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vendredi 9 mai 2025

ANDRÉ MAJOR EST COMME UN FRÈRE

ANDRÉ MAJOR poursuit son exploration du quotidien avec un sixième carnet intitulé «Entre chien et loup», une expression qui désigne ce moment où la lumière, en fin de journée, ne permet plus de distinguer les objets. Il fait allusion à son âge, bien sûr. Parce que le temps passe, que la vieillesse se pointe à l’aube de ses 80 ans, qu’elle rôde sans oser s’approcher. J’en sais quelque chose, Major me précède de quelques pas dans la grande aventure de respirer, de traquer les mots envers et contre tous. Il partage sa vie entre Montréal et son chalet des Laurentides. Là-bas, il peut bricoler, marcher dans la montagne, contempler le lac qui change avec les saisons, entretenir son petit domaine en surveillant les arbres, choyer sa famille et préparer de bons repas. Et écrire, noter ce qui lui vient à l’esprit au jour le jour et, surtout, revisiter des écrivains qui ont marqué son parcours et orienté sa pensée. Son carnet couvre sept années, soit de 2008 à 2014.

 

Je me sens proche d’André Major, même si nous ne nous fréquentons pas. On se connaît, bien sûr, parce que nos chemins se sont croisés à quelques reprises. Comment faire autrement dans notre petit milieu des lettres au Québec? J’aime surtout le lecteur qui éprouve le besoin de parler des écrivains qu’il affectionne et relit. Et il y a cette passion pour le journal personnel, le carnet que nous partageons. Je ne le mentionne pas souvent, mais je tiens un journal depuis des décennies et mes calepins noirs envahissent tout un rayon de ma bibliothèque. Je travaille à la main dans cette aventure, pour le plaisir du geste, pour une phrase sentie et physique. J’ai essayé à l’ordinateur, mais ça ne marchait pas. Je ne sais rien des rituels d’écriture de Major. 

 

ÉCRIVAINS

 

«Entre chien et loup» fait une belle place aux écrivains et à certains ouvrages. Il a ses familiers qu’il prend plaisir à relire, à mieux connaître en plongeant dans des biographies et des textes qui concernent ses favoris. Kafka revient souvent dans ce palmarès, Thomas Bernhard, Thomas Mann, Anton Tchekhov, qui reste le phare qui a illuminé sa vie. Tolstoï, Robert Walser, Virginia Woolf, et bien d’autres. 

 

«En lisant Flaubert, on a la sensation d’être emporté par un souffle puissant, même lorsqu’il étreint la banalité de l’existence, sans doute parce que chez lui le style embrasse la matière comme la marée avale le sable. Et cette sensation, on l’éprouve autant dans sa correspondance que dans ses œuvres.» (p.18)

 

Il y a les travaux au chalet, son havre dans les Laurentides et ses passages dans la ville où il se réfugie dans le parc le plus proche pour respirer, parler certainement aux arbres qui veillent sur lui. En tout cas, tôt le matin, je ne manque jamais de saluer les pins qui cernent la maison et qui réagissent aux humeurs du temps, aux caprices du vent, surtout, qui souffle souvent sur le lac Saint-Jean. Nous avons tous les deux la passion de construire, de réparer ce qui se brise, de tailler les arbres, de prendre soin des arbustes dont la floraison est la plus belle des récompenses. Ces petits gestes occupent tous nos étés. 

 

ÉCRIRE

 

Bien sûr, l’écriture prend une grande place dans la vie de Major comme dans la mienne. C’est notre manière d’être, une façon de se tenir et d’avancer dans le monde qui s’offre autant qu’il se dérobe. Comment écrire, pourquoi écrire, que dire dans un carnet qui rejoindra quelques fidèles quand il deviendra un volume.

 

«La pure joie d’exister, il m’arrive de la ressentir à l’aube ou quand le soleil se couche. Je me contente de voir les choses vivre autour de moi. Et je me sens alors accordé à la vie, prêt à replonger dans le train-train quotidien. Ce qui n’arrive pas si fréquemment, surtout en ville où règne une certaine effervescence, dans les rues et même dans le ciel si on a la malchance de vivre sous les lignes aériennes. On a besoin d’espace autant que de silence pour bien voir en soi ou autour de soi.» (p.39)

 

Bien sûr, le réel le rattrape de temps en temps. Les moteurs hurlent l’été sur le lac, ces motomarines qui me font rager pendant les vacances de la construction, ces engins qui tourbillonnent du matin au soir sur le lac Saint-Jean. La pollution à l’état pur et une mécanique parfaitement inutile et superflue. 

Je partage cette détestation avec lui. 

Heureusement, ce n’est pas ce qui domine. Je pense à lui ce matin, en tendant l’oreille pour entendre les confidences des arbres, l’appel du huard, ou encore la symphonie des outardes qui me saluent lors de leur migration.

 

«Je me sens parfois si déserté intérieurement qu’il me fait ouvrir un des livres qui se trouvent à ma portée pour sentir le flux vital m’irriguer à nouveau l’esprit. C’est comme si j’émergeais d’une sorte d’absence ou d’égarement. Et alors, pour paraphraser Robert Walser, je peux écouter, m’arrêter et ne plus bouger, “divinement touché par de toutes petites choses”» (p.85)

 

André Major écrivait ce texte le premier mai 2009. Je me suis demandé ce que je pouvais avoir rédigé à la même date. J’ai fouillé dans mes carnets pour remonter le temps, ce que je ne fais jamais. Je m’attarde à un extrait, à ma calligraphie de fourmi que j’ai parfois du mal à décrypter.

 

«J’ai eu droit à un concert ce matin en allant chercher le journal. Bruants et crécerelles s’en donnaient à cœur joie. Parulines et sittelles si discrètes d’habitude, me semblaient plutôt joyeuses avec le retour du soleil. C’était un bonheur de chants et d’appels. Je respirais à m’en faire éclater la poitrine et c’était comme si je me berçais dans les cris des outardes qui ont passé la nuit dans la baie. Dans ce matin frais et calme, je me sentais là où je devais être.»

