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jeudi 1 mai 2025

MARTINE DESJARDINS ENVOÛTE ENCORE

MARTINE DESJARDINS ne cesse de me surprendre avec des romans qui échappent à tout ce que l’on connaît, et cela depuis Le cercle de Clara paru en 1997. Une écrivaine qui sait se glisser dans les failles de l’histoire et des rites pour nous pousser dans des univers où des forces telluriques changent tout et remettent en question certaines croyances. Je pense à Maleficium et Méduse où elle se laisse porter par les sens et se faufile derrière les apparences pour réveiller des pulsions inquiétantes. Une fois de plus, avec Le temps des sucres, madame Desjardins s’aventure dans un monde fermé et sauvage pour ébranler des certitudes et certains comportements. 

 

Guillaume est secoué par l’appel de son grand-père Virgil, qui lui apprend le décès de son père Sylvien dans des circonstances troubles. Le vieil homme le convoque à Saint-Calixa. Un ordre plutôt qu’une invitation aux funérailles. Virgil a l’habitude d’être obéi au doigt et à l’œil. 

Tout un monde ressurgit alors.

Sa mère a fui les Lacerte après sa naissance pour se réfugier à Montréal et couper les ponts avec cette famille qui vit en autarcie et ne maintient aucun contact avec les habitants des environs, exploitant une érablière qui produit un nectar unique qui hante ceux et celles qui ont la chance de s’en procurer. Un clan replié sur lui et qui obéit à des croyances et à des rituels étranges. 

Guillaume décide de retourner dans son village d’origine même s’il ne garde aucun lien avec son grand-père et ses cousins. Une possibilité peut-être de renouer avec des gens dont il ignore tout. Après tout, c’est son récit qu’il peut découvrir.

 

«La voix serait venue de l’au-delà que Guillaume aurait été plus rassuré de l’entendre. Il avait rendu visite une seule fois à son aïeul paternel et cette expérience avait été sans contredit la plus traumatisante de son enfance. Cet homme, qui ne trouvait rien de plus hilarant que de terroriser une enfant de cinq ans, lui avait raconté une histoire de son cru : celle d’un garçon perdu en forêt, qui tombe entre les branches d’un arbre ayant un goût pour la chair fraîche, et qui est entraîné sous terre où les racines le dévorent par petites bouchées. Quand Guillaume avait réagi en poussant des hurlements, Virgil avait voulu l’endurcir en l’enfermant dans la cave, où se trouvait son atelier de taxidermie.» (p.17)

 

Guillaume, le dernier des Lacerte, a fait des études à l’université, tient une librairie où il accueille des clients curieux et lettrés. Il côtoie une modeste bourgeoisie intellectuelle qui aime assister à des concerts, dîner au restaurant et déguster de bons vins en discutant des nouveautés littéraires et des créations théâtrales.

Tout le contraire de la famille de Virgil qui obéit à des diktats qui viennent des ancêtres qui se sont installés sur les lieux il y a plus de cent ans. Personne n’a fréquenté l’école dans ce clan et tous se plient à des rituels qui trouvent leur source dans l’époque où Léonel, le premier des Lacerte, a acquis cette vaste propriété au milieu des années 1800. Un monde qui n’a pas évolué malgré les mutations qui a secoué le Québec avec la Révolution tranquille. Une fratrie de mâles ancrée dans des croyances étranges et des pratiques qui se répètent saison après saison. 

 

LÉGENDES

 

Martine Desjardins nous entraîne dans un monde cruel et sans pitié, au royaume des arbres gigantesques qui peuvent se protéger des entreprises humaines. Un boisé vivant, autonome et capable de faire face à toutes les menaces grâce à un réseau de racines qui les unit et fait sa force. Comme un grand corps qui réagit quand on touche à une partie de la forêt.Guillaume a décidé de revenir dans sa famille après les confidences d’Ingrid, une cliente qui ne le laisse pas indifférent.

 

«Depuis ce temps-là, je cherche du sirop de Saint-Calixa partout, sans succès. Je suis même allée jusqu’au village, il y a quelques années, mais il semble y avoir une omerta entourant la production locale, et personne n’a accepté de me parler. Écoute, le temps des sucres va bientôt commencer… Si jamais tu entends parler de sirop à travers les branches, ne serait-ce que la plus petite information, pourrais-tu m’appeler? Je donnerais vraiment cher pour en savoir davantage.» (p.21)

 

Un élixir capable de faire oublier les tourments de la vie. La boisson du bonheur, peut-être. Et, une fois que quelqu’un a goûté à ce nectar des dieux, il ne demande qu’à renouveler l’expérience. C’est ce que Guillaume a compris avec Ingrid.

 

RENCONTRE

 

La rencontre de Guillaume avec sa famille est une véritable collision. Le voilà dans un monde où la force physique domine. Un univers dur, brutal, sauvage même où il faut s’imposer avec toutes les énergies de son corps et de sa jeunesse. 

Le citadin se retrouve dans l’érablière alors que le printemps se réveille. Rapidement, il est happé par les tâches de Virgil et de ses cousins. Il doit démontrer qu’il est un homme, un vrai et qu’il est capable de suivre les autres.

Deux mondes, deux réalités se confrontent. Celui de la modernité, de la culture et du raffinement face à une nature opulente et un passé qui a su échapper à toutes les mutations. Comme si des habitudes venues du fond des âges se dressaient devant l’époque contemporaine. Guillaume peut faire en sorte que le clan vive comme il l’a toujours fait dans la forêt ou que tout bascule dans l’oubli des légendes et des contes. 

