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jeudi 23 octobre 2025

NANCY HUSTON N’ARRIVE PAS À SE TAIRE

LIRE DEUX ESSAIS de Nancy Huston, coup sur coup, est une expérience unique. L’écrivaine nous permet dans Les Indicibles de plonger au cœur des malentendus qui entravent nos sociétés. Enragée, engagée témoigne de l’ampleur de son action. Elle regroupe ici des textes parus dans des journaux et des revues, autant au Québec qu’en France. Les deux ouvrages se répondent et se complètent pour ainsi dire. Elle y aborde la violence que les femmes subissent, l’amour, la sexualité, la pornographie, la prostitution, la littérature et les populations migrantes qui font face au racisme et à la discrimination. Le métier d’écrivaine est avant tout pour elle un droit de parole qui permet de dénoncer des injustices, des idées néfastes qui corrodent les rapports entre les hommes et les femmes, l’exploitation, le pouvoir des mâles dominants qui survivent par la brutalité. Et comment fermer les yeux devant la crise climatique provoquée par notre consommation boulimique et l’assujettissement des pays les plus pauvres?

 

L’auteure n’hésite pas à pointer des idéologies qui nous ont menés au désastre et que nous continuons d’encenser avec un entêtement inquiétant (les changements climatiques, entre autres), surtout depuis que Donald règne aux États-Unis et qu’il s’est donné comme mission de faire régresser l’humanité. 

D’abord, l’écrivaine démontre une évidence : la femme et l’homme sont différents biologiquement. Si le mâle peut satisfaire son besoin d’éjaculer en quelques minutes, la femme, par le contact sexuel, amorce une aventure qui la mobilise pendant des années. Il y a la période de gestation, puis la venue au monde prématurée d’un petit qui exige des soins et une attention constante avant de gagner en autonomie. Cette sexualité distincte (brève chez les mâles et longue pour les femelles), a été nié par les hommes qui ont tout fait pour imposer la leur au cours des étapes de leur parcours.

 

«Aujourd’hui, j’ai moi-même presque soixante et onze ans et demi. Et même si, pour l’instant, j’adore être vieille, je frémis d’imaginer le monde que connaîtront mes petits-enfants à la fin de ce siècle. Alors en attrapant ma plume pour écrire ce livre au cours d’une retraite hivernale à Arles, je voudrais tenter de dire ceci qui, sans être politiquement correct, me semble potentiellement utile : nier les différences entre les sexes nous empêche de comprendre les catastrophes qui nous pendent au nez, et donc de faire ce qu’il faut pour les éviter… … Voici en vrac les “indicibles que je me propose d’évoquer dans les pages qui suivent : l’érection intempestive, la beauté du travail ménager, la noblesse du travail sexuel, les excès du female gaze, le sens de la pornographie et de la guerre, la puissance des mères.» (Les Indicibles : p.13)

 

L’être humain a la fâcheuse manie de s’inventer des concepts ou des fables pour calmer ses peurs et ses angoisses. Cette capacité a comme effet de l’éloigner de la réalité et de sa nature même. Une sexualité éphémère, violente, insouciante chez le mâle et une obligation pour la femelle de porter la vie et de perpétuer l’espèce.

Les grandes religions au cours des siècles ont tenté de juguler la sexualité de l’homme en la réduisant à la reproduction dans un contexte social contrôlé. La femme devait se soumettre aux désirs du mari, qui décidait de la fréquence des rapports sexuels jusqu’à tout récemment dans le catholicisme et autres croyances qui s’imposent encore. Une sexualité mâle qui nie celle de la femelle.

 

QUÉBEC

 

Le Québec a connu la dictature du phallus pendant des centaines d’années. Le clergé (la police de la sexualité) assurait la domination du mâle en expropriant le corps des femmes qui devenait la propriété exclusive du mari. L’épouse devait se consacrer à la perpétuation de l’espèce. Gérard Bouchard en parle magnifiquement dans Terre des humbles, où il décrit dans le quotidien la vie sexuelle des couples, le droit des hommes sur le corps des femmes. La sexualité féminine était un bien d’État dans le Québec ecclésiastique.  

Nancy Huston s’attarde à cette pensée qui a «normalisé» des violences pendant des siècles, surtout en temps de conflits où les femmes deviennent butin de guerre. 

Le célibat des prêtres, par exemple, à l’origine de tant de sévices. Nancy Huston s’adresse au pape François pour dénoncer cette mesure contre nature. La lettre a paru dans les journaux Le Monde et Le Devoir en 2018.

 

«Ces jours-ci, le monde tangue sous le choc d’un nouveau scandale de pédophilie qui, en Pennsylvanie cette fois, vient “éclabousser” l’Église catholique : sur une période de soixante-dix ans, mille enfants abusés ou violés par des prêtres, et, compte tenu de la célérité des intéressés à escamoter les preuves et de la honte des victimes à témoigner, on peut être certain que ce chiffre est encore inférieur à la vérité.» (Enragée, engagée p.47)

 

Madame Huston pointe cette pensée guerrière qui mène aux viols et aux meurtres légalisés. Pourtant, la nature nous offre bien des manières différentes de se comporter et surtout de vivre ensemble. Et les femelles, chez les mammifères, savent très bien contrôler les excès des mâles dominants.