 

Et que penser des cauchemars d’enfermements et d’égarements de Major? Combien de fois me suis-je retrouvé dans une ville étrangère, ayant perdu mes clefs et l’adresse de l’hôtel où j’étais descendu? Incapable de parler, errant sur les trottoirs comme une âme en peine. Ou encore ces moments où j’étouffe au milieu de la nuit. Il faut me lever alors, bouger, ouvrir un livre pour m’apaiser. Bizarre de faire les mêmes cauchemars. Y a-t-il des rêves réservés aux écrivains?

 

RETOUR

 


Et je me répète souvent qu’il serait temps de revenir sur mes pas, de me pencher sur des auteurs qui ont ouvert des portes et des fenêtres, ceux et celles qui m’ont montré la façon de dire qui j’étais et ce que je voulais devenir. Je pense à Marie-Claire Blais, Gabrielle Roy, Victor-Lévy Beaulieu, Jean Giono, William Faulkner, Erskine Caldwell, Gabriel Garcia-Marquez et Louis-Ferdinand Céline. Et oui, André Major, j’ai aussi fréquenté Thomas Mann, il y a bien des années, avec Herman Hesse et Malaparte, tout comme Gômez-Arcos. Il fut une époque où je ne jurais que par Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov. 

Nous avons souvent emprunté les mêmes sentiers. C’est pourquoi je me permets de croire que tu es un ami, un proche. Nous ne nous ferons aucun geste pour changer cela, étant tous les deux un peu sauvages et capables de nous accommoder de la solitude pendant de longues périodes.

«Entre chien et loup» m’a encore une fois procuré de beaux moments de vie. Depuis que j’ai terminé ma lecture, je garde le livre sur mon bureau, l’effleurant du bout des doigts pour me rassurer et ne pas oublier. C’est certainement pourquoi je rédige des chroniques, pour répondre aux mots par les mots. Et je l’ouvre au hasard pour cueillir une phrase qui va m’aider à traverser la journée.

 

«Telle une vieille grange, je grisonne, mais je reste debout — pour combien de temps, ça reste à voir.» (p.213)

 

Le carnettiste m’a accordé le privilège, une fois de plus, de l’accompagner et de jeter un regard sur ma propre aventure, de constater l’importance qu’a pour nous la phrase juste qui va comme une musique qui touche l’âme. Quelle chance de pénétrer dans l’univers intellectuel d’un écrivain, d’un lecteur qui cherche du sens à la vie! André Major parvient surtout à créer de la beauté dans son quotidien et à trouver des éclaircies dans la morosité de l’époque. 

 

MAJOR ANDRÉ : «Entre chien et loup», Éditions du Boréal, Montréal, 232 pages, 27,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/entre-chien-loup-4094.html 

lundi 5 mai 2025

LA TERRIBLE AVENTURE DE DEVENIR SOI

CAROLINE LOUISSEIZE a connu un parcours particulier qu’elle raconte dans La pire affaire, un récit qui oscille entre le poème qui amorce chacune des cinq parties du recueil et la prose qui s’impose tout naturellement. Une narration qui laisse les bras ballants, ne sachant trop comment décrire cette enfance de solitude et de mutisme, cette prise de parole pour se dire grâce à l’écriture et peut-être, aussi, par la musique. Un chemin marqué par le silence et la terrible certitude d’être seule au monde. Et, comme d’habitude, après un premier survol, j’ai recommencé ma lecture. Je le fais toujours avec les poèmes et les proses poétiques. Une première reconnaissance pour connaître la direction que l’écrivaine emprunte et surtout par me familiariser avec la cartographie du texte et, dans un deuxième temps, m’attarder et méditer sur les mots qui s’imposent de tout leur poids. Parfois, souvent, je me risque dans une troisième traversée pour ressentir le récit dans toutes les fibres de mon être. C’est alors l’adhésion et la plongée dans un univers qui vous surprend et vous déroute.

 

Le titre m’a intrigué. L’expression est utilisée pour marquer une situation un peu étrange et cocasse. Une formule qui permet au conteur de glisser dans une aventure qui fait sourire. Rien de tout ça avec Caroline Louisseize. J’ai dû patienter avant de me buter à la locution dans son récit. J’ai compris alors pourquoi elle avait choisi ce titre que le lecteur doit prendre au pied de la lettre.

 

«Je me déterre sous les falloir faire comme il faut, les falloir être irréprochable, falloir se révolter — pour les bonnes raisons —, falloir refuser — les bonnes choses —, falloir fuir le conformisme, savoir écrire. Falloir être soi-même : la pire affaire. Je relève tous les falloir, à rebours, une pelure à la fois, infimes épluchures de l’envie.» (p.77)

 

«Falloir être soi-même : la pire affaire.» Je me suis attardé à ces quelques mots qui disent tout de l’entreprise de l’écrivaine. «Falloir être soi-même», l’aventure la plus difficile, celle qui exige tout de son être, surtout lorsqu’on se risque sur la route de l’écriture. 

Refoulée dans la marginalité dès l’enfance, exclue et victime de moqueries et d’agressions, elle a réussi à faire son chemin quand elle s’est avancée dans l’écriture pour se donner un visage et un corps. Comme si elle avait dû rassembler tous les aspects de son être qui s’étaient éparpillés autour d’elle. Un puzzle de douleur, d’hésitations et de craintes, de désespoir certainement.

 

CHEMINEMENT

 

Caroline Louisseize a grandi dans une famille chaleureuse et accueillante, mais la fillette ne parvient pas à se faire des amis. Elle est victime de harcèlement à l’école et devient l’objet de toutes les moqueries. Elle vit les récréations et les heures du midi comme un cauchemar. Elle trouve répit dans les cours, craignant plus que tout le son de la cloche et les fauves qui se précipitent tête baissée dans les escaliers. Toujours être le sujet de railleries, celle que l’on pointe partout, la maladroite dans les activités sportives où elle traîne de la patte. Celle que l’on ridiculise par habitude et par réflexe. Et il y a ce nom de famille qui n’arrange rien, ce nom qui est comme une tache sur le front.

