventer des dialogues et refaire le monde à sa
façon.
La part de l’enfant est belle dans la littérature québécoise. Certaines
figures sont devenues emblématiques. Je pense à Bérénice Steinberg de Réjean
Ducharme, la narratrice de L’avalée des
avalés qui a marqué notre imaginaire. Monsieur Émile a séduit tout le monde
dans Le matou d’Yves Beauchemin.
Nicole Houde, l’écrivaine saguenéenne, a fait une belle place aux personnages
de l’enfance dans son œuvre. Cette avenue permet de secouer le langage, de le
retourner pour ainsi dire et de bousculer des questions essentielles,
profondes, sans avoir l’air d’y toucher.
Fanny signale la disparition de sa sœur à la police et l’enquête débute.
Il faut démêler tous les fils et reconstituer la suite des événements.
ENQUÊTE
J’ai compris au bout d’une phrase, à la page trente-cinq (vous allez
dire que j’ai pris du temps) que l’écrivain plaçait son lecteur dans la
situation de la policière qui avance en tâtonnant, interrogeant les membres de
cette famille où tout le monde fait sa vie sans se soucier des autres. Des
sœurs et des frères qui partagent des secrets, protègent leur espace personnel
et vivent comme ils le souhaitent. Et les confidences de Claude en plus qui brisent le fil, racontent des séances avec une psychologue, tentent de mettre
les pendules à l’heure. La petite dernière de la famille est une fouineuse qui
entend tout, sait tout, connaît des endroits où personne ne peut la trouver, du moins, elle aime bien le
croire. Une fillette qui ne va plus à l’école, particulièrement intelligente et
qui a la manie de jongler avec les mots qu’elle ne comprend pas et de chercher
leur signification dans le dictionnaire.
J’aime bien les poèmes, ceux que maman garde dans la petite bibliothèque
de sa chambre. Elle dit que je m’autorise avec du reproche dans la voix mais
elle ne m’empêche pas. Il y a tellement de mots que je ne connais pas dans ses
livres, c’est comme un casse-tête. Mais je les dénonce avec le dictionnaire.
Maman me trouve aberrante (c’est ce qu’elle dit) quand je parle de dénoncer les
mots. Moi, je sais que j’ai raison, il y a toujours des cachettes, des
tromperies et des déguisements dans les mots et encore plus dans les poèmes.
(p.19)
Le dictionnaire est comme une armoire, une garde-robe où l’on range les
mots et que Claude ouvre sans jamais hésiter, au moindre nouveau terme qui
s'infiltre dans son monde. La petite devrait connaître tout du gros livre, elle le
sait, pour comprendre ce qui lui arrive, ce que les autres ne veulent pas lui
dire et qu’elle réinvente dans ses cachettes et ses monologues. Elle aime bien son
frère Théo, un scénariste. Elle lui emprunte souvent des phrases et les copie
sous les marches de l’escalier pour mieux s’en souvenir. Un garçon qui croit que
tout passe par les mots et les idées, qui vit un peu à côté de ses penchants sexuels.
L’écriture, toujours omniprésente dans l’œuvre de Guy Lalancette, permet
de transcender la douleur et de se maintenir à la surface. Je pense au travail de
Jérémie qui se penche sur le drame de Simon et Élisabeth dans Un amour empoulaillé. Jérémie raconte
l’histoire de son frère qui fréquente les mots et qui « engraisse ses textes
avec le dictionnaire ». Il y a tout ça dans ce récit étrange qui nous entraîne
dans les fantasmes d’une fillette qui s’invente des
personnages, surtout Rose qui la bouscule et à qui elle peut tout confier. Elle
peut aussi convoquer ses frères et sœurs, sa mère souvent, pour les faire agir
comme elle le souhaiterait dans la vraie vie.
Quand je me cache dans le noir, sous le grand escalier, dans le
caveau à légumes du sous-sol ou dans n’importe quel autre refuge, ce que
je préfère, c’est que je ne vois rien.
Même les yeux ouverts, j’ai beau regarder, c’est noir partout et c’est grand
parce qu’il n’y a plus de mur. Le noir c’est parfait pour agrandir. (p.153)
RECHERCHE
Les policiers ne savent trop sur quel pied danser devant une certaine indifférence
des membres de la famille Kérouac. Tous protègent leur petite sœur, ne veulent
pas dévoiler certains secrets peut-être. La mère, un peu distante, dirige sa barque
avec l’aide des plus grands, menant des études en littérature, consacrant
beaucoup de temps à ces livres que Claude lit même si elle a du mal à
comprendre.