 

RETOUR

 

Le savoir livresque de Guillaume ne sert à rien chez son grand-père. Il doit réagir avec ses bras, recouvrir le cercueil de son père à la pelle ou encore manier la hache, même si ses mains brûlent sous les ampoules. Il doit parler avec son corps, réveiller des instincts en lui, se mesurer à ses cousins qui sont de véritables forces de la nature, des bêtes presque.

Sylvien était alcoolique et accroc à ce fameux sirop. Un homme étrange qui a construit une sorte de château dans l’Érable premier, un rêve d’enfant. Un individu parfaitement anonyme.

 

«Des explications évasives que Virgil fournit tout en s’activant à clouer le couvercle sur le cercueil, Guillaume retient que le géniteur avait vécu hors du système toute sa vie. Sans numéro d’assurance sociale ni carte d’assurance maladie, sans permis de conduire ni compte bancaire, il avait échappé aux griffes du receveur général et du ministre du Revenu. Et puisqu’il n’avait pas d’acte de naissance, pourquoi aurait-il eu besoin d’un certificat de décès?» (p.54)

 

Guillaume se surprend à trouver un certain plaisir dans l’effort physique, comme s’il réveillait des forces qui sommeillaient en lui et qui ne demandent qu’à s’exprimer. Il a l’impression de devenir celui qu’il aurait pu être si sa mère n’avait pas pris la fuite. 

 

«Guillaume ne requiert aucune autre consigne que ce que lui dicte son instinct. Il se découvre une dextérité de prestidigitateur pour le dépouillage tandis qu’il retourne la fourrure comme un gant et, en un tournemain, la décolle de la carcasse fumante jusqu’au museau. Il a conscience de se débarrasser, en même temps, de ses oripeaux urbains et de revenir à l’état cru de ses origines. Il accroche fièrement le couteau de chasse à sa ceinture, sans remarquer que sa mue l’a laissé écorché à vif.» (p.110)

 

RITUEL

 

Le vent chaud du sud dit à tous que c’est maintenant. Il faut recueillir la sève, la faire bouillir selon un savoir ancestral. 

Et il y a un rituel dans le creux de l’érable premier, le géniteur de la forêt qui s’impose dans toute sa majesté et sa magnificence. Dans cette alcôve souterraine, au cœur de l’arbre gigantesque, une sorte d’autel, le corps d’une femme dans une grosse racine que les mâles fécondent. Ils forniquent avec cette mère terre et air pour que la sève coule grâce à leur virilité. C’est peut-être une civilisation atavique qui dépend de cette femme ligotée que l’on viole pour maintenir son pouvoir et ses privilèges. 

 

«Comment trouver les mots pour décrire l’abomination qui se cachait là sous sa forme la plus primitive? Un fétiche païen avait été taillé dans le vif d’une énorme racine. Il représentait un corps féminin dont la tête, sans yeux ni bouche, n’était qu’une ébauche informe. L’idole, entièrement nue, la croupe dressée dans une attitude éhontée, présentait une grappe de mamelles destinées à attiser la concupiscence. Une fente dévorante s’ouvrait entre les boursoufflures écartées qui lui tenaient lieu de cuisses, offrant à la vue ce que la nature a de plus obscène. À côté d’elle, la pécheresse Marie-Madeleine, Jézabel la fornicatrice et la grande prostituée de Babylone auraient passé pour la Sainte Vierge.» (p.127)

 

Virgil est trop vieux et les cousins sont devenus stériles. Seul Guillaume peut régénérer la famille en s’accouplant à cette déesse de la fertilité. 

Le survenant refuse de se plier aux ordres de Virgil et tranche les liens qui retiennent la femme de bois et de racines. Il provoque la fin d’un univers, des Lacerte, des chimères, de cet animiste étrange et fascinant.

Martine Desjardins m’a subjuguée une fois de plus avec Le temps des sucres. Elle crée un monde mythique en s’appuyant sur une activité coutumière où l’on récolte la sève des érables pour en faire un nectar. L’écrivaine donne une âme à la nature qui dicte ses lois et pactise avec les humains qui acquièrent certains privilèges en perpétuant des rituels et des traditions. Heather O’Neill jouait avec cet aspect dans La Capitale des rêves où les arbres sont bienveillants et inquiétants selon les circonstances. 

Madame Desjardins réveille des instincts primaires et troublants. Elle retrouve ces croyances qui affirmaient que la forêt était le monde du chaos, le territoire de l’anarchie et du diable, de l’irrationnel, du mal et des pulsions condamnables.

Si les trappistes, avec leur prière et la mortification, n’ont pu maîtriser cette forêt dans les années 1800, les Lacerte, en s’ensauvageant, sont devenus les protecteurs de l’érablière qui les récompense en leur donnant un sirop inoubliable. 

Un pacte fragile.

Un texte grandiose, étonnant, magique et captivant. Assez pour vous faire perdre pied et vous plonger dans la plus folle des transes et la barbarie qui se tapit en chacun de nous et qui ne demande peut-être qu’à être libérée. 