 

«Il y a un ancêtre dans mon nom de famille. Louis1, louis2, louis20, à l’école j’ai tous les noms sauf les noms d’arbres de fleurs mélissa rose marguerite véronique, iris. Je veux jouer avec lachance laforêt lamontagne lapierre. Moi je suis rare! très noble : dites plutôt mémoire honteuse, la petite louisse louisseize, ancêtre charabia — mort la tête coupée, le savais-tu?» (p.19)

 

Un patronyme difficile à porter, sujet de toutes les railleries certainement. Pour résister, pour être, je dirais, Caroline Louisseize devient l’élève parfaite et le modèle. Elle sera la «bollée» de la classe et pourra exister dans le regard des enseignants. Une autre façon de s’isoler, elle le comprendra plus tard. Que faire pour être ordinaire, avoir des amies, se sentir bien dans un groupe et s’amuser?

Il y a cette prière qui m’a bouleversé où l’adolescente cherche désespérément à échapper à sa condition en évoquant Dieu et son oncle Martin, mort très jeune, pour qu’un miracle se produise.

 

«Mon dieu, mononcle martin s’il vous plaît, je vous le demande, avec le plus d’yeux fermés que possible. En attendant, dans ma cachette face au grillage, je m’exerce à rire. Et dans le rire je demande : la lumière, la légèreté dans la beauté fauve de l’enfance.» (p.21)

 

La fillette sans joie, sans amies, sans rien qui lui fait ressentir qu’elle a sa place à l’école et dans la vie, demeure prisonnière de la plus incroyable des solitudes. Un état insupportable qui pourrait mener aux gestes suicidaires pour échapper à cette existence qui la broie.

 

GERMAINE

 

Heureusement, il y a des refuges, des éclaircies dans sa vie, des lieux où elle peut être ce qu’elle est. Avec Germaine, je me suis retrouvé dans mon village de La Doré. Caroline Louisseize y a des racines. Germaine, une toute petite femme dont je me souviens très bien, vivait dans une maison blanche tout près de l’église. Il me semble qu’elle ne parlait à personne, qu’elle avait enseigné dans un autre temps. Madame Germaine était toujours pressée quand elle s’aventurait sur le trottoir, courant presque. Une dame un peu étrange, souriante et très croyante. Une marginale dans laquelle la jeune Caroline pouvait se reconnaître.

La fillette aimait se rendre chez elle parce qu’elle ne serait jamais jugée dans ce qu’elle était. Elle pouvait dessiner et s’amuser sans le poids des regards accusateurs, sans se sentir à part. Elle n’était plus seule dans sa prison avec cette femme réchappée d’un temps révolu. 

 

«Mon refuge, c’est elle, tête blanche enjouée, à l’autre bout du monde : le pays des bleuets au goût sapiné et des légendes d’ours bruns. C’est une petite mansarde aux lambris peints en blanc, plongée dans le froid de l’hiver. Repliée et marmonnant à sa bible, accotée sur son vieux secrétaire garni de papiers, de prières et de feutrine rouge — le passage secret de dieu —, elle interrompt ses génuflexions pour venir nous ouvrir et déplacer l’odeur très forte de la sueur qui colle à sa petite robe de vieille fille en lainage bleu. Elle demande des faveurs aux fantômes des ancêtres. Elle nous raconte leurs histoires pendant qu’on bricole. Moi c’est en elle que je crois, en son ricanement de chapelet, indestructible, et en sa chaleur, sa force, sa foi.» (p.27)

 

Les études universitaires ne lui réussiront guère. Elle perd ses références, sa place de «bollée». La pensée critique lui fait perdre pied et elle ne trouve plus de balises, de formules à mémoriser et qui lui permettaient d’avoir les plus hautes notes. Elle s’abandonne à la musique qui la porte, la transperce et la pousse dans une autre dimension où elle peut tout être. Les harmonies, ces mélodies qu’elle n’a pas su partager avec ses camarades s’emparent de son corps et lui font avancer vers celle qu’elle doit rencontrer : elle-même. Pas une petite affaire, on le devine. 

 

«Parmi toutes les choses que je peux faire, je garde écrire. Ailleurs, c’est des scènes possiblement apprises et répétées : très bien, caroline, éblouissant. Vivre dans l’écriture veut dire dire, prendre le rôle de parler, parler pour soi. Au risque de laisser des trances indélébiles, de déranger. Veux dire tu creuses et tu grattes, tu picosses et tu creuses toujours, mais toujours ouverte, béante et offerte à ce que tu pourrais trouver, tu te désarmes. Tu enquêtes sur le sens jusqu’aux pourtours du langage, et dans le langage c’est toi qui apparais.» (p.92)

 

Le chemin pour être soi est long et périlleux, les écrivains en témoignent dans leurs œuvres. Le parcours demande toute une vie, j’en sais quelque chose. S’installer en soi exige du courage et une volonté hors du commun. Il en aura fallu des désillusions et des ravalements pour que Caroline Louisseize respire et se trouve en équilibre sur un bout de phrase en ayant l’impression de dériver sur un morceau de glace au plus fort de la crue du printemps. 

Un récit qui m’a touché profondément et qui va me hanter longtemps. C’est l’humain, la vie dans toute sa fragilité, ses embûches, ses désespoirs et ses grandes et petites réussites, ses joies intimes qui font tendre les bras dans une éclaircie au milieu des orages. Et elle y arrive, la valeureuse Caroline, à être toute dans sa tête, encore bien vulnérable, mais là avec les yeux ouverts et l’assurance qu’elle est quelqu’une et qu’elle appartient maintenant au monde des écrivains et des écrivaines. Un récit incroyable de sensibilité et de mal être. 