J’ai abordé, en 1996, «cette guerre permanente» entre les hommes et les femmes dans Le réflexe d’Adam, une violence que l’on imposait dans mon enfance comme un idéal aux jeunes garçons, mais je me suis buté à un mur d’indifférence. Qui remet en question les actes du conquérant, ces héros qui tuent et violent et qui ont droit à leurs statues sur la place publique. 

Bien sûr, il y a des mesures et des lois dans les pays occidentaux qui permettent des avancées vers l’égalité des sexes, même s’il reste énormément à faire. Le «buck» dominant est toujours prêt à défendre son territoire et surtout à protéger son accès aux ventres des femmes. Les luttes féministes ont fait beaucoup pour faire entendre les voix des femmes. Heureusement. Et elles ont sensibilisé quelques hommes.

 

LIBÉRATION


Nancy Huston n’hésite pas à dénoncer aussi certaines «libératrices» qui réclament une égalité qui se résume à imiter le comportement des hommes. Est-ce souhaitable, par exemple, de porter l’uniforme et des armes pour tuer et agresser? Une «parité néfaste», une violence dont elles ont été les victimes depuis des millénaires. Est-ce cela la libération et l’égalité?

 

«Une des conclusions que j’en tire, après d’autres recherches et réflexions, c’est que les besoins sexuels des mâles humains sont et seront toujours “politiquement incorrects”. Oui — car, ne figurant pas dans le génome, les notions de droit, d’égalité et de dignité ne peuvent être génétiquement transmises. Est transmis depuis la nuit des temps, en revanche, le besoin d’éjaculer dans le plus grand nombre possible de ventres féminins.» (Les Indicibles p.88)

 

Je ne peux qu’admirer le courage et la franchise de Nancy Huston qui, en plus d’une œuvre de fiction remarquable et imposante, n’hésite pas à intervenir dans les revues et les journaux pour dénoncer des abus et des faussetés que l’on présente toujours pour des vérités. Les luttes des femmes, certaines dérives, la dictature du «je» qui règne maintenant et qui arrive à nous faire prendre des vessies pour des lanternes avec la désinformation systémique. Pire, une sexualité mâle et femelle mal comprise a eu comme résultat de mettre la planète en danger. Et avec Donald, encore lui, nous avons peut-être franchi la ligne rouge et nous allons devoir faire face à des soubresauts climatiques et des migrations massives qui vont bouleverser nos façons de faire.

Nancy Huston renoue avec la tradition des grands écrivains humanistes qui, par leurs propos et leurs prises de position, tentaient de faire évoluer leurs contemporains en dénonçant des politiques et des comportements nuisibles. L’écrivaine donne des conférences, participe à des colloques, écrits dans des collectifs pour permettre de réfléchir, même si elle soulève l’ire souvent des «professeurs de désespoir». Elle n’hésite pas à témoigner aussi en puisant dans sa vie pour montrer qu’elle n’échappe pas à certaines contradictions.

 

«Voilà le paradoxe : en déclarant impertinente la différence sexuelle, nous écartons l’apport possiblement spécifique des femmes à la vie du monde. Oui car d’autres valeurs existent — des valeurs qui, pour des raisons biologiques et non seulement historiques, ont été incarnées en transmises par les femelles de notre espèce (et beaucoup d’autres) parce qu’elles étaient mères.» (Les Indicibles : p.175) 

 

Nancy Huston reste avant tout un regard lucide qui questionne une société qui n’arrive que maladroitement à se réinventer et qui perpétue la domination d’un sexe sur l’autre, glorifie la tyrannie du pénis sur le corps des femmes. Parce que l’écrivaine et l’écrivain ont l’obligation, dans la pensée de madame Huston, de prendre la parole et de se faire entendre quand elle le juge à propos. Les plus grands n’ont jamais hésité à le faire. C’est pourquoi je lis Nancy Huston, son œuvre, mais aussi l’intervenante, la dérangeante et la fatigante qui met le doigt où ça fait mal. Une écrivaine nécessaire et fascinante. 

 

HUSTON NANCY : Les Indicibles, Leméac. Actes Sud, Montréal, 2025, 224 pages, 27,95 $.

HUSTON NANCY : Enragée, engagée. Leméac, Actes Sud, Montréal, 2025, 232 pages, 29,95 $.

https://lemeac.com/livres/les-indicibles/ https://lemeac.com/livres/enragee-engagee-textes-choisis-2000-2024/

jeudi 16 octobre 2025

FRANCINE NOËL N’A PAS PERDU SON REGARD

FRANCINE NOËL s’offre un recueil de nouvelles pour souligner sa dixième publication. Vingt textes plus ou moins longs, certains n’ont besoin que de quelques lignes pour nous secouer quand d’autres prennent plus d’espace comme il se doit. Deux directions se croisent dans Choisis-moi. (Un texte qui donne son titre au livre.) La nouvelle raconte l’histoire de deux enfants qui attendent d’être adoptés comme c’était le cas dans les années cinquante dans les orphelinats. Deux inséparables. Nous suivrons aussi un ancien professeur de cégep qui se retrouve dans la rue après avoir été malmené par la vie et l’amour. Une situation qui se complique avec la COVID. Les errants perdent les lieux où ils pouvaient se réfugier. Un volet de cette pandémie qui n’a pas beaucoup été mis en évidence. Et enfin, Aurélie, une fille de Cacouna, entre chez les sœurs du Bon-Pasteur et doit se dévouer auprès des filles-mères, celles qui ont commis la faute et qui sont vues souvent comme des maudites et des pécheresses. Elle apprend la solitude, la plus terrible peut-être, les règlements, rêve de devenir infirmière et finit par choisir de rejeter les carcans qui étouffent.