 

DESJARDINS MARTINE : Le temps des sucres, Éditions Alto, Québec, 152 pages, 22,95 $. 

https://editionsalto.com/livres/le-temps-des-sucres/

mercredi 23 avril 2025

UNE GRANDE SAGA DES TEMPS MODERNES

AGNÈS GRUDA réalise un tour de force avec Ça finit quand, toujours? son nouveau roman. Une brique de 480 pages où elle met en scène quatre familles polonaises qui ont vécu la Deuxième Guerre mondiale et qui subissent la poigne du gouvernement communiste après le partage de l’Europe entre l’Union soviétique et les pays démocratiques. Les Gutkowki, les Ulman, les Kaminski et les Rotfeld s’inquiètent devant des menaces qui se précisent. En tout, une trentaine de personnes sur plusieurs générations qui auront des choix difficiles à prendre : soit partir pour échapper au racisme et au sort que l’on réserve aux gens d’origine juive dans les régimes totalitaires. Une famille se retrouve en Israël, une autre aux États-Unis, une troisième au Canada, particulièrement au Québec, et, enfin, une grand-mère demeure en Pologne malgré les risques et les épreuves. Migrer est impossible pour elle. Des inséparables dans leur pays qui voient le temps et l’espace avoir raison de leurs liens et qui, avec différentes expériences, deviennent des étrangers. La vie est faite comme ça. 


Un peu étourdissant le début de cette saga. Madame Gruda emboîte le pas de ces familles sur plusieurs générations. Des parents, des voisins ouverts, empathiques, bien ancrés dans leur milieu, qui se débrouillent et jonglent avec l’avenir de leurs descendants. Ce grand nombre de personnages m’a empêché de m’accrocher à l’un en particulier, à un guide qui aurait pu me permettre de me faufiler dans le quotidien de ces quatre fratries. Comme s’il y avait une bousculade et que tous cherchaient à avoir mon attention. Il m’a fallu une bonne cinquantaine de pages avant de me sentir à l’aise, de comprendre les liens qui les unissent et de retenir les hauts et les bas de ces clans. Surtout de savoir qui ils étaient. Après, un tourbillon m’a emporté, une envie folle de les suivre partout dans leurs amours et leurs déceptions. 

Une aventure passionnante, un survol d’une époque pas si lointaine avec ses grandeurs et ses misères. Un regard sur le Québec aussi, un arrêt sur le deuxième référendum tenu le 30 octobre 1995 sur l’indépendance, qui donne un nouvel éclairage.

 

QUÊTE

 

Tous, les garçons et les filles de ces familles se débattent dans leurs désirs et leurs rêves, leurs amours, les petites trahisons et leur côté plus ou moins obscurs. Les nombreux individus permettent d’aborder les hésitations et les échecs de plusieurs générations, tout comme les réussites de ces migrants. C’est ce qui donne une couche de véracité à ce récit, son authenticité. Une aventure qui fait comprendre les efforts que doivent faire des immigrants pour s’adapter à un nouveau pays. Cette autre langue à apprivoiser, et des usages et des comportements qui étonnent les nouveaux venus. Ce choc laisse des traces et il faut une belle tolérance d’esprit pour y trouver sa place. Certains s’ajustent rapidement, d’autres ont besoin de plus de temps. Chaque génération a sa manière d’envisager ces mutations de l’être. Mais la vie arrange toujours les choses, même mal.

 

«Elle a songé à sa propre enfance saccagée. Basia et Adam ne reconnaîtraient pas ça, pas la guerre, pas la peur, ils pourraient vivre leur vie d’enfants librement, en toute insouciance. Et si tout allait bien, leur vie d’adulte aussi.» (p.45)

 

C’est le but de toutes les familles de migrants : trouver un lieu pour exister normalement, pour permettre aux enfants d’étudier et de faire leur place dans leur nouveau monde. 

 

MIGRATION

 

Agnès Gruda suit les parcours de ces fratries qui vivent l’exil sans trop savoir où ils vont aboutir et ce qui les attend. Tous se heurtent à des obstacles imprévus et aux petites choses du quotidien qui se compliquent dans une société d’accueil. Et il y a la douleur de quitter son pays et des membres de la famille, des amis, des endroits qui les ont vus grandir et découvrir le monde, des amours mêmes, des espaces marqués par les ancêtres. Tous doivent sortir de leur histoire pour plonger dans l’inconnu avec tout ce que cela comporte d’incertitudes et d’angoisse. Si les enfants se faufilent facilement dans une autre culture avec la fréquentation des écoles, c’est plus difficile pour les adultes qui aboutissent au Québec particulièrement. 

 

«Ni Nina ni moi n’avions imaginé enseigner un jour. Je dois dire que de voir vingt-trois paires d’yeux me fixer avec plus ou moins d’attention, ça me donne un trac fou. Mais bon, pas le choix, et l’université m’a offert des conditions incroyables il faut le dire aussi. Nous avons eu beaucoup de chance. Donc je regarde ces étudiants, je leur parle, ça va, je leur pose des questions, ça va encore. Là où ça se gâte, c’est quand eux me posent leurs questions. Je ne comprends rien à ce qu’ils me disent. Nina a eu l’idée de demander à ses étudiants d’écrire leurs questions au tableau; j’ai décidé de faire comme elle. Ça prend du temps dans un cours, mais au moins, on n’est plus là à essayer de deviner ce qu’ils veulent savoir au juste.» (p.190)

 

Cette quête de paix et de respect nous emporte dans plusieurs pays bien différents. C’est pourquoi les liens que l’on croyait indissolubles s’étiolent et disparaissent presque avec les années.