On ne peut terminer La pire affaire qu’avec les larmes aux yeux avec l’envie de prendre Caroline Louisseize dans ses bras pour lui murmurer à l’oreille qu’elle n’est pas toute seule au pays des mots, qu’elle ne le sera plus jamais. Pour lui dire aussi dans une prière mille fois répétée qu’elle a sa place et qu’elle nous fait du bien avec son courage et cette lente et douloureuse résurrection.

 

LOUISSEIZE CAROLINE : La pire affaire, Éditions du Noroît, Montréal, 108 pages, 22,95 $.

https://lenoroit.com/produit/la-pire-affaire/

 

jeudi 1 mai 2025

MARTINE DESJARDINS ENVOÛTE ENCORE

MARTINE DESJARDINS ne cesse de me surprendre avec des romans qui échappent à tout ce que l’on connaît, et cela depuis Le cercle de Clara paru en 1997. Une écrivaine qui sait se glisser dans les failles de l’histoire et des rites pour nous pousser dans des univers où des forces telluriques changent tout et remettent en question certaines croyances. Je pense à Maleficium et Méduse où elle se laisse porter par les sens et se faufile derrière les apparences pour réveiller des pulsions inquiétantes. Une fois de plus, avec Le temps des sucres, madame Desjardins s’aventure dans un monde fermé et sauvage pour ébranler des certitudes et certains comportements. 

 

Guillaume est secoué par l’appel de son grand-père Virgil, qui lui apprend le décès de son père Sylvien dans des circonstances troubles. Le vieil homme le convoque à Saint-Calixa. Un ordre plutôt qu’une invitation aux funérailles. Virgil a l’habitude d’être obéi au doigt et à l’œil. 

Tout un monde ressurgit alors.

Sa mère a fui les Lacerte après sa naissance pour se réfugier à Montréal et couper les ponts avec cette famille qui vit en autarcie et ne maintient aucun contact avec les habitants des environs, exploitant une érablière qui produit un nectar unique qui hante ceux et celles qui ont la chance de s’en procurer. Un clan replié sur lui et qui obéit à des croyances et à des rituels étranges. 

Guillaume décide de retourner dans son village d’origine même s’il ne garde aucun lien avec son grand-père et ses cousins. Une possibilité peut-être de renouer avec des gens dont il ignore tout. Après tout, c’est son récit qu’il peut découvrir.

 

«La voix serait venue de l’au-delà que Guillaume aurait été plus rassuré de l’entendre. Il avait rendu visite une seule fois à son aïeul paternel et cette expérience avait été sans contredit la plus traumatisante de son enfance. Cet homme, qui ne trouvait rien de plus hilarant que de terroriser une enfant de cinq ans, lui avait raconté une histoire de son cru : celle d’un garçon perdu en forêt, qui tombe entre les branches d’un arbre ayant un goût pour la chair fraîche, et qui est entraîné sous terre où les racines le dévorent par petites bouchées. Quand Guillaume avait réagi en poussant des hurlements, Virgil avait voulu l’endurcir en l’enfermant dans la cave, où se trouvait son atelier de taxidermie.» (p.17)

 

Guillaume, le dernier des Lacerte, a fait des études à l’université, tient une librairie où il accueille des clients curieux et lettrés. Il côtoie une modeste bourgeoisie intellectuelle qui aime assister à des concerts, dîner au restaurant et déguster de bons vins en discutant des nouveautés littéraires et des créations théâtrales.

Tout le contraire de la famille de Virgil qui obéit à des diktats qui viennent des ancêtres qui se sont installés sur les lieux il y a plus de cent ans. Personne n’a fréquenté l’école dans ce clan et tous se plient à des rituels qui trouvent leur source dans l’époque où Léonel, le premier des Lacerte, a acquis cette vaste propriété au milieu des années 1800. Un monde qui n’a pas évolué malgré les mutations qui a secoué le Québec avec la Révolution tranquille. Une fratrie de mâles ancrée dans des croyances étranges et des pratiques qui se répètent saison après saison. 

 

LÉGENDES

 

Martine Desjardins nous entraîne dans un monde cruel et sans pitié, au royaume des arbres gigantesques qui peuvent se protéger des entreprises humaines. Un boisé vivant, autonome et capable de faire face à toutes les menaces grâce à un réseau de racines qui les unit et fait sa force. Comme un grand corps qui réagit quand on touche à une partie de la forêt.Guillaume a décidé de revenir dans sa famille après les confidences d’Ingrid, une cliente qui ne le laisse pas indifférent.

 

«Depuis ce temps-là, je cherche du sirop de Saint-Calixa partout, sans succès. Je suis même allée jusqu’au village, il y a quelques années, mais il semble y avoir une omerta entourant la production locale, et personne n’a accepté de me parler. Écoute, le temps des sucres va bientôt commencer… Si jamais tu entends parler de sirop à travers les branches, ne serait-ce que la plus petite information, pourrais-tu m’appeler? Je donnerais vraiment cher pour en savoir davantage.» (p.21)

 

Un élixir capable de faire oublier les tourments de la vie. La boisson du bonheur, peut-être. Et, une fois que quelqu’un a goûté à ce nectar des dieux, il ne demande qu’à renouveler l’expérience. C’est ce que Guillaume a compris avec Ingrid.

 

RENCONTRE

 

La rencontre de Guillaume avec sa famille est une véritable collision. Le voilà dans un monde où la force physique domine. Un univers dur, brutal, sauvage même où il faut s’imposer avec toutes les énergies de son corps et de sa jeunesse. 

Le citadin se retrouve dans l’érablière alors que le printemps se réveille. Rapidement, il est happé par les tâches de Virgil et de ses cousins. Il doit démontrer qu’il est un homme, un vrai et qu’il est capable de suivre les autres.

Deux mondes, deux réalités se confrontent. Celui de la modernité, de la culture et du raffinement face à une nature opulente et un passé qui a su échapper à toutes les mutations. Comme si des habitudes venues du fond des âges se dressaient devant l’époque contemporaine. Guillaume peut faire en sorte que le clan vive comme il l’a toujours fait dans la forêt ou que tout bascule dans l’oubli des légendes et des contes. 