 

Francine Noël s’aventure dans deux mondes qui présentent, bien qu’ils semblent aux antipodes, beaucoup de similitudes. Celui des itinérants qui se plient à des rites et habitudes et la vie religieuse marquée par des règles contraignantes qui contrôlent les nonnes dans tous leurs gestes et leurs pensées presque. Nous sommes dans les années cinquante dans le cas des sœurs. La Révolution tranquille n’est qu’un rêve alors avant l’essor qui a fait bondir le Québec dans la modernité par de grandes réformes dans le domaine de la santé et de l’éducation. Et ce monde actuel, celui de l’errance de plus en plus présente dans nos villes et qui est un sujet que les politiciens doivent aborder en campagne électorale. Un milieu avec ses règles, ses territoires, ses habitudes et la cohabitation quand plusieurs individus partagent un refuge. L'écrivaine oscille entre la plus folle des libertés et un mode où tout est réglé au quart de tour.

 

CHANGEMENTS

 

Avec Aurélie, nous sommes à la veille des grands bouleversements qui ont marqué le pays du Québec. La Révolution tranquille, la naissance d’un véritable état et la libération individuelle par la contraception chez les femmes. Et ce mal de la société contemporaine, des gens qui n’arrivent plus à se payer une maison ou un appartement parce que les spéculateurs et la finance rendent ce bien inaccessible. Des travailleurs et travailleuses vivent dans la rue ou dans leur auto malgré un travail rémunéré. C’est un fléau aux États-Unis qui est en train de devenir une épidémie partout dans le monde. Les conséquences d’un capitalisme sauvage qui s’impose, encore plus brutalement depuis que Donald fait la pluie et le beau temps. Pourtant, peu importe les époques, la vie a toujours été difficile dans les familles avec les agressions, l’inceste et le silence des victimes qui se taisent et refoulent leurs larmes. Surtout du côté des femmes. Un début de recueil saisissant, qui montre les tragédies qu’entraîne le «vivre ensemble».

 

«Quelque chose se tord dans son ventre, mais ce n’est pas le ventre, c’est plus bas, dans un autre ventre, une autre partie de son ventre, comme avec son père quand il s’étend sur elle et qu’il fait han han han, il dit que ça aide à dormir, mais ça n’a jamais aidé et la malchance est arrivée comme un ballon qui vous frappe un sein, c’est une boule, un motton, un caillot qui veut sortir, elle sent que ça veut sortir, qu’elle se vide, qu’elle va tout échapper, et la boule tombe d’elle dans un hoquet de sang, mais il en reste peut-être des morceaux à l’intérieur, elle ne veut pas toucher l’intérieur, ne veut pas fouiller là et n’ose pas regarder dans la cuvette.» (p.9)

 

Ces petites morts étouffées, la vie impersonnelle des religieuses et des sans-abri qui deviennent des invisibles, comme les sœurs dans les couvents. Heureusement pour les itinérants, il y a des refuges et les bibliothèques où le professeur retrouve une partie de son être qu’il a écrasé pour toutes les raisons imaginables.

 

BALISES


Chacun des personnages de Francine Noël a ses lieux où il se sent en sécurité, où il est possible, surtout, d’être soi sans craindre que le monde leur tombe dessus. Le professeur partage un squat avec un couple de jeunes. On ne saura pas vraiment ce qui lui est arrivé : on imagine une histoire d’amour, une séparation qui a cassé sa vie. Et la COVID, une catastrophe pour ces gens sans moyens, bien plus que certaines règles et le port du masque. Comme si tous les endroits où ils pouvaient aller avant pour se laver et manger disparaissaient d’un coup. Que faire quand on est dans la rue et que l’on doit vivre avec un couvre-feu? Mais, il y a pire peut-être : l’autre qui se dérobe.

 

«J’ai soif de voir des bouches articuler des mots, même s’ils ne sont pas pour moi, je voudrais pouvoir regarder des figures entières, des bouches qui sourient, des bouches qui font la gueule, qui sifflent, qui fument, qui mangent et qui parlent, même si c’est en vociférant, je veux voir des mâchoires bouger, des lèvres, pulpeuses ou minces, des dents aussi, même des dents croches me contenteraient, ou des mentons en galoche, ou des nez, le nez exprime moins que la bouche et pourtant il place le personnage, nez retroussé, nez pointu, aquilin ou camus, en forme de patate ou de chou-fleur ou de trompette, nez refait, nez mutin, brandy nose, tout ça nous est refusé.» (p.35)

 

L’autre, le contact, si nécessaire, les touchers, les mots, des regards, des propos qui font exister et se sentir humain. Tout comme ce que vit Aurélie, sœur Saint-Clément dans le vaste édifice des religieuses du Bon-Pasteur où elle a l’impression d’être devenue une ombre. Les sœurs sont partout et pourtant elles n’ont plus de corps et de visage. Avec les enfants qui restent des silhouettes avant d’être adoptés ou d'exister. 

