COMME DES SAUVAGES d’Emmanuelle Tremblay est un roman qui m’a rappelé, par certains
aspects, La Maison du remous de
Nicole Houde ou encore les sagas de Claude Le Bouthillier où des drames
marquent les gens sur plusieurs générations. Tout tourne autour de Rose, la
grand-mère infatigable et un peu étrange qui rend l’âme dans les bras de sa
petite-fille Viviane. Qui est cette femme ? Que cachent ses silences ? Pourquoi
ses filles sont-elles parties ? Et le grand-père qui attend avec impatience que
sa petite-fille s’éloigne après les funérailles. Quelle tragédie marque la
famille Santerre ? Un roman étonnant, souvent cruel, mais toujours juste.
Rose se meurt dans sa chambre d’hôpital. Viviane, sa petite-fille, revient
dans la famille après une longue absence pour vivre les derniers moments de
celle qui lui a servi de mère. Quelques mots, des bouts de phrases et des
images surgissent. La jeune femme replonge dans son enfance, se heurte à des
secrets, certains événements dont personne ne parle.
Rose s’est occupée seule de ses filles et de ses fils. De sa
petite-fille aussi, l’enfant de Nicole. Son Augustin était toujours au loin, en
mer ou ailleurs. Pour tenir le coup, il y avait les médicaments que lui prescrivait
le docteur Thériault. Ainsi, elle calmait ses angoisses, ses regrets, sa peur
devant ses filles qui ne semblaient rien retenir de ses propos et
de ses mises en garde.
Tout comme Laetitia, le personnage principal de La Maison du Remous de Nicole Houde,
Rose se heurte à une fatalité héréditaire qui la réduit au silence et va détruire
ses filles.
La petite-fille épie cette femme qui n’est plus que l’ombre d’elle-même,
ce corps qui semble glisser tout doucement hors de la vie. Des mots esquissent
des images, des moments, des instants fugaces et des fragments du passé.
Viviane s’était penchée sur la vieille jusqu’à appuyer sa
poitrine contre le corps alité. Elle n’eût pas cru possible de la voir d’aussi
près. Une femme à sa place. Qui avait imposé le respect dans la distance
maintenant abolie, par le sort du commun. Car son squelette se précisait sous
la peau tavelée de constellations inédites. Son haleine l’enveloppait d’une
aura qui s’épaississait plus le sang ralentissait son cours. (p.14)
Rose a vécu dans un monde dominé par les hommes. Elle a été réduite
à ses fonctions biologiques. Peut-être pas un univers aussi marqué qu’évoque
Abla Farhoud dans Au grand soleil cachez
vos filles, mais une force insidieuse et implacable. Nous sommes dans les
années qui précèdent la Révolution tranquille et le clergé a encore beaucoup
d’emprise sur les gens. Les études ne sont guères possibles pour les filles Santerre
parce que le père a du mal à joindre les deux bouts et qu’il est possédé par la
passion du jeu. Elles travaillent à l’usine qui transforme le poisson. Une
tâche difficile, ingrate où il faut se démener pour faire un peu d’argent. Chacune
compose avec ses ambitions, ses désirs et une même volonté de s’arracher à la
misère qui écrase Rose un peu plus chaque jour. Monique paie chèrement le prix
de ses ambitions tout comme Nicole. Simone et Jeanne s’en tireront un peu mieux
en allant vivre en ville.
Viviane a droit à des études. À cause de sa naissance, de sa mère
qui est partie et qui n’a jamais donné de nouvelles. Le père n’a jamais été nommé
et identifié. Le silence, un autre, des questions que l'on ne pose jamais. On comprend à la
lecture pourquoi Augustin, le grand-père, n’aime pas se retrouver face à sa
petite-fille qui lui rappelle un moment de lâcheté et de couardise.
Les pétales de la rose sont flétris sur son bras tatoué. Mais
elle fait semblant de ne pas voir, occupée à lire le dos de la boîte de
Cheerios au miel et aux noix. L’homme n’en impose plus autant, malgré une
fébrilité intérieure qui le maintient sous pression, comme s’il allait se lever
à tout moment pour partir. On sait jamais
quand il s’en va. Quand il revient. Où c’est qu’il est rendu. Grand-maman
Rose n’avait pas tenu le compte de ses absences. Aux côtés de sa petite-fille,
il demeure pourtant stable, avec l’air de vouloir ajouter quelque chose qui
tarde à venir. Amadouée, elle l’aide à se dépêtrer du silence en lui reposant
la question. Le ménage ! Il se fait tout seul ? (p.44)
Viviane, fille sans père, trouve une sœur dans le personnage de
Ghislaine de La Maison du Remous de
Nicole Houde. J’y reviens parce que je termine un carnet où je m’attarde à la
femme, l’écrivaine exceptionnelle et une œuvre unique au Québec. J’en suis tout
imbibé.