 

RETOUR

 

Le savoir livresque de Guillaume ne sert à rien chez son grand-père. Il doit réagir avec ses bras, recouvrir le cercueil de son père à la pelle ou encore manier la hache, même si ses mains brûlent sous les ampoules. Il doit parler avec son corps, réveiller des instincts en lui, se mesurer à ses cousins qui sont de véritables forces de la nature, des bêtes presque.

Sylvien était alcoolique et accroc à ce fameux sirop. Un homme étrange qui a construit une sorte de château dans l’Érable premier, un rêve d’enfant. Un individu parfaitement anonyme.

 

«Des explications évasives que Virgil fournit tout en s’activant à clouer le couvercle sur le cercueil, Guillaume retient que le géniteur avait vécu hors du système toute sa vie. Sans numéro d’assurance sociale ni carte d’assurance maladie, sans permis de conduire ni compte bancaire, il avait échappé aux griffes du receveur général et du ministre du Revenu. Et puisqu’il n’avait pas d’acte de naissance, pourquoi aurait-il eu besoin d’un certificat de décès?» (p.54)

 

Guillaume se surprend à trouver un certain plaisir dans l’effort physique, comme s’il réveillait des forces qui sommeillaient en lui et qui ne demandent qu’à s’exprimer. Il a l’impression de devenir celui qu’il aurait pu être si sa mère n’avait pas pris la fuite. 

 

«Guillaume ne requiert aucune autre consigne que ce que lui dicte son instinct. Il se découvre une dextérité de prestidigitateur pour le dépouillage tandis qu’il retourne la fourrure comme un gant et, en un tournemain, la décolle de la carcasse fumante jusqu’au museau. Il a conscience de se débarrasser, en même temps, de ses oripeaux urbains et de revenir à l’état cru de ses origines. Il accroche fièrement le couteau de chasse à sa ceinture, sans remarquer que sa mue l’a laissé écorché à vif.» (p.110)

 

RITUEL

 

Le vent chaud du sud dit à tous que c’est maintenant. Il faut recueillir la sève, la faire bouillir selon un savoir ancestral. 

Et il y a un rituel dans le creux de l’érable premier, le géniteur de la forêt qui s’impose dans toute sa majesté et sa magnificence. Dans cette alcôve souterraine, au cœur de l’arbre gigantesque, une sorte d’autel, le corps d’une femme dans une grosse racine que les mâles fécondent. Ils forniquent avec cette mère terre et air pour que la sève coule grâce à leur virilité. C’est peut-être une civilisation atavique qui dépend de cette femme ligotée que l’on viole pour maintenir son pouvoir et ses privilèges. 

 

«Comment trouver les mots pour décrire l’abomination qui se cachait là sous sa forme la plus primitive? Un fétiche païen avait été taillé dans le vif d’une énorme racine. Il représentait un corps féminin dont la tête, sans yeux ni bouche, n’était qu’une ébauche informe. L’idole, entièrement nue, la croupe dressée dans une attitude éhontée, présentait une grappe de mamelles destinées à attiser la concupiscence. Une fente dévorante s’ouvrait entre les boursoufflures écartées qui lui tenaient lieu de cuisses, offrant à la vue ce que la nature a de plus obscène. À côté d’elle, la pécheresse Marie-Madeleine, Jézabel la fornicatrice et la grande prostituée de Babylone auraient passé pour la Sainte Vierge.» (p.127)

 

Virgil est trop vieux et les cousins sont devenus stériles. Seul Guillaume peut régénérer la famille en s’accouplant à cette déesse de la fertilité. 

Le survenant refuse de se plier aux ordres de Virgil et tranche les liens qui retiennent la femme de bois et de racines. Il provoque la fin d’un univers, des Lacerte, des chimères, de cet animiste étrange et fascinant.

Martine Desjardins m’a subjuguée une fois de plus avec Le temps des sucres. Elle crée un monde mythique en s’appuyant sur une activité coutumière où l’on récolte la sève des érables pour en faire un nectar. L’écrivaine donne une âme à la nature qui dicte ses lois et pactise avec les humains qui acquièrent certains privilèges en perpétuant des rituels et des traditions. Heather O’Neill jouait avec cet aspect dans La Capitale des rêves où les arbres sont bienveillants et inquiétants selon les circonstances. 

Madame Desjardins réveille des instincts primaires et troublants. Elle retrouve ces croyances qui affirmaient que la forêt était le monde du chaos, le territoire de l’anarchie et du diable, de l’irrationnel, du mal et des pulsions condamnables.

Si les trappistes, avec leur prière et la mortification, n’ont pu maîtriser cette forêt dans les années 1800, les Lacerte, en s’ensauvageant, sont devenus les protecteurs de l’érablière qui les récompense en leur donnant un sirop inoubliable. 

Un pacte fragile.

Un texte grandiose, étonnant, magique et captivant. Assez pour vous faire perdre pied et vous plonger dans la plus folle des transes et la barbarie qui se tapit en chacun de nous et qui ne demande peut-être qu’à être libérée. 

 

DESJARDINS MARTINE : Le temps des sucres, Éditions Alto, Québec, 152 pages, 22,95 $. 

https://editionsalto.com/livres/le-temps-des-sucres/

mercredi 23 avril 2025

UNE GRANDE SAGA DES TEMPS MODERNES

AGNÈS GRUDA réalise un tour de force avec Ça finit quand, toujours? son nouveau roman. Une brique de 480 pages où elle met en scène quatre familles polonaises qui ont vécu la Deuxième Guerre mondiale et qui subissent la poigne du gouvernement communiste après le partage de l’Europe entre l’Union soviétique et les pays démocratiques. Les Gutkowki, les Ulman, les Kaminski et les Rotfeld s’inquiètent devant des menaces qui se précisent. En tout, une trentaine de personnes sur plusieurs générations qui auront des choix difficiles à prendre : soit partir pour échapper au racisme et au sort que l’on réserve aux gens d’origine juive dans les régimes totalitaires. Une famille se retrouve en Israël, une autre aux États-Unis, une troisième au Canada, particulièrement au Québec, et, enfin, une grand-mère demeure en Pologne malgré les risques et les épreuves. Migrer est impossible pour elle. Des inséparables dans leur pays qui voient le temps et l’espace avoir raison de leurs liens et qui, avec différentes expériences, deviennent des étrangers. La vie est faite comme ça. 