 

«La seule chose abondante est la nourriture et Thérèse Saindon, alias sœur Saint-Donat, ne s’en prive pas, mais la mangeaille n’est pas si importante pour Aurélie. Ce qu’elle regrette vraiment, ce qu’elle a toujours aimé, c’est le linge, les beaux vêtements, les cotonnades légères de l’été, les robes que sa mère cousait et coud encore pour sa trâlée de filles. Mais Aurélie a renoncé à la propriété individuelle. Pour désigner les choses, il convient de dire “notre”, notre lit, notre oreiller, notre mouchoir, nos souliers, nos bas, notre jupon, notre peigne, notre savon, notre brosse à dents, nos serviettes hygiéniques, notre assiette, notre tasse, notre missel, tout appartient à la communauté.» (p.69)

 

Un vocabulaire absurde de dépersonnalisation qu’il faut répéter et qui finit par broyer Aurélie. Quel sens donner à la vie dans de pareilles conditions? Pourquoi s’effacer sous des épaisseurs de vêtements et se plier à des règles où elle est condamnée à n’être qu’un numéro. Aurélie, en étudiant pour devenir infirmière, se bâtit un moi, un centre, une femme qui laisse présager la grande libération qui va frapper les institutions ecclésiastiques quelques années plus tard. Que faire quand toutes les règles tombent et qu'il ne reste plus qu'à courir après son ombre ?

 

«En revenant du parloir, Aurélie se sent plus seule que jamais malgré la communauté qui l’entoure. Cet hôpital est plein de religieuses tolérantes et dévouées, mais elle n’en peut plus de piaffer dans un temps mesuré et de voir ses amitiés contrôlées par la Râpe et sa clique d’espionnes.» (p.127)

 

Tout partout, l’individu se heurte à l’autre et à des lois. C’est un problème depuis toujours. Il faut des règles pour se protéger et vivre sans s’agresser. Cela peut aller très loin dans les communautés où la moindre action est régentée ou encore dans la rue où chacun doit respecter des territoires et des refuges. Il y a des codes, peu importe les époques et les lieux. Les humains sont grégaires et ils doivent se comporter en conséquence. Et il y a ces heurts, les blessures d’être, les agressions d'un père ou d'un proche, le groupe qui nie souvent l’individu. Ces catastrophes existentielles peuvent venir du refuge comme du dehors. 

Aurélie trouvera son chemin naturellement quand arrive le temps.

 

«C’est la Saint-Jean. On entend de la musique et des rires et, au loin, le vacarme des feux d’artifice. Aurélie pose sa croix d’argent sur sa table de chevet, notre croix, notre table. Elle enlève nos souliers et notre rosaire. Elle laisse tomber notre voile, notre coiffe, notre robe, notre jupon et détache le tissu qui comprime les seins, elle enlève notre affreuse culotte et nos bas. Ces hardes, tombées sur le plancher, ressemblent à une peau de couleuvre abandonnée. Elle remet la robe et monte au solarium… … Avec sa seule robe religieuse au tissu lustré, avec son corps innocent de religieuse, avec ses pieds qui avaient oublié la fraîcheur de l’herbe, sans se presser, elle entre dans la liesse du monde.» (p.128)

 

Que cela est bien dit, humain, senti, aussi vibrant que les grands romans que nous a offerts Francine Noël, des ouvrages qui ont marqué le Québec et toute une génération! Je garde pour ma part un souvenir impérissable de La conjuration des bâtards, un roman exceptionnel, une fiction passée sous le radar de notre petit milieu de la littérature. Tout comme on n’a pas su reconnaître l’immense roman Les failles de l’Amérique, un autre travail remarquable de Bertrand Gervais. Peut-être que, malgré toutes nos expériences, nos dires et nos slogans, le Québec n’a pas encore vraiment appris à se voir et à s’aimer. Il faut lire et relire Francine Noël pour la musique qui porte son écriture et, surtout, la pertinence de son regard. Un enchantement. 

 

NOËL FRANCINE : Choisis-moi, Éditions du Boréal, Montréal 2025, 144 pages, 21,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/choisis-moi-4112.html

jeudi 9 octobre 2025

LA QUÊTE D’IDENTITÉ DE STANLEY PÉAN

STANLEY PÉAN vient de signer son trente et unième ouvrage en trente-sept ans d’écriture. Il a fait ses premiers pas en 1988 avec La plage des songes et autres récits d’exil. Après, tout s’est enchaîné avec des publications remarquées, de nombreuses collaborations à des périodiques. Un écrivain prolifique qui a exploré tous les genres, esquissant un univers singulier qu’il ne cesse de renouveler. La pénombre propice regroupe vingt-cinq nouvelles, dont certaines (sept en tout) ont paru dans des revues. Encore une fois, Péan se faufile dans des zones inquiétantes, des lieux un peu troubles, mal éclairés où tout peut se confondre. Une sorte d’entre-deux où les fantasmes, les peurs et les craintes se matérialisent. L’écrivain aime les flous identitaires, les moments où ses personnages ne savent plus sur quel pied danser, parce que hantés par une force qui les pousse dans des terrains incertains. Ils peuvent alors échapper aux limites de leur corps ou encore être avalés par une entité où le «je» devient un «autre». 