Presque tous réussissent à se faire une belle vie malgré de terribles épreuves. Je pense à Adam, qui a suivi sa famille en Israël et qui doit faire son service militaire quand il a l’âge. Personne n’y échappe. Comme il y a toujours des conflits dans ce pays aux frontières incertaines, Adam se retrouve dans le désert, dans un blindé qui est la cible des troupes égyptiennes. Il survit par miracle grâce à l’héroïsme d’un compagnon d’armes qui y laisse sa peau. Brûlé, défiguré, il a l’impression d’être une torche vivante. 

Tous ses rêves s’écroulent et il doit apprivoiser sa nouvelle réalité, surtout accepter celui qu’il est devenu et qui attire tous les regards avec ses cicatrices.

 

HUMANISME

 

Un grand roman qui nous plonge au cœur de l’actualité, soit celle des familles et des individus qui sont forcés de quitter leur communauté pour se refaire un avenir ailleurs, surtout en Amérique ou encore dans les pays d’Europe de l’Ouest. La guerre, les catastrophes naturelles, les dictatures y sont toujours pour quelque chose. On ne manque pas de raisons pour partir, ne plus être capable de vivre dans les lieux où nous sommes nés, dans des paradis ravagés par la cupidité et les folies humaines. Des populations entières doivent prendre le chemin de l’exil pour des motifs politiques et climatiques. Le sort des réfugiés est un véritable cauchemar de nos jours. Songeons qu’un million d’Ukrainiens ont migré depuis l’invasion de la Russie. Le nombre de gens déracinés et déplacés a atteint le seuil de 80 millions au cours des dernières années en raison de la persécution, de conflits, de la violence, ou de violations des droits de la personne.

C’est toujours un peu difficile d’imaginer ce que ces gens vivent et ce qu’ils doivent affronter quand ils aboutissent dans un nouveau pays avec presque rien. Et surtout, ils se retrouvent souvent dans un lieu qu’ils n’ont pas choisi. 

J’ai rencontré un Ukrainien, enseignant en philosophie à l’université de Kharkiv, qui a dû travailler dans une ferme laitière pour survivre au Québec. L’exode est une sorte de loterie où tout le monde perd plus qu’il ne gagne. Tout est toujours à refaire et à recommencer lorsqu’il faut s’habituer à une autre langue, à des coutumes un peu étranges et difficiles à comprendre, à un climat qui surprend et désoriente. 

Et il y a la nostalgie du pays d’origine, surtout pour ceux et celles qui y ont résidé assez longtemps pour s’en souvenir. Le lieu de l’enfance reste fascinant. Comme si c’était l’espace où l’on peut respirer profondément et se sentir là où l’on doit être. 

Des histoires touchantes, bouleversantes souvent et quasi tous les personnages de Ça finit quand, toujours? sont des courageux qui arrivent à se faire une vie malgré les embûches qui ne cessent de surgir dans le dur métier de muter et de devenir un autre. On aimerait les rencontrer, discuter avec eux et les aider dans leur entreprise et se réjouir en les entendant dire : j’ai enfin un pays et mes enfants y ont toutes les chances. 

Une saga importante et contemporaine qui permet de secouer des préjugés et d’enlever des œillères en prenant la place du migrant. C’est pourquoi j’aurais souhaité suivre Arthur, qui naît à la fin de cette histoire, pour connaître les surprises que réserve la vie à ces intrépides nomades par obligation.

 

GRUDA AGNÈS : Ça finit quand, toujours? Éditions du Boréal, Montréal, 480 pages, 32,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/finit-quand-toujours-4088.html

lundi 7 avril 2025

LE MONDE D’HEATHER O’NEILL EST CRUEL

J’AI À PEU près tout lu de Heather O’Neill depuis sa première publication en 2007. Elle n’a cessé de me surprendre depuis et de m’entraîner dans des univers singuliers. Une écrivaine qui n’hésite jamais à sortir des sentiers battus, qui étonne grâce aux traductions de Dominique Fortier. Et voilà La Capitale des rêves avec une page couverture qui pourrait être celle d’un livre pour enfants. Une jeune fille bondit dans les bois aux côtés d’une oie qui va toutes ailes déployées. C’est frais, un peu naïf, et surtout sans malice, presque joyeux. Le titre accentue cette impression. Comme si l’éditeur avait cherché à nous faire oublier les moments plutôt sombres que la planète vit depuis des semaines. Sofia, la seule enfant d’une écrivaine connue et adorée dans l’Élysée, une féministe qui n’hésite jamais à pourfendre les hommes et à dénoncer toutes les injustices, devient une cible quand son pays est envahi par le voisin, vaincu militairement. On ne peut s’empêcher d’évoquer l’Ukraine qui subit les agressions russes depuis des années. Le conquérant écrase tout et élimine les dissidents et les récalcitrants. On s’en prend à la culture, les livres sont brûlés sur les places publiques et tous les monuments abattus. La terreur dans ce qu’elle a de plus terrible. 

 

Clara Bottom, l’écrivaine reconnue, la mère de Sofia, lui confie son dernier manuscrit et lui demande de le faire passer à l’étranger. Pour dire au monde les atrocités que les Élyséens vivent. Une manière d’informer les pays libres des exactions et des massacres que la population de l’Élysée subit au jour le jour.