Un peu étourdissant le début de cette saga. Madame Gruda emboîte le pas de ces familles sur plusieurs générations. Des parents, des voisins ouverts, empathiques, bien ancrés dans leur milieu, qui se débrouillent et jonglent avec l’avenir de leurs descendants. Ce grand nombre de personnages m’a empêché de m’accrocher à l’un en particulier, à un guide qui aurait pu me permettre de me faufiler dans le quotidien de ces quatre fratries. Comme s’il y avait une bousculade et que tous cherchaient à avoir mon attention. Il m’a fallu une bonne cinquantaine de pages avant de me sentir à l’aise, de comprendre les liens qui les unissent et de retenir les hauts et les bas de ces clans. Surtout de savoir qui ils étaient. Après, un tourbillon m’a emporté, une envie folle de les suivre partout dans leurs amours et leurs déceptions. 

Une aventure passionnante, un survol d’une époque pas si lointaine avec ses grandeurs et ses misères. Un regard sur le Québec aussi, un arrêt sur le deuxième référendum tenu le 30 octobre 1995 sur l’indépendance, qui donne un nouvel éclairage.

 

QUÊTE

 

Tous, les garçons et les filles de ces familles se débattent dans leurs désirs et leurs rêves, leurs amours, les petites trahisons et leur côté plus ou moins obscurs. Les nombreux individus permettent d’aborder les hésitations et les échecs de plusieurs générations, tout comme les réussites de ces migrants. C’est ce qui donne une couche de véracité à ce récit, son authenticité. Une aventure qui fait comprendre les efforts que doivent faire des immigrants pour s’adapter à un nouveau pays. Cette autre langue à apprivoiser, et des usages et des comportements qui étonnent les nouveaux venus. Ce choc laisse des traces et il faut une belle tolérance d’esprit pour y trouver sa place. Certains s’ajustent rapidement, d’autres ont besoin de plus de temps. Chaque génération a sa manière d’envisager ces mutations de l’être. Mais la vie arrange toujours les choses, même mal.

 

«Elle a songé à sa propre enfance saccagée. Basia et Adam ne reconnaîtraient pas ça, pas la guerre, pas la peur, ils pourraient vivre leur vie d’enfants librement, en toute insouciance. Et si tout allait bien, leur vie d’adulte aussi.» (p.45)

 

C’est le but de toutes les familles de migrants : trouver un lieu pour exister normalement, pour permettre aux enfants d’étudier et de faire leur place dans leur nouveau monde. 

 

MIGRATION

 

Agnès Gruda suit les parcours de ces fratries qui vivent l’exil sans trop savoir où ils vont aboutir et ce qui les attend. Tous se heurtent à des obstacles imprévus et aux petites choses du quotidien qui se compliquent dans une société d’accueil. Et il y a la douleur de quitter son pays et des membres de la famille, des amis, des endroits qui les ont vus grandir et découvrir le monde, des amours mêmes, des espaces marqués par les ancêtres. Tous doivent sortir de leur histoire pour plonger dans l’inconnu avec tout ce que cela comporte d’incertitudes et d’angoisse. Si les enfants se faufilent facilement dans une autre culture avec la fréquentation des écoles, c’est plus difficile pour les adultes qui aboutissent au Québec particulièrement. 

 

«Ni Nina ni moi n’avions imaginé enseigner un jour. Je dois dire que de voir vingt-trois paires d’yeux me fixer avec plus ou moins d’attention, ça me donne un trac fou. Mais bon, pas le choix, et l’université m’a offert des conditions incroyables il faut le dire aussi. Nous avons eu beaucoup de chance. Donc je regarde ces étudiants, je leur parle, ça va, je leur pose des questions, ça va encore. Là où ça se gâte, c’est quand eux me posent leurs questions. Je ne comprends rien à ce qu’ils me disent. Nina a eu l’idée de demander à ses étudiants d’écrire leurs questions au tableau; j’ai décidé de faire comme elle. Ça prend du temps dans un cours, mais au moins, on n’est plus là à essayer de deviner ce qu’ils veulent savoir au juste.» (p.190)

 

Cette quête de paix et de respect nous emporte dans plusieurs pays bien différents. C’est pourquoi les liens que l’on croyait indissolubles s’étiolent et disparaissent presque avec les années.

Presque tous réussissent à se faire une belle vie malgré de terribles épreuves. Je pense à Adam, qui a suivi sa famille en Israël et qui doit faire son service militaire quand il a l’âge. Personne n’y échappe. Comme il y a toujours des conflits dans ce pays aux frontières incertaines, Adam se retrouve dans le désert, dans un blindé qui est la cible des troupes égyptiennes. Il survit par miracle grâce à l’héroïsme d’un compagnon d’armes qui y laisse sa peau. Brûlé, défiguré, il a l’impression d’être une torche vivante. 

Tous ses rêves s’écroulent et il doit apprivoiser sa nouvelle réalité, surtout accepter celui qu’il est devenu et qui attire tous les regards avec ses cicatrices.

 

HUMANISME

 

Un grand roman qui nous plonge au cœur de l’actualité, soit celle des familles et des individus qui sont forcés de quitter leur communauté pour se refaire un avenir ailleurs, surtout en Amérique ou encore dans les pays d’Europe de l’Ouest. La guerre, les catastrophes naturelles, les dictatures y sont toujours pour quelque chose. On ne manque pas de raisons pour partir, ne plus être capable de vivre dans les lieux où nous sommes nés, dans des paradis ravagés par la cupidité et les folies humaines. Des populations entières doivent prendre le chemin de l’exil pour des motifs politiques et climatiques. Le sort des réfugiés est un véritable cauchemar de nos jours. Songeons qu’un million d’Ukrainiens ont migré depuis l’invasion de la Russie. Le nombre de gens déracinés et déplacés a atteint le seuil de 80 millions au cours des dernières années en raison de la persécution, de conflits, de la violence, ou de violations des droits de la personne.