 

Je lève les yeux et surprends la pleine lune dans la grande fenêtre qui donne sur le lac. C’est peut-être ça, Stanley Péan, cette lumière diffuse qui transforme mon petit monde en royaume d’ombres et de spectres. Un moment où des êtres éthérés peuvent s’avancer sur la galerie, coller leur nez à la vitre, se pencher sur les phrases de mon carnet. Là, où mes mots se bousculent et peuvent se répandre dans une chronique ou pas. On disait tout ce qui nous passe par la tête, dans mon enfance, tout ce qui vient sans réfléchir, spontanément, n’importe comment et qui permet à l’inconscient de se faire entendre. 

C’est peut-être ce que fait Stanley Péan quand il laisse courir ses doigts sur le clavier de son ordinateur et qu’il libère ses peurs et des obsessions. Il y a toujours un air de jazz, bien sûr, qui colle à ces endroits, des personnages un peu inquiétants qui s’échappent des ruelles après avoir consommé certaines substances. Un lieu flou où germe la plainte d’une trompette, les thèmes de ses écrivains favoris où des hommes et des femmes tentent de se poser au fond d’un verre ou d’une bouteille. Plus simplement un proche qui sort de son silence pour régler ce qui ne l’a pas été pendant qu’il avait toute la vie devant lui. Ils hochent la tête, dans un chorus repris par un groupe anonyme qui souffle pour ne pas disparaître. Tout est possible alors et le temps devient poreux, le passé et le présent s’amalgament, les promesses fusionnelles et amoureuses s’imposent, les mots qui laissent l’âme en charpie ont le champ libre. Et, un doigt d’alcool calme certaines griffures qui ne cicatrisent jamais. 

 

PERSONNAGES

 

Il y a surtout des personnages que Stanley Péan fréquente ou qui viennent le surprendre. Marvin Courage est toujours en quête d’un air ou sur les traces d’un musicien qui est passé telle une météorite dans la planète jazz. L’alter ego de Stanley, bien sûr, qui tente de retrouver le trompettiste Wilbur Harden, qui a disparu après un séjour dans un l’hôpital. Des problèmes de santé mentale, certainement. Un spectre, il en a eu beaucoup dans ces lieux, où l’on confondait le rêve et la réalité, où l’on n’hésitait jamais à consommer des substances qui permettaient d’aller plus loin dans l’univers sonore et rythmique.

 

«Je ne trouve pas grand-chose à propos de ce Wilbur Harden; juste quelques allusions, dans une discographie de John Coltrane. À croire qu’il n’a jamais existé. Le Dictionnaire du jazz m’assure le contraire : trompettiste né en Alabama, Harden fait ses débuts au sein d’orchestres de rhythm and blues avant de rejoindre Yusef Lateef, à Détroit, en 1957. Installé l’année suivante à New York, Harden endisque aux côtés de Trane et de Tommy Flanagan.» (p.25)

 

C’est ce que j’aime chez Stanley Péan, sa façon de se faufiler dans les coins obscurs du jazz pour retrouver des figures furtives, comme ce Wilbur que seuls les vrais passionnés connaissent. Il l’a fait bellement avec de grandes musiciennes demeurées dans l’ombre (peut-être la pénombre) dans son essai Noir satin paru en 2024. Des femmes admirables que leurs compagnons ont éclipsées en prenant le devant de la scène, faisant oublier ces musiciennes remarquables qui ont été responsables de plusieurs de leurs succès. 

 

LE DANGER

 

Tous les personnages de cet opus s’avancent sur une corde raide. Un pas ou un faux mouvement et ils basculent. Le réel n’est guère fiable chez Péan. Il est possible de glisser dans la peau d’un autre ou d’être envahi par une entité qui prend possession du corps. Ils vivent la passion, son contraire aussi, la violence et l’impression de n’avoir nul endroit où se poser, ou ils culbutent dans une faille, un autre temps.

 

«Puis, au moment de ressortir des toilettes, rien ne va plus. De l’autre côté de la porte m’attend un club bondé de la Rive gauche parisienne, circa 1950, si je me fie aux coiffures et aux habits de la clientèle. Je secoue la tête pour chasser cette hallucination. Peine perdue. Même le décor derrière moi a cédé la place à un cabinet assorti à ce bistro.» (p.30)

 

Un monde où les époques glissent l’une dans l’autre, intemporelles, comme la trompette de Miles qui gémit en sourdine. Un temps plein de trous et de personnages qui vont ici et là sans trop faire de remous. Et il y a ces âmes errantes en quête d’un corps, prêtes à squatter un individu. Ils aiment les êtres perturbés, ceux et celles qui dissimulent mal leurs blessures. Ils savent tout, ces esprits envahisseurs, devinent quand le moment d’agir est venu.