La jeune fille doit monter dans un train qui emporte les enfants de la capitale vers un endroit inconnu. Elle s’échappe par miracle. Plus tard, elle apprendra que tous ceux et celles qui étaient entassés dans les wagons ont été éliminés. Ce n’est pas sans rappeler les terribles convois de la mort des nazis. C’est comme ça tout au long de la lecture du roman de madame O’Neill. Impossible de ne pas faire des liens avec l’actualité et les horreurs d’un passé pas si lointain. 

 

«— Bien sûr que ce livre est plus important que toi. Ce sont mes mémoires, oui. Mais il compte aussi plus que moi. C’est une célébration de la vie élyséenne. Aucun de nous n’est irremplaçable en temps de guerre. C’est l’idée même de liberté qui doit être sauvegardée. La culture que nous avons créée. Si nous pouvons garder cela en vie, nous sommes sauvés. Nos sorts individuels n’ont aucune importance. Ne pense pas à toi. Pense au livre. Il doit sortir du pays.» (p.12)

 

Sofia prend sa mission au sérieux et se retrouve en compagnie d’une oie qui parle et qui se targue d’être philosophe. Elle souhaite publier un manifeste qui va secouer le monde littéraire. 

 

MARCHE

 

Sofia tente, dans un premier temps, de rejoindre sa grand-mère retirée à la campagne, presque au milieu de la forêt. Une paysanne qui vit près de la nature et des bêtes, un peu sorcière et guérisseuse. Elle se débrouille comme elle peut avec l’oie et ils deviennent rapidement des inséparables. Ensemble, elles peuvent affronter tous les dangers et triompher de toutes les embûches. 

Nous voilà dans un conte où le réel prend toutes les formes et présente d’étranges contours. Une allégorie où le concret et l’imaginaire se tendent les bras et tourbillonnent dans une danse ensorcelante. L’oie s’avère savante et sérieuse, un peu précieuse même et s’exprime dans une langue châtiée. Les mots ont beaucoup d’importance dans la fable de madame O’Neill. Surtout, ils ne sont pas fiables ou figés. Tout est magique et surréel dans La Capitale des rêves. La forêt est habitée par des êtres fantasmagoriques qui se transforment selon les circonstances. Les arbres prennent l’aspect des humains et peuvent être bienveillants ou dangereux. Les bêtes mutent comme elles le font toujours dans les contes.

 

«Dans le noir, les bois acquéraient de nouvelles propriétés. Elle ne pouvait s’empêcher de croire ce que ses autres sens lui disaient.

Un arbre arracha ses racines de la terre, tel un enfant qui sort ses pieds de ses bottes en caoutchouc. Puis il se mit à courir à ses côtés. Des chevaux gris galopaient devant. Un gros ours grogna au bord de la route. Des oiseaux volaient près de sa tête.» (p.127)

 

Tout le récit est fait de plongées et de retours dans le passé. Sofia, la narratrice, est obsédée par son enfance, l’amour et la haine presque qu’elle éprouve pour sa mère. La fillette a l'impression d’avoir été un fardeau pour Clara. Du moins c’est ce qu’elle imagine. 

Ce n’est jamais facile d’avoir une mère qui n’en a que pour son œuvre et les grandes causes. Sofia croit que Clara a toujours pris toute la place et ne lui a laissé que des miettes. Les idoles ont fait de l'ombre à leur progéniture et les liens qui les unissent s’avèrent particulièrement difficiles. C’est du moins ce que j’ai cru au début, mais tout n’est pas aussi simple.

 

«Sa mère ne se livrait pas souvent ainsi à des réminiscences. Elle estimait que les femmes ne devaient pas révérer leur jeunesse en la tenant pour le point culminant de leur vie. Elle soutenait que les femmes n’entraient pas dans la fleur de l’âge avant la cinquantaine, à la ménopause.

«Montre-moi», ordonna Sofia debout devant sa mère, mains sur les hanches et torse bombé, imitant un soldat.

Clara regarda Sofia. Elle l’enlaça et commença à danser avec elle qui se tenait sur la pointe des pieds. Sa mère n’était pas grande, mais la tête de la jeune fille reposait tout de même sur son giron doux.

Sofia ne se rappelait pas la dernière fois que sa mère l’avait prise dans ses bras. Dehors, un haut-parleur avertissait les citoyens qu’un couvre-feu était en vigueur et qu’il était temps de rentrer.» (p.159)

 

Clara est une femme remarquable qui défend sa liberté et celle des autres avec toute sa fougue et son énergie. Tout le contraire de Sofia, qui prend plaisir à se diminuer et à se faire invisible. 


SUJETS

 

Une belle occasion pour Heather O’Neill d’aborder les grands enjeux politiques, les obsessions qui provoquent souvent des guerres. L’écrivaine s’attarde à la nation, la liberté collective et individuelle, la nécessité de la culture, des livres et de la littérature qui unissent ou séparent les femmes et les hommes, les régimes qui écrasent les citoyens ou qui leur offrent des espaces d’autonomie. L’amour, bien sûr, les liens entre tous, ses droits et ceux des autres et des obligations qui découlent de la vie en société. Et surtout, les contacts et les rapports qui se tissent entre les parents et les enfants, entre une mère et une fille. Le père dans cette fable d’Heather O’Neill est totalement absent.