Peu à peu, le nœud se resserre et on apprivoise les méandres de cette
aventure qui passent des faits et de la démarche des policiers à la voix de
Claude qui tente de mettre le doigt sur ce qui va tout de travers dans sa vie. Des
confidences qui permettent de nous risquer dans la tête de l’enfant qui défait
le monde à sa manière et qui a des idées sur tout. Des textes fascinants qu’il
faut savourer comme on le ferait des barres tendres.
Quand je suis avec Théo, je lui demande s’il peut m’écrire un rôle
pour jouer dans un de ses films. Dans le noir, il me dit toujours oui. Il
dit : « Rien de plus facile, jeune fille. » J’aime bien quand il m’appelle
« jeune fille » parce que c’est seulement entre nous. Une nuit, il m’a dit sous
le grand escalier : « Je vais réécrire le rôle d’Alice pour toi. Tu
vivrais dans un dictionnaire, dans les mots du dictionnaire comme dans un
labyrinthe, des mots en escaliers de toutes sortes qui seraient aimables ou
méchants ou frivoles, et d’autres mots en spirales dans des toboggans pour les
vérités et les mensonges. Un grand dictionnaire avec des pages en accordéon qui
feraient de la musique et où tu pourrais danser avec toutes les lettres de
l’alphabet. » (p.157)
Bien sûr, il y a un secret, un drame qui couve. J’ai pensé
un moment que tout venait du père qui est parti comme ça, abandonnant ses
enfants et sa femme pour on ne sait quelle raison. Il vit quelque part et certains
semblent avoir des contacts avec lui. Il paie religieusement une pension et
reste une figure vague qui n’occupe guère de place dans leur vie.
IMAGINAIRE
Je me suis laissé happé par cette histoire, l’enquête policière qui tourne
en rond pendant un bon moment et les propos de Claude qui se font de plus en
plus discrets à mesure que les faits s’accumulent. Et comment ne pas être
fasciné par l’écriture un peu hallucinée de Guy Lalancette, cette manière d’en
découdre avec la réalité pour la montrer sous un nouvel éclairage ? Claude
questionne, déstabilise et cherche un équilibre, s’appuie sur les mots qui lui
échappent souvent et demeurent difficile à maîtriser. Elle tente de mettre un
baume sur un événement, une douleur qui s’enracine en elle comme une plante et
qu’elle arrive mal à débusquer.
Toutes les histoires de Guy Lalancette nous entraînent dans les méandres
de l’esprit et de l’amour, dans des drames terribles que tous doivent surmonter
pour prendre pied dans la réalité. Il faut toujours secouer les liens
familiaux chez lui, brasser des questions que l’on ne veut pas effleurer et qui hantent
tout le monde. Un clan qui tient par un secret qui unit frères, sœurs et mère.
Un texte encore une fois fascinant qui m’a arrêté souvent pour savourer
la beauté d’une phrase qui pousse la réalité dans une autre dimension. Pas mal
inquiétant de prendre les yeux d’une petite fille qui se débat avec des
questions existentielles et de terribles cauchemars. L’enfance n’est pas un
monde paisible chez Lalancette. C’est toujours un gouffre de peurs et d’angoisse,
de drames que les adultes tentent désespérément de dissimuler. Cette fois encore, la famille en sort plus forte grâce au secret partagé.
Le pire qui arrive dans les fictions de cet écrivain, c’est de s’enfermer dans
le silence qui étouffe les personnages. Les mots ont une valeur salvatrice. Ils
consolent, guérissent et peuvent permettre d’apprivoiser la réalité. Et il faut
secouer les phrases pour tout dire, pour vivre peut-être et s’installer en
claudiquant dans sa vie, connaître le bonheur de raconter. Un magnifique récit,
un travail qui déroute et charme encore une fois. Voilà un texte qui ne
déparait pas l’œuvre de cet écrivain qui s’invente des parcours fascinants et
peu connus.
LALANCETTE GUY ; LES CACHETTES, ÉDITIONS VLB ÉDITEUR, 264
pages, 26,95 $.
http://www.edvlb.com/cachettes/guy-lalancette/livre/9782896498123
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