 

«Les adeptes de la psychanalyse freudienne m’auraient peut-être désigné comme une manifestation du “ça” d’Émile, la part de sa psyché gérant son instinct, uniquement axée sur ses pulsions primaires et son besoin de les satisfaire, peu importe les conséquences. L’hypothèse me fait un peu rigoler, car elle fait abstraction de l’existence, insoupçonné j’ai conviens, d’entités telles que moi, qui habitons l’inconscient de certains êtres humains depuis l’aube des temps et infléchissons leur destin.» (p.111)

 

Des êtres qui peuvent, à un moment ou un autre, pousser des individus dans des gestes incohérents qu’ils ne sauraient expliquer. C’est le pouvoir du jazz aussi de réveiller ces êtres dormants avec un solo de trompette ou de saxophone. Tout ça dans un monde familier et étrange. Et pourquoi pas une rencontre avec. Réjean Ducharme, l’écrivain invisible qui accepte de se confier.

 

«— Mes livres parlent du chagrin québécois, de la tristesse québécoise, de ce sentiment d’esseulement, d’essoufflement qui nous caractérise. Mais, malgré ce blues, ce spleen, il y a du courage et de la gaieté dans l’âme québécoise. C’est ça que j’essaie d’exprimer dans mes romans.» (p.123)

 

Je m’en voudrais de ne pas signaler cette nouvelle où le père de Stanley s’échappe du pays des morts pour servir un café à son fils qui rentre après avoir bamboché toute la nuit. Fort de café est touchant et personnel, ce que Stanley ose de temps à autre, peut-être pas assez souvent à mon goût. Belle vibration de l’écriture dans ce rendez-vous où la fiction permet de colmater des trous. 

 

«Ces mots sont comme un baume sur les meurtrissures du temps qui passe toujours trop vite. Des larmes inondent mes paupières. Mon père a vu juste. J’ai souvent douté de moi, de mes capacités à tenir le rôle de père aussi bien que lui, dont je me suis pourtant plus à critiquer les lacunes. Me revient soudain en tête ce proverbe qu’aimait bien citer maman : la critique est aisée, mais l’art est difficile.» (p.176)

 

Et la dernière nouvelle, celle où Stanley reçoit son alter ego Marvin Courage, ce journaliste inventé pour la couverture du Festival de jazz de Montréal. Une rencontre improbable où Marvin se montre particulièrement agressif. Stanley comprend quand le vrai Marvin cogne à sa porte. Alors, qui était celui au bout de la table à boire son vin?

Je ne prendrai jamais le risque d’inviter mes personnages à une fête. Je pense que je ne serais pas sorti du bois. Ou bien on parlerait de tout en n’abordant jamais l’essentiel en gens civilisés, évitant de secouer les portraits que j’ai faits d’eux, comme ce fut toujours le cas avec ma famille. Un personnage ne peut être satisfait de son écrivain de toute façon, même quand il se cache derrière un «je» qui a tous les visages. Du grand Stanley Péan, à savourer en faisant jouer Miles ou un autre souffleur de monde que l’on ne peut surprendre que dans le contre-jour.

 

PÉAN STANLEY : «La pénombre propice», Éditions Mains libres, Montréal, 2025, 252 pages, 31,95 $.

https://editionsmainslibres.com/auteurs/stanley-pean.html

jeudi 2 octobre 2025

L'ÉPOPÉE DU SAGUENAY–LAC-SAINT-JEAN

LE LIVRE d’une vie pour Gérard Bouchard. Voilà l’aboutissement de sa longue et patiente recherche qui prend sa source dans sa thèse de doctorat soutenue à Paris, où il dressait le portrait d’un village du centre de la France (Sennely-en-Sologne) sur une période de cent ans. On peut lire ce travail publié chez Plon en 1972 sous le titre : «Le village immobile». De retour au Québec, Gérard Bouchard appliquera cette approche à la région du Saguenay et du Lac-Saint-Jean. Une histoire totalisante et enveloppante qui tient compte de tous les aspects d’une population pendant un laps de temps important. Il s’attardera aussi à recueillir les propos de ceux et celles qui ont quasi connu les débuts de la colonisation ou qui ont entendu les récits des premiers venus dans la région. Des témoignages précieux, puisque c’est le passé des hommes et des femmes qui ont fait le pays. «Terre des humbles, Les Saguenayens 1840-1940», est le résultat de ses recherches au fil des décennies.


Gérard Bouchard, dans «Terre des humbles», raconte l’histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean à partir des témoignages des premiers arrivants, des anciens qui ont vécu l’an premier de cette épopée. Le travail imposant de l’historien et sociologue fait plus de 450 pages et dresse un portrait de la vie des colons, de leurs rêves et de leurs réussites, comme leurs terribles épreuves entre 1840 et 1940. Toujours en s’appuyant sur les témoignages des pionniers, mais aussi sur à peu près toutes les informations que l’on peut trouver dans les registres des paroisses (naissances, décès, mariages), les actes notariés et les journaux de l’époque alors fort actifs et importants. Une histoire du peuple que «Terre des humbles» et non pas celle de l’élite, du clergé qu’on nous a imposé quand j’étais à la petite école. Et peut-être que Gérard Bouchard s’est inspiré d’Antoine de Saint-Exupéry pour son titre, qui, dans «Terres des hommes», explore l’amitié, la mort, l’héroïsme, la quête de sens et de vérité. L’écrivain et aviateur exprime dans cette œuvre ses valeurs humaines.