 

«— Tu ne peux pas croire que les hommes sont de ton côté, dit Sofia, désemparée devant les faussetés qu’énonçait Céleste. Ils ne sont jamais de ton côté. Pas vraiment. Aucun d’entre eux! Il n’y a aucun homme à qui on puisse faire confiance en temps de guerre. Je me suis fait mettre à la porte de la maison de ma grand-mère par deux garçons. En plus, ils venaient de notre pays. Ce n’étaient même pas des ennemis.» (p.205)

 

Comme dans tous les contes, l’action va au-delà du bien et du mal. C’est souvent d’une cruauté dérangeante. Chacun pense à soi et personne n’hésite à trahir ses proches pour sauver sa peau. La grandeur et le sacrifice prônés par la mère de Sofia ne tiennent plus. La survie prend toute la place. Sofia, avec ses concitoyens, devra faire des choix terribles.

 

MUTATION

 

Nous voyons la petite fille muter en adolescente et en femme. Elle sera déçue et trompée quand elle fera confiance aux autres. Et la magie du pays et de l’environnement, la parole de son amie l’oie disparaîtront avec la poussée des hormones et son entrée dans la vraie vie. Comme si le féérique et le magnifique ne pouvaient exister que dans l’enfance. Les adultes ne sachant qu’engendrer l’horreur pour se venger peut-être d’avoir perdu leur pouvoir d’émerveillement.

 

«Sofia déglutit, et le liquide coula dans son gosier comme si elle avait avalé un poisson rouge. Sa poitrine la brûla et sa tête lui fit l’impression d’être une ampoule qu’on vient d’allumer. Son cœur rayonnait comme celui de Jésus dans les statues et sur les peintures à l’église. C’était merveilleux. Elle éclata de rire. Et on aurait dit que le rire ne sortait pas de sa bouche, mais qu’il venait d’ailleurs, de plus loin, qu’il avait traversé un mur, ou qu’il venait d’une chambre à l’étage.» (p.294)

 

Les humains se montrent particulièrement fourbes, profiteurs, égoïstes et dangereux. Une société qui donne des frissons dans le dos. Un conte qui vous laisse étourdi et un peu dépité devant l’aveuglement de tous. Mais comment donner tort à Heather O’Neill quand on regarde le monde s’enrayer et que les dirigeants nous matraquent avec des idées farfelues et absurdes? Un roman percutant qui nous fait grincer des dents et voir les soubresauts du quotidien d’un autre œil. Une fable actuelle qui nous ramène à nous et à nos démences meurtrières. 

 

O’Neill Heather : La Capitale des rêves, Éditions Alto, Québec, 400 pages. 

https://editionsalto.com/livres/la-capitale-des-reves/

jeudi 3 avril 2025

JULIE HÉTU BOUSCULE ENCORE UNE FOIS

JE GARDE un bon souvenir de ma lecture de Pacifique Bell de Julie Hétu paru en 2018. Un grand roman d’impressions et d’images flottantes qui nous emportent comme des nuages poussés par le vent. Des personnages qui vont et viennent dans le désert et qui finissent par nous hanter. Dans Les dormeurs de Nauru, l’écrivaine nous envoie dans le Pacifique, sur l’île de Nauru, qui s’avère le plus petit pays du monde avec une superficie de 21 kilomètres carrés et une population d’environ 12000 habitants. C’est déjà une curiosité en soi que de se retrouver sur cet îlot que l’on trouve dans l’océan Pacifique, en Océanie, dans l’ensemble insulaire nommé Micronésie. Le point le plus au nord de Nauru est à 42 kilomètres au sud de l’équateur. Eije, la narratrice de cet ouvrage, est originaire de ce pays. Ses parents étaient russes et ils ont obtenu leur nationalité après leur migration. L’île se distingue par le nombre de gens atteints du «syndrome de résignation» ou le Uppgivenhetssyndrom, une maladie cataloguée et découverte pour la première fois en Suède. Une affection qui frappe surtout les rejetons des réfugiés qui ont subi des traumatismes psychologiques importants. 


Cette maladie a été reconnue tout à fait récemment, puisque l’on a répertorié les premières victimes en Suède, en 2000. 

 

«Les premiers cas s’étaient manifestés en Suède, sans qu’on sache de quoi il s’agissait, chez des enfants d’abord, puis chez les adultes. Les personnes atteintes devenaient complètement immobiles, passives et sans tonus musculaire. Elles n’étaient capables ni de boire ni de manger et souffraient d’incontinence. Un genre de freezing, comme les animaux qui font le mort, insensibles aux stimuli physiques extérieurs et à la douleur.» (p.19)

 

Ce trouble peu connu est répandu dans l’île de Nauru et l’île Océan tout près où sont emprisonnés des réfugiés. Aussi absurde que cela puisse paraître, ils sont gardés dans une sorte de forteresse où ils n’ont aucune chance d’être libérés. Ils sont des condamnés, des forçats qui ont tenté de sortir de leur misère et d’améliorer leur sort. Rejetés surtout parce qu’ils sont des étrangers.

Kostan, l’amoureux d’Eije, est touché par ce syndrome, un artiste plein de projets qui s’est coupé du monde réel pour s’abriter dans son corps et ne plus souffrir peut-être. Il est devenu un objet que l’on doit nourrir et entretenir. 

Un mort-vivant. 

La jeune femme jure de tout faire pour guérir Kostan. Elle entreprend des études à Montréal où se trouvent les plus éminents chercheurs et spécialistes de cet étrange coma. Suzanne, sa directrice de thèse, collabore avec un centre et un laboratoire situés sur l’île de Nauru. Tout cela pour rentrer dans son pays avec un diplôme et retrouver son amoureux qui s’est refermé comme coffre-fort. 