C’est toujours un peu difficile d’imaginer ce que ces gens vivent et ce qu’ils doivent affronter quand ils aboutissent dans un nouveau pays avec presque rien. Et surtout, ils se retrouvent souvent dans un lieu qu’ils n’ont pas choisi. 

J’ai rencontré un Ukrainien, enseignant en philosophie à l’université de Kharkiv, qui a dû travailler dans une ferme laitière pour survivre au Québec. L’exode est une sorte de loterie où tout le monde perd plus qu’il ne gagne. Tout est toujours à refaire et à recommencer lorsqu’il faut s’habituer à une autre langue, à des coutumes un peu étranges et difficiles à comprendre, à un climat qui surprend et désoriente. 

Et il y a la nostalgie du pays d’origine, surtout pour ceux et celles qui y ont résidé assez longtemps pour s’en souvenir. Le lieu de l’enfance reste fascinant. Comme si c’était l’espace où l’on peut respirer profondément et se sentir là où l’on doit être. 

Des histoires touchantes, bouleversantes souvent et quasi tous les personnages de Ça finit quand, toujours? sont des courageux qui arrivent à se faire une vie malgré les embûches qui ne cessent de surgir dans le dur métier de muter et de devenir un autre. On aimerait les rencontrer, discuter avec eux et les aider dans leur entreprise et se réjouir en les entendant dire : j’ai enfin un pays et mes enfants y ont toutes les chances. 

Une saga importante et contemporaine qui permet de secouer des préjugés et d’enlever des œillères en prenant la place du migrant. C’est pourquoi j’aurais souhaité suivre Arthur, qui naît à la fin de cette histoire, pour connaître les surprises que réserve la vie à ces intrépides nomades par obligation.

 

GRUDA AGNÈS : Ça finit quand, toujours? Éditions du Boréal, Montréal, 480 pages, 32,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/finit-quand-toujours-4088.html

lundi 7 avril 2025

LE MONDE D’HEATHER O’NEILL EST CRUEL

J’AI À PEU près tout lu de Heather O’Neill depuis sa première publication en 2007. Elle n’a cessé de me surprendre depuis et de m’entraîner dans des univers singuliers. Une écrivaine qui n’hésite jamais à sortir des sentiers battus, qui étonne grâce aux traductions de Dominique Fortier. Et voilà La Capitale des rêves avec une page couverture qui pourrait être celle d’un livre pour enfants. Une jeune fille bondit dans les bois aux côtés d’une oie qui va toutes ailes déployées. C’est frais, un peu naïf, et surtout sans malice, presque joyeux. Le titre accentue cette impression. Comme si l’éditeur avait cherché à nous faire oublier les moments plutôt sombres que la planète vit depuis des semaines. Sofia, la seule enfant d’une écrivaine connue et adorée dans l’Élysée, une féministe qui n’hésite jamais à pourfendre les hommes et à dénoncer toutes les injustices, devient une cible quand son pays est envahi par le voisin, vaincu militairement. On ne peut s’empêcher d’évoquer l’Ukraine qui subit les agressions russes depuis des années. Le conquérant écrase tout et élimine les dissidents et les récalcitrants. On s’en prend à la culture, les livres sont brûlés sur les places publiques et tous les monuments abattus. La terreur dans ce qu’elle a de plus terrible. 

 

Clara Bottom, l’écrivaine reconnue, la mère de Sofia, lui confie son dernier manuscrit et lui demande de le faire passer à l’étranger. Pour dire au monde les atrocités que les Élyséens vivent. Une manière d’informer les pays libres des exactions et des massacres que la population de l’Élysée subit au jour le jour.

La jeune fille doit monter dans un train qui emporte les enfants de la capitale vers un endroit inconnu. Elle s’échappe par miracle. Plus tard, elle apprendra que tous ceux et celles qui étaient entassés dans les wagons ont été éliminés. Ce n’est pas sans rappeler les terribles convois de la mort des nazis. C’est comme ça tout au long de la lecture du roman de madame O’Neill. Impossible de ne pas faire des liens avec l’actualité et les horreurs d’un passé pas si lointain. 

 

«— Bien sûr que ce livre est plus important que toi. Ce sont mes mémoires, oui. Mais il compte aussi plus que moi. C’est une célébration de la vie élyséenne. Aucun de nous n’est irremplaçable en temps de guerre. C’est l’idée même de liberté qui doit être sauvegardée. La culture que nous avons créée. Si nous pouvons garder cela en vie, nous sommes sauvés. Nos sorts individuels n’ont aucune importance. Ne pense pas à toi. Pense au livre. Il doit sortir du pays.» (p.12)

 

Sofia prend sa mission au sérieux et se retrouve en compagnie d’une oie qui parle et qui se targue d’être philosophe. Elle souhaite publier un manifeste qui va secouer le monde littéraire. 

 

MARCHE

 

Sofia tente, dans un premier temps, de rejoindre sa grand-mère retirée à la campagne, presque au milieu de la forêt. Une paysanne qui vit près de la nature et des bêtes, un peu sorcière et guérisseuse. Elle se débrouille comme elle peut avec l’oie et ils deviennent rapidement des inséparables. Ensemble, elles peuvent affronter tous les dangers et triompher de toutes les embûches. 