«L’ouvrage que je présente aujourd’hui reprend donc la même ambition que Le village immobile, mais en prenant cette fois pour objet l’ensemble d’une société régionale et en conjuguant les enseignements de deux immenses corpus : celui des données quantitatives en provenance du fichier BALSAC et celui des données qualitatives issues de plus de 2000 entretiens réalisés entre les années 1920 et 2000. D’autres sources de données ont aussi été utilisées en complément (infra). J’ai pu ainsi construire une représentation de cette société dans ses diverses dimensions et dans son évolution, tout en faisant entendre sa parole. C’est donc un très vieux rêve de jeunesse que je vois maintenant réalisé.» (p.20)

 

Pour bien illustrer sa démarche, Gérard Bouchard multiplie les points de vue à partir des premières familles qui ont transporté sur leur dos tout ce qu’ils pouvaient emporter. Ils devaient franchir les montagnes sur des pistes à peine existantes en partant de la région de Charlevoix. L’odyssée regroupait plusieurs ménages et au bout d’un périple de plusieurs jours, ils s’installaient en pleine forêt où ils devaient tout faire avec peu d’outils. Des haches, des sciottes pour construire une cabane et se mettre à l’abri des intempéries et des bêtes sauvages. Ils survivaient alors grâce à la chasse et la pêche parce qu’il fallait «faire de la terre» d’abord pour semer les patates et autres légumes essentiels. Quand je pense aux nuages de moustiques qu’ils devaient affronter, je me demande comment ils ont pu résister. Peut-être que, pour la plupart, c’était un voyage sans retour et qu’ils n’avaient pas le choix de s’accrocher.

 

«À l’arrivée sur son emplacement (ou celui qu’elle choisissait d’occuper), une famille devait encore passer quelques nuits à la belle étoile, le temps de bâtir un camp très sommaire recouvert d’écorce de bouleau. Ces camps s’élevaient à guère plus de quatre pieds du sol, car il fallait en obstruer l’accès aux ours attirés par la nourriture. Plus tard, on construisait un vrai camp, plus spacieux, où durant l’hiver où parents et enfants pourraient cohabiter avec les poules, souvent un cochon et, plus tard, un bœuf, les premiers étant séparés des autres par une demi-cloison. Le but était de réchauffer les occupants et en même temps de protéger les animaux contre le froid.» (p.39)

 

Heureusement, il y avait les Innus qui sillonnaient cet immense territoire et qui savaient mieux que les arrivants se débrouiller dans toutes les conditions. Ils ont eu de bons contacts et se donnaient un coup de main lorsque c’était possible, particulièrement quand une femme accouchait. On demandait l’aide d’une sage innue pour que tout se passe bien. Certains n’auraient jamais pu survivre à l’hiver s’il n’y avait pas eu les Innus. 

Tout devait changer avec l’arrivée des curés qui ont dénigré ce peuple nomade et leurs manières de vivre, interdisant les relations avec eux et surtout les mariages. Une triste histoire que ce manque d’ouverture du clergé envers les autochtones et les étrangers qui ont tenté de rejoindre les colonisateurs à différentes époques. 

 

«C’est pourquoi, en 1898-1899, le haut clergé s’opposa si vigoureusement à l’implantation d’un petit groupe de doukhobors qui fuyaient la persécution dont ils étaient l’objet en Russie. Des notables, guidés par l’évêché, se déchaînèrent en dénonçant les mœurs primitives de ces étrangers, accusés notamment d’atteler leurs femmes à la charrue pour ménager leurs chevaux. Les réfugiés trouvèrent finalement à s’établir dans l’Ouest canadien.» (p.105)

 

FAIRE DE LA TERRE

 

Défricher, faire de la terre, semer, construire une habitation plus confortable, élever du bétail et agrandir le domaine pendant que les enfants se multipliaient. Et les garçons, les plus vieux, à l’âge de quatorze ou quinze ans, s’embauchaient l’hiver dans les chantiers de Price, là encore dans des conditions à peine imaginables, pour apporter quelques piastres à la famille au printemps. 

Et on finissait par faire une paroisse avec sa chapelle et sa forge et son petit magasin général qui vendait de tout. Il y avait aussi les moulins de sciage que Price installait un peu partout où il y avait des cours d’eau et qui procuraient du travail. Des villages éphémères qui essaimèrent le long du Saguenay surtout.

Jean-Alain Tremblay nous plonge dans la vie de Saint-Étienne dans «La nuit des Perséides», une agglomération qui a été détruite par le feu en 1900.

Souvent, après avoir constitué un bien respectable, les familles vendaient tout et allaient tout recommencer plus loin pour défricher, pour agrandir leur terre et y établir les enfants, surtout les garçons. 

 

«Telle était la vie sur ces premiers fronts pionniers : des travaux éreintants, une nourriture insuffisante, l’insécurité, l’isolement, l’absence de chemins, de médecins, de prêtres et d’écoles. À tout cela s’ajoutait la rareté chronique du numéraire. Pour subvenir à leurs besoins, les colons ne consommaient que ce qu’ils pouvaient semer ou produire dans ces conditions ingrates; les familles se voyaient ainsi confrontées à de nombreuses privations.» (p.45)

 

On travaillait en famille, c’était essentiel pour la survie. C’est comme ça que l’on est arrivé à occuper toutes les bonnes terres autour du lac Saint-Jean. On a tenté alors de poursuivre la colonisation dans la deuxième couronne de peuplement. C’est à cette époque que furent fondées les paroisses de La Doré, Saint-Edmond-des-Plaines, Girardville et Saint-Thomas-Dydime. Ce fut souvent un échec parce que le sol était impropre à la culture. 

