L’écriture
exploratoire, même si elle se fait discrète et ne fait guère courir les foules
dans les salons du livre, existe. Quelques écrivains se permettent d’ouvrir des
portes et de secouer les formes conventionnelles du récit. Lori Saint-Martin,
dans Mathématiques intimes, choisit
des thèmes comme un musicien le fait quand il s’abandonne aux vertiges de
l’improvisation. Des textes brefs où elle retrouve ses préoccupations, les
nœuds qui constituent son oeuvre. Elle m’a fait songer à Keith Jarret qui, seul
au piano, crée un environnement sonore unique.
Lori Saint-Martin aborde des sujets
neutres de prime abord, comme si elle travaillait à la manière des peintres anciens
qui devaient reproduire des objets familiers ou encore certains aliments. Fruits, maison, princesses et grenouilles,
haines, mères… Treize bornes, treize points de départ pour tout dire en triant
ses mots. Tout est balisé et c’est ce qui a étonné et dérouté le lecteur que je
suis. J’avoue n’avoir jamais tellement aimé les contraintes pour écrire. Je
fais plutôt confiance au sujet et c’est lui qui impose son espace. Certains
collectifs, je pense à la revue XYZ, ont exploré cette approche en réduisant l’expression
à quelques lignes. Les résultats étaient surtout révélateurs de l’imaginaire
des participants. Pour l’innovation ou les surprises d’écriture, le rendez-vous
était un peu raté. Lori Saint-Martin ne triture guère la langue française dans
ses textes. C’est pourtant drôlement efficace.
Mon amant ne connaît pas ma langue, mais je connais la sienne. Il a
essayé, pour moi dit-il, de s’y mettre. Peine perdue, il massacre chaque
syllabe, même celles de mon nom. Il a changé mon nom, l’a absorbé dans sa
langue. Il m’a absorbée, changée. (p.7)
Tout ce drame en si peu de
mots. Ça m’a coupé le souffle, comme si quelqu’un m’entrait une lame entre les
côtes.
Comment camper des
personnages avec si peu de moyens ? Comment pousser l’action et la faire
ressentir ? L’écrivaine s’impose dans ce jeu minimaliste et plaque le lecteur contre
le mur. Elle réussit souvent à nous étourdir d’un direct au menton.
Alors j’achète un bidon d’essence et je le vide sur sa couverture grise
et sur ses cheveux comme des serpents gris puis, l’allumette chaude encore à la
main, je me mets à courir en riant à l’idée d’être enfin débarrassé d’elle.
(p.31)
C’est un peu affolant,
j’avoue.
Couple
Madame Saint-Martin aime les
amants qui se retrouvent dans une chambre ou un café. Ils échangent quelques
mots, les corps se toisent et s’apprivoisent. Après, ils repartent dans leur
autre vie sans se retourner. Personne ne se livre dans ces rencontres. Il y a les
regards, des silences qui déstabilisent. Jamais de cris ou d’esclandres. Nous
ne sommes pas à l’opéra. Les ruptures surviennent dans un battement de paupière
ou un signe de la main. Le monde de Lori Saint-Martin est fragile comme les
ailes d’un papillon. Il suffit d’un souffle, d’un regard pour que tout
s’effrite.
Son nouveau-né dans les bras, elle monte, morte de peur. Et si — sans le vouloir, bien sûr — elle se penchait sur la cage d’escalier,
tendait les bras, les ouvrait ? Elle voit la scène se dérouler, frémit et ferme
les yeux, serre le petit paquet contre elle. Elle seule crierait, lui n’aurait
pas le temps, ne saurait pas. Il a dix ans, vingt, et elle paraît une enfant à
côté de lui si grand, si fort, une enfant fripée qui ne desserrerait son
étreinte pour rien au monde, qui a oublié comment on fait. (p18)
Il faut une grande maîtrise
de l’écriture pour réussir ces petits tableaux qui ne s’étiolent jamais.
La vie
J’ai dû aller et revenir
souvent sur une phrase pour saisir le drame, retrouver l’endroit précis où une
trappe s’ouvre et avale le personnage. Peut-être que la vie veut cela. Il faut
jouer, faire semblant, tricher pour survivre dans une société où les esclandres
sont des signes de faiblesse. Il faut aller et sourire même quand on a l’âme en
lambeaux et que chaque mouvement vous arrache un cri. L’écrivaine montre la
fragilité des êtres à qui on demande de porter des armures et d’être des héros
qui ne reculent jamais. Il y a le geste, la folie qui fait tout basculer et la
fascination peut-être de la mort, la fuite qui arrête tout et ne règle rien.
Ses nuits à présent sont délicieuses. Son mari dort et elle rêve du jour
prochain où justice sera rendue. Elle caresse à cœur de nuit une pensée, bonne
comme le sommeil, la beauté de l’inévitable à tourner et à retourner, oui, une
pensée meilleure que le sommeil, mille fois meilleure que l’amour : cette
certitude qu’elle a de lui survivre. (p. 37)
La cruauté de ces esquisses
fait frissonner.
Et encore plus étonnant, les
questions qui attirent l’écrivaine sont là. Elle ne trahit jamais son univers pour
le plaisir de s’amuser. Madame Saint-Martin revient sur les énigmes abordées
dans son roman Les portes closes. Le
couple, l’amour et aussi les mensonges qui tapissent le quotidien, les trahisons
que l’on ignore par crainte ou lâcheté. L’homme et la femme se surveillent du
coin de l’œil, retiennent leurs souffles, détournent le regard pour que rien ne
change. Même le meurtre s’impose dans un geste de tendresse presque, sans les
grands soubresauts que l’on nous plaît à reprendre indéfiniment au cinéma.
Le jour où ma mère est morte, avant de monter dans l’avion, je me suis
acheté une robe à fleurs. (p.50)
Lori Saint-Martin, malgré son
apparente neutralité, frappe fort. Rien de tendre ou de neutre. Tout bouillonne
à l’intérieur de la vie cruelle, impitoyable et les gens se libèrent dans un
sourire qui donne des frissons dans le dos. C’est peut-être l’époque qui veut
ça. Autant de récits qui deviennent des grenades qui peuvent exploser d’un
moment à l’autre.
Mathématiques intimes se lit
comme des haïkus, en revenant souvent sur ses pas, pour que les mots se
déposent. Sans ces arrêts, le risque est grand de tout rater. Cette écrivaine
est redoutable. Quelques mots et nous sommes au bord du précipice, devant le plus
horrible des drames. Toujours dans un extraordinaire dépouillement, une
neutralité, une certaine froideur je dirais qui dérange.
Saint-Martin Lori, Mathématiques intimes, Québec, Éditions L’instant même, 98 pages,
14,95 $.
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