 

«Concluant que le seul moyen de réveiller ces gens, qui s’étaient condamnés eux-mêmes à la prison dans leur propre corps, consistait à leur redonner le sentiment d’appartenir au temps réel et de pouvoir jouer un rôle dans la résolution de leurs traumatismes psychiques. Il fallait leur parler et surtout les toucher, écrivait-il, pour garder le contact et les aider à sortir de leur catatonie.» (p.64)

 

Eije veut vérifier son hypothèse en effectuant son stage au laboratoire qui ramène des patients, mais en provoquant des séquelles irrémédiables et terribles. Bien des rumeurs circulent sur les contrecoups de ces ranimations. Les «ressuscités» sont totalement différents de ce qu’ils étaient avant. Ils ont conservé les pires aspects de leur personnalité qui se manifestent sans aucune retenue. Ils deviennent la plupart du temps des asociaux et des marginaux. 

 

DICTATURE

 

Le laboratoire régente tout à Nauru et échappe à toutes les lois. C’est la dictature ni plus ni moins. Eije et Suzanne sont bien déterminées à voir ce qui se trame dans ces endroits interdits et à dénoncer le sort des naufragés de l’île Océan en rendant publiques les conditions subies par ces hommes et ces femmes qui n’ont plus d’espoir et encore moins d’avenir. 

 

«La gestion des lieux était rigide et l’atmosphère, des plus austères. La psychiatre Aurélie Lima nous accompagna, commençant la visite par un arrêt à son bureau. Elle nous expliqua que la population du camp venait majoritairement d’Iran, d’Irak, d’Afghanistan, d’Indonésie et du Sri Lanka. Elle fit passer quelques dossiers entre nos mains, nous laissant découvrir un nombre alarmant de tentatives de suicide, de cas d’automutilation, d’enfants souffrant du syndrome de résignation, incapables de boire ou de se nourrir.» (p.284)

 

Kostan subit le traitement du laboratoire et à son réveil, il n’a plus rien à voir avec l’amoureux d’Eije. Il est devenu une bête, un animal qui s’échappe dans la nature et ne respecte plus aucune loi. Comme si les pulsions qu’il exprimait auparavant dans ses toiles faisaient maintenant partie de son caractère et qu’ils ne pouvaient plus les réfréner. Il a perdu la faculté de réfléchir.

Le pire de tout ça? Eije constate qu’elle aussi porte cette maladie. Elle fait tout pour lutter et rester du côté de la vie, même si elle sent qu’un trou noir l’aspire, avalant son corps et sa volonté. Elle sombre dans une sorte d’indifférence inquiétante.

 

RÉEL ET FICTION

 

Encore une fois, Julie Hétu nous emporte dans un monde étrange et troublant où le réel dépasse la fiction, s’attarde à des gens qui sont souvent laissés pour compte par les grandes puissances de ce monde. Elle touche aussi une question bien d’aujourd’hui, soit le sort des réfugiés qui sont rejetés par tous les pays qui étaient, il n’y a pas si longtemps, des lieux d’accueil où des femmes et des hommes pouvaient espérer une vie meilleure et un avenir. Maintenant, toutes les frontières se sont verrouillées et ceux qui arrivent dans les états occidentaux deviennent les boucs émissaires de tout ce qui va mal dans leur nouveau pays. 

Je pense aux scènes à peine imaginables que la télévision a diffusées dernièrement sur l’expulsion de Sud-Américains des États-Unis. Des gens enchaînés comme des criminels et que l’on tond tel du bétail. L’horreur en direct. C’est la formidable Amérique de Donald Trump, ces horreurs, cette grandeur retrouvée.

Julie Hétu esquisse un univers inquiétant, des vies et des problématiques actuelles où nous nous confrontons au racisme, à l’exploitation et à l’aveuglement des multinationales et des privilégiés qui font tout pour se maintenir au pouvoir et s’enrichir. Même la recherche et la médecine sont un enjeu pour ces entreprises qui ne pensent qu’aux profits et au contrôle de certains médicaments et de nouvelles techniques de soin. Des événements et des situations que l’on refuse de voir où des migrants deviennent des boucs émissaires de tout ce qui cloche dans nos sociétés.

Les dormeurs de Nauru nous plonge dans une réalité que nous ignorons souvent volontairement pour ne pas être bousculé dans notre confort et nos habitudes. Tout y passe. Le pouvoir, l’absence de moralité, la brutalité, la tyrannie, la terreur, la surveillance omniprésente des caméras et des micros dans les bâtiments. Cette étrange maladie est une manière de résister et de refuser d’être un exclu, un être sans droits et espoir. 

Un refuge psychologique.  

Heureusement, il y a toujours des militants et des redresseurs de torts qui parviennent à faire éclater la vérité au grand jour et qui font bouger les choses en dénonçant et en montrant des images intolérables. 

Un roman passionnant où l’on navigue entre le vécu et la fiction. C’est ce qui est particulièrement troublant, dérangeant et nécessaire. Julie Hétu nous inflige un traitement choc qui nous ouvre les yeux sur une réalité insoutenable que nous ne pouvons plus ignorer avec les changements climatiques. Non, plus rien ne peut être comme avant. Le retour au passé, avec ses richesses et son insouciance, n’est pas possible malgré les promesses de Donald et ses clones.