Viendront rapidement les premières industries dans les petites villes, particulièrement à Jonquière et Chicoutimi, qui misaient sur l’exploitation de la forêt, la fabrication de la pâte de pulpe avant tout. Des entrepreneurs qui rêvaient de se développer à l’américaine. En particulier un personnage peu connu, mais fascinant de Chicoutimi. 

 

«C’était un homme remarquable (Joseph-Dominique Guay) à plus d’un égard et son histoire reproduit en quelque sorte celle de l’utopie saguenayenne, ou du moins l’un de ses volets. Néanmoins, et pour des raisons qui apparaîtront plus loin, il a laissé très peu de traces dans la mémoire régionale. C’est une raison de plus pour s’y arrêter.» (p.97)

 

Il était de ceux qui voulaient faire de Chicoutimi «la Chicago du Nord» avec un million d’habitants. Il a eu le malheur de s’opposer souvent aux ambitions du haut clergé. Que dire de Louis de Gonzague Belley, qui a dû migrer dans l’Ouest canadien, ostracisé par son milieu et excommunié par Mgr Labrecque?

Ce ne fut pas le cas de J.E.A Dubuc, qui a su apprivoiser l’évêché par des dons en argent, des faveurs et aussi des fêtes où il pouvait les courtiser et faire accepter ses visées. Ces «continentalistes» voulaient surtout casser le monopole des Price pour se développer et devenir en quelque sorte maître chez eux.

 

«Cela dit, Dubuc fut un remarquable entrepreneur qui s’est hissé au sommet du monde des affaires à l’échelle internationale, alors qu’au départ il était sans le sou et sans expérience, simple commis dans une succursale de la Banque Nationale à Sherbrooke. Il n’avait que vingt-six ans quand il a pris la tête de la Compagnie de pulpe au moment de sa fondation et sa situation financière ne lui permettait même pas d’acheter des actions de l’entreprise. Parmi ses associés et partenaires, on a pu dire de lui qu’il n’était rien de moins qu’un génie.» (p.336)

 

ÉPOPÉE


J’ai eu l’impression de plonger dans un véritable roman en suivant les colons, qui, en plus d’un travail incroyable, devaient subir les diktats du haut clergé qui établissait des règles et contrôlait presque tout de leur quotidien. Pas uniquement sur le plan spirituel, mais en s’immisçant dans leur vie privée (leur sexualité) et leurs passe-temps. 

Gérard Bouchard s’attarde aussi à des mythes qu’il défait, soit l’isolement de la population, les maladies génétiques qui seraient plus importantes dans la région, des gens réfractaires aux idées nouvelles et aux étrangers. 

C’est tout le contraire, heureusement. 

Les familles nombreuses correspondaient à ce qui était la norme dans l’ensemble du Québec, tout comme la place des femmes, les maladies, les loisirs. La sexualité des couples ne différait guère non plus des pays en voie de colonisation. C’est quasi un miracle qu’ils aient pu garder une forme d’indépendance malgré l’omniprésence du clergé. 

Nous avons, en parcourant ce document passionnant, un portrait bien distinct de celui qui était brossé à ma petite école de rang ou encore au secondaire à Saint-Félicien, où l’histoire du Canada nous ennuyait terriblement. 

C’est fascinant de pouvoir s’attarder ainsi auprès des gens du peuple, de découvrir la culture populaire que les curés combattaient, les fêtes où l’on chantait et dansait et pouvait même exagérer avec la bouteille. Les carnavals et les déguisements de la Mi-Carême étaient de grandes périodes de réjouissances et de défoulement. 

 

BIOGRAPHIQUE

 

Gérard Bouchard n’hésite jamais à raconter des faits personnels et des moments de son enfance. C’est peut-être la plus belle façon de rendre hommage à ses parents que de publier un tel ouvrage où nous avons l’impression de surprendre nos proches dans leur quotidien. J’ai reconnu ma propre famille, des rites et des coutumes qui ont changé avec le temps. J’ai vécu l’époque où la grande fête du début de l’année était le Jour de l’An et non pas Noël. Oui, ce temps lointain où le père Noël n’existait pas. Aussi, j’ai compris que les Paré n’étaient pas une exception en ne soulignant jamais les anniversaires. 

Tout le monde était ainsi. 

Véritable roman d’aventures que «Terre des humbles», avec des personnages fascinants qui sortent de l’ombre et qui montrent des aspects méconnus de notre parcours. Ça permet d’avoir un autre regard sur le passé, notre histoire, nos proches et tout le tissu social et paroissial qui a fait ce que nous sommes. Un ouvrage remarquable que tous les gens de la région devraient lire pour mieux se voir et s’aimer, pour savoir d’où nous venons et, surtout, être fiers de ses origines et de ses ancêtres, nos héros de la colonisation.

 

BOUCHARD GÉRARD : «Terre des humbles Les Saguenayens 1840-1940», Éditions du Boréal, Montréal, 2025, 462 pages, 34,95 $.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/terre-des-humbles-4115.html