La mort laisse un vide
qu’il faut combler en s’accrochant de tout son être. La disparition d’une mère
est vécue comme une onde de choc, une perte d’être qui change son regard sur
les humains et les choses. Il y a le temps d’avant et celui d’après. Des récits
émouvants ont paru récemment sur ce sujet avec Francine Noël et Robert Lalonde,
des témoignages qui mettent des mots où il n’y a que des hésitations. Louise
Dupré a perdu sa mère le 30 décembre 2011. Une fin prévisible puisque celle-ci
approchait l’âge vénérable des cent ans.
Louise Dupré savait que ce n’était
qu’une question d’heures. Sa famille se succédait dans la chambre, pour accompagner,
manifester sa présence. Mais comment suivre quelqu’un qui va vers la mort ? Être
là, tenir une main, murmurer pour la retenir peut-être, l’empêcher de partir. Quelle
terrible sensation que de vivre un chagrin incommensurable, d’être réduit à
l’état de regard, de témoin !
Il y a des années, j’étais
devant ma mère Aline, dans une chambre. Nous savions que la fin était là depuis
des jours et pourtant en ce matin de juin, devant son corps tout chaud, ma vie basculait.
Ma famille perdait son ancrage et j’ai eu l’impression de partir à la dérive
sur le grand lac Saint-Jean que l’on pouvait voir par la fenêtre.
Rester seule près d’elle pour l’éternité. Je ne pleure plus, je suis
dans la stupeur. Ce n’est pas l’absence, ma mère est là, bien présente dans
cette mort que j’ai appelée toute la soirée. L’absence, elle s’installera peu à
peu, sournoisement, quand le corps de ma mère me sera enlevé. Je m’y attends.
(p.15)
Et après il y a les
funérailles, les rencontres, un appartement à vider, des choses à se partager. Tous
les gestes deviennent un arrêt sur sa vie, un silence qui étouffe, des
souvenirs qui bousculent. Comme si la famille s’éparpillait et que vous restiez
sur une île avec un corps trop grand.
Louise Dupré réalise en ce mois
de décembre que ce qui a été ne sera plus jamais. « Je la regarde dans son lit,
blanche, aussi blanche que le drap. » La mère repose, le corps libéré du poids de
ce qui a fait ses jours. Je pense à ma mère, son visage lisse. Jamais elle
n’avait été aussi présente, aussi calme. Nous avions l’impression qu’elle
pouvait sourire comme elle seule savait le faire et se lancer dans une histoire
interminable. Morte et terriblement là. Comme si le temps s’étirait et s’effilochait.
Nous étions redevenus des enfants effarouchés.
Deuil
L’incinération, la mort comme
une transaction, un code d’accès. Les rites de passage ne sont plus que des histoires
! Un moment et après, la spirale des jours nous rejette dans toutes les
précipitations et les courses. Parfois aussi, comme chez Louise Dupré, vous
avez l’impression de ne plus avoir le pas, de respirer dans une incertitude qui
vous retient du matin au soir. Comme si vous étiez à côté de vous. Autrefois, on
portail le deuil comme un fardeau pour accepter une disparition. Maintenant,
tout va tellement vite.
Que peut faire une écrivaine
sinon écrire ? « L’écriture me résiste, jamais elle ne m’a autant résisté. » Et
tout revient. Une existence se termine, mais une vie reste comme les pages d’un
roman avec le commencement et sa fin. Une histoire s’impose, la sienne, et
celle de sa famille. Elle repense à ces grands-parents qu’elle adorait, des
moments qu’elle pensait avoir oubliés. Comme si elle pouvait faire des bonds
dans le temps et l’espace. Toutes ces images qu’elle a négligées avec ses
affolements, ses obligations d’enseignante et d’écrivaine.
Qui était cette femme si curieuse
du monde ? Des regrets, la culpabilité ? A-t-elle été une bonne fille pour celle
qui a vécu la grande crise économique du siècle dernier, a tout fait pour ses
enfants ? Louise Dupré arpente ce territoire qui lui a permis de devenir ce
qu’elle est. Se pourrait-il que la fille ait mal vue, mal écoutée cette femme
farouche de son indépendance et de son autonomie. La vie est si oublieuse quand
on se laisse bousculer par toutes les invitations possibles. Se pourrait-il que
la mère soit comme un double ou un reflet d’elle ?
Je vois surgir le mot fin devant mes yeux et j’ai soudain
l’impression d’être une actrice en noir et blanc qui s’apprête à abandonner
pour toujours la terre où elle est née. (p.102)
Album
Louise Dupré brosse de courts
portraits, comme si elle s’attardait à décrire des photos pour mettre des noms
sur des visages, des lieux, des espaces, des moments qu’elle pensait disparus à
jamais. La mère est là dans sa joie de vivante, sa jeunesse et sa beauté de femme.
La fille retrouve l’amoureuse, la volontaire qui ne se laissait jamais abattre,
celle qui ne pensait qu’à ses enfants et ses petits-enfants, la femme fière, celle
qui aurait pu marquer son époque si elle avait eu la chance d’étudier comme sa
fille. Qui est cette femme si lointaine et si proche ? Qui suis-je devant ma
mère ?
L’écrivaine défait des nœuds et
je dois l’avouer, elle m’a souvent remué. Nous sommes si maladroits devant la
mort, ces êtres qui s’éloignent, ces vies qui emportent quelque chose de nous. Des
mots, encore des mots, mais est-ce utile quand le père et la mère ne sont plus
là pour les entendre ?
Quel magnifique hommage à une
femme unique comme toutes les mères le sont certainement. La mère retrouve
toute sa force dans le récit de Louise Dupré, comme dans les confidences de
Robert Lalonde, Francine Noël et Marcel Moussette qui s’est attardé devant l’album
familial.
Un livre que j’ai lu et relu
pour tout ce que cela remuait en moi, tout ce qui reste quand la mère s’éloigne
sans se retourner. Une belle manière de retrouver qui nous sommes et d’où nous
venons. La mort d’un parent vous laisse seul, dans l’état d’adulte. C’est
peut-être cela la perte terrible. Vous ne serez plus jamais l’enfant de
quelqu’un.
Dupré Louise, L’album
multicolore, Montréal, Éditions Héliotrope, 2014, 276 pages, 24,95 $.
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