SECRET
Rose protège ses secrets. Thomas le photographe par exemple qui
remet une liasse de lettres à Viviane au salon funéraire. Elle découvre en les lisant
le secret de sa grand-mère. Elle a vécu un amour avec le vieux Thomas. Une petite
fille est née et meurt à bas âge. Elle n’a pas droit à une place au cimetière parce
que le curé Aurélien a refusé de la baptiser.
La mère de Viviane voulait échapper à la misère des gens qui
doivent toujours plier l’échine devant un patron qui les manipule comme des
marionnettes. Surtout les femmes qu’il séduit et rejette après. Son audace, sa
témérité la perdra. Le pire, c’est qu’Augustin la sacrifie pour payer ses
dettes de jeu. Nicole accepte de disparaître pourvu que sa fille puisse aller aux
études et connaître un autre destin. C’est la seule voie, l’éducation pour
échapper aux forces qui jouent dans une communauté où la famille Hébert décide de
tout.
SYMBOLE
Viviane devient biologiste et se passionne pour les grands requins
qui parcourent les mers. Elle traque ces bêtes un peu partout pour apprendre
comment ils se déplacent et se reproduisent. Et savoir aussi pourquoi ils ont
si mauvaise réputation. Peut-être que cela vient du film Jaws où le grand requin blanc devient la bête maléfique qui attaque
les humains. Une version de Moby
Dick d’Herman Melville où le capitaine Achab pourchasse le cachalot blanc
sur toutes les mers du monde pour assouvir sa vengeance. Peut-être aussi que
les requins ne vivent pas que dans les mers. Ils sont parmi nous et peuvent frapper n'importe quand.
Viviane découvre la rage de son oncle Jean, sa révolte et son refus
de plier l’échine, l’amour secret de
Rose, le destin terrible de sa mère et de sa tante Monique.
La vérité fait mal, mais il ne peut y avoir de résilience sans la
connaissance. Elle comprend les agissements de sa grand-mère qui ne pouvait
affronter le monde sans ses petites pilules. C’est le sort réservé à plusieurs
femmes encore de nos jours. Les médicaments pour les faire tenir tranquille et
accepter une situation souvent terrible. Emmanuelle Tremblay nous présente brièvement
certains médicaments qui ont servi à « calmer » les femmes, à les faire se tenir
tranquille dans leur révolte et leurs angoisses.
Son esprit paraissait vouloir se mouler à l’empreinte qu’un
souvenir lointain eût laissée dans son corps. Viviane avait alors compris qu’il
ne saurait y avoir de détachement sans réparation. Et que sa responsabilité y
serait pour quelque chose. Car elle se limitait, somme toute, au sursis qu’on
avait réussi à lui accorder. Le temps d’une dernière accolade avec le passé.
(p. 72)
Madame Tremblay nous pousse imperceptiblement vers un univers
glauque, révèle les secrets de la famille Santerre, les drames que l’on dépose
dans de grands coffres qui se couvrent de poussière dans les greniers. Toutes
les familles taisent de tels secrets. Ils expliquent souvent des gestes et bien
des peurs. Je pense à Robert Lalonde qui n’a cessé de secouer certains
événements de son enfance.
Comme des sauvages
m’a terriblement dérangé. Un roman dur, mais tellement juste. Une écriture magnétique
pour dire le silence et le non dit. Tout comme Nicole Houde le fait, j’y
reviens, dans La Maison du Remous et
dans L’enfant de la Batture. Des
romans qui vous râpent l’âme et l’esprit.
Emmanuelle Tremblay me touche particulièrement parce que j’ai
l’impression de retrouver des personnages que j’ai suivis dans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace. Elle dénonce une
société du silence qui écrase les femmes, ces « folles » que l’on garde dans les
maisons comme dans des cages.
Rose survit grâce à la médication et Nicole choisit de se sacrifier
pour sa fille. C’est douloureux pour Viviane de l’apprendre, mais nécessaire.
Le silence n’est jamais une solution. Un roman bouleversant, une écriture qui éclate en plein visage. Un aspect de notre réalité dont on ne parle
jamais. La médication, les pilules pour faire taire celles qui basculent dans
la dépression et l’envie de mourir. Celles aussi qui ont envie de hurler et de
dénoncer les agresseurs et les violeurs.
COMME DES SAUVAGES
d’EMMANUELLE TREMBLAY
est paru aux Éditions Leméac.
http://www.lemeac.com/auteurs/685-emmanuelle-tremblay.html
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