Nous voilà dans un conte où le réel prend toutes les formes et présente d’étranges contours. Une allégorie où le concret et l’imaginaire se tendent les bras et tourbillonnent dans une danse ensorcelante. L’oie s’avère savante et sérieuse, un peu précieuse même et s’exprime dans une langue châtiée. Les mots ont beaucoup d’importance dans la fable de madame O’Neill. Surtout, ils ne sont pas fiables ou figés. Tout est magique et surréel dans La Capitale des rêves. La forêt est habitée par des êtres fantasmagoriques qui se transforment selon les circonstances. Les arbres prennent l’aspect des humains et peuvent être bienveillants ou dangereux. Les bêtes mutent comme elles le font toujours dans les contes.

 

«Dans le noir, les bois acquéraient de nouvelles propriétés. Elle ne pouvait s’empêcher de croire ce que ses autres sens lui disaient.

Un arbre arracha ses racines de la terre, tel un enfant qui sort ses pieds de ses bottes en caoutchouc. Puis il se mit à courir à ses côtés. Des chevaux gris galopaient devant. Un gros ours grogna au bord de la route. Des oiseaux volaient près de sa tête.» (p.127)

 

Tout le récit est fait de plongées et de retours dans le passé. Sofia, la narratrice, est obsédée par son enfance, l’amour et la haine presque qu’elle éprouve pour sa mère. La fillette a l'impression d’avoir été un fardeau pour Clara. Du moins c’est ce qu’elle imagine. 

Ce n’est jamais facile d’avoir une mère qui n’en a que pour son œuvre et les grandes causes. Sofia croit que Clara a toujours pris toute la place et ne lui a laissé que des miettes. Les idoles ont fait de l'ombre à leur progéniture et les liens qui les unissent s’avèrent particulièrement difficiles. C’est du moins ce que j’ai cru au début, mais tout n’est pas aussi simple.

 

«Sa mère ne se livrait pas souvent ainsi à des réminiscences. Elle estimait que les femmes ne devaient pas révérer leur jeunesse en la tenant pour le point culminant de leur vie. Elle soutenait que les femmes n’entraient pas dans la fleur de l’âge avant la cinquantaine, à la ménopause.

«Montre-moi», ordonna Sofia debout devant sa mère, mains sur les hanches et torse bombé, imitant un soldat.

Clara regarda Sofia. Elle l’enlaça et commença à danser avec elle qui se tenait sur la pointe des pieds. Sa mère n’était pas grande, mais la tête de la jeune fille reposait tout de même sur son giron doux.

Sofia ne se rappelait pas la dernière fois que sa mère l’avait prise dans ses bras. Dehors, un haut-parleur avertissait les citoyens qu’un couvre-feu était en vigueur et qu’il était temps de rentrer.» (p.159)

 

Clara est une femme remarquable qui défend sa liberté et celle des autres avec toute sa fougue et son énergie. Tout le contraire de Sofia, qui prend plaisir à se diminuer et à se faire invisible. 


SUJETS

 

Une belle occasion pour Heather O’Neill d’aborder les grands enjeux politiques, les obsessions qui provoquent souvent des guerres. L’écrivaine s’attarde à la nation, la liberté collective et individuelle, la nécessité de la culture, des livres et de la littérature qui unissent ou séparent les femmes et les hommes, les régimes qui écrasent les citoyens ou qui leur offrent des espaces d’autonomie. L’amour, bien sûr, les liens entre tous, ses droits et ceux des autres et des obligations qui découlent de la vie en société. Et surtout, les contacts et les rapports qui se tissent entre les parents et les enfants, entre une mère et une fille. Le père dans cette fable d’Heather O’Neill est totalement absent.

 

«— Tu ne peux pas croire que les hommes sont de ton côté, dit Sofia, désemparée devant les faussetés qu’énonçait Céleste. Ils ne sont jamais de ton côté. Pas vraiment. Aucun d’entre eux! Il n’y a aucun homme à qui on puisse faire confiance en temps de guerre. Je me suis fait mettre à la porte de la maison de ma grand-mère par deux garçons. En plus, ils venaient de notre pays. Ce n’étaient même pas des ennemis.» (p.205)

 

Comme dans tous les contes, l’action va au-delà du bien et du mal. C’est souvent d’une cruauté dérangeante. Chacun pense à soi et personne n’hésite à trahir ses proches pour sauver sa peau. La grandeur et le sacrifice prônés par la mère de Sofia ne tiennent plus. La survie prend toute la place. Sofia, avec ses concitoyens, devra faire des choix terribles.

 

MUTATION

 

Nous voyons la petite fille muter en adolescente et en femme. Elle sera déçue et trompée quand elle fera confiance aux autres. Et la magie du pays et de l’environnement, la parole de son amie l’oie disparaîtront avec la poussée des hormones et son entrée dans la vraie vie. Comme si le féérique et le magnifique ne pouvaient exister que dans l’enfance. Les adultes ne sachant qu’engendrer l’horreur pour se venger peut-être d’avoir perdu leur pouvoir d’émerveillement.

 

«Sofia déglutit, et le liquide coula dans son gosier comme si elle avait avalé un poisson rouge. Sa poitrine la brûla et sa tête lui fit l’impression d’être une ampoule qu’on vient d’allumer. Son cœur rayonnait comme celui de Jésus dans les statues et sur les peintures à l’église. C’était merveilleux. Elle éclata de rire. Et on aurait dit que le rire ne sortait pas de sa bouche, mais qu’il venait d’ailleurs, de plus loin, qu’il avait traversé un mur, ou qu’il venait d’une chambre à l’étage.» (p.294)

 

Les humains se montrent particulièrement fourbes, profiteurs, égoïstes et dangereux. Une société qui donne des frissons dans le dos. Un conte qui vous laisse étourdi et un peu dépité devant l’aveuglement de tous. Mais comment donner tort à Heather O’Neill quand on regarde le monde s’enrayer et que les dirigeants nous matraquent avec des idées farfelues et absurdes? Un roman percutant qui nous fait grincer des dents et voir les soubresauts du quotidien d’un autre œil. Une fable actuelle qui nous ramène à nous et à nos démences meurtrières. 

 

O’Neill Heather : La Capitale des rêves, Éditions Alto, Québec, 400 pages. 

https://editionsalto.com/livres/la-capitale-des-reves/