 

HÉTU JULIE : Les dormeurs de Nauru, Éditions Druide, Montréal, 370 pages.

https://www.editionsdruide.com/livres/les-dormeurs-de-nauru

jeudi 27 mars 2025

DIANE GRAVEL SURPREND DANS CE RECUEIL

DIANE GRAVEL nous offre un recueil de nouvelles particulier avec Aux absents les os. Dix-neuf textes qui nous font entrer dans une famille sur trois générations. Des grands-parents d’abord au début du siècle dernier qui sont évoqués et tous les frères et sœurs qui se retrouvent pour le décès de Madeleine, qui a eu huit enfants. Une mort soudaine, dans la soixantaine, d’un cancer foudroyant comme cela arrive de plus en plus souvent. Oui, des histoires de fratrie, des portraits fragmentés où les points de vue convergent et donnent un angle particulier aux péripéties qui ont marqué ce clan à travers la périlleuse aventure de la vie. Assez pour dévoiler les affinités et les conflits qui surgissent dans une famille ou des événements qui traumatisent un peu tout le monde. Tout cela et bien plus encore dans la deuxième publication de cette écrivaine originaire de Chicoutimi. 

 

Tout se mélange et se bouscule dans ces nouvelles pas tout à fait comme celles que j’ai l’habitude de lire. Parce qu’elles sont intimement imbriquées les unes aux autres et qu’un texte donne un éclairage à certains faits ou incidents. C’est un tout, avec chacune des histoires qui a sa raison d’être et qui permettent de mieux comprendre les liens et les conflits qui persistent dans cette famille. Un véritable tricot qui fait que tout tient ensemble. 

Madeleine était une originale qui avait ses secrets, des amours et une vie que même son mari n’a pas été capable de percer. Discrète cette Madeleine, volontaire et solide. Une femme qui savait où elle allait et surtout ce qu’elle ne voulait pas. Et comment échapper aux traumatismes qui marquent la lointaine enfance où l’on apprend la terrible tâche de devenir adulte en passant par l’étroit chemin de l’adolescence? Madeleine a vécu un drame dont elle ne peut parler et qu’elle a tenté de biffer de sa mémoire de toutes les manières possibles certainement.

 

«Difficile à suivre, ma mère. Dans l’étendue de ses idées avant-gardistes comme dans ses chantiers à bras d’homme sur la ferme. Dans l’expression de son originalité comme dans le rayonnement de son engagement social. Son autorité naturelle avait imposé le respect. Elle était venue à bout de toutes ses entreprises. Sauf celle qu’elle avait envisagée pour moi. Je lui avais opposé la résistance d’une enfant rebelle, l’insoumission d’une adolescente incontrôlable. Féministe parmi les femmes soumises de son époque, elle avait néanmoins pu être dure avec sa fille. Personne ne savait qui des deux provoquait l’autre.» (p.10)

 

Les familles nombreuses sont à l’origine de bien des écrits marquants de notre littérature et ont souvent été à l’origine de terribles conflits. Je pense à Jean-Philippe Pleau maintenant, qui doit se défendre devant les tribunaux pour «outrage à ses proches». Pourtant, son récit Rue Duplessis ne fait que raconter son enfance et les liens qu’il avait avec ses parents et son parcours. Ce n’est pas non plus s’en rappeler les démêlés de Gabrielle Roy avec sa sœur Adèle, qui a tenté de discréditer l’œuvre de Gabrielle de toutes les manières possibles. 

Des querelles, des bouderies de filles qu’on finit par comprendre. Par exemple, Laure, qui refuse d’assister aux funérailles tout en demeurant dans les environs comme si elle ne pouvait s’empêcher de graviter autour de sa mère. Des différends, bien sûr, des silences, de l’inceste, des accusations, des amours, un suicide qu’il fallait vivre dans le plus grand des secrets parce que la parenté et la société n’auraient jamais permis qu’on discute de ces événements sans filtres. Des originaux et des déviants, un grand-père un peu borné qui a traumatisé son fils à tout jamais en le dressant comme une bête. 

 

«Henri se souvient. Le grand-père paternel se prenait pour un chef de meute. Sa conception de la famille. D’ailleurs, il s’inspirait des comportements des animaux pour assurer l’éducation d’Henri. Son mâle alpha qu’il disait. Successeur désigné. Le vieux ne savait pas lire les âmes.» (p.38)

 

On trouve de tout dans une fratrie. Des débrouillards, des moins doués, des obsédés et des handicapés, des événements qui ont secoué tout le monde, des sujets tabous qui ont marqué Madeleine, et surtout sa petite sœur, qui avait de la difficulté à comprendre ce qu’elle voyait et entendait. 

C’était le cas dans ma famille où il y avait des histoires que personne n’évoquait ou n’osait mentionner dans les rencontres où les esprits s’échauffaient parfois quand on vidait un peu trop rapidement une bouteille. C’étaient des secrets, des gestes que tous taisaient, des propos interdits. Des silences qui concernaient les femmes surtout, des récits de violence ou d’inceste, de viols commis par les pères. Un mutisme qui protégeait toujours les agissements des hommes et leurs agressions. J’ai abordé ces sujets dans La mort d’Alexandre et surtout dans Les oiseaux de glace où je raconte, en laissant beaucoup d’espace à mon imaginaire, un moment de la vie de ma marraine qui a connu l’enfer pour ne pas dire autre chose avec l’un de mes oncles. 

 

TOURNANT

 

Des faits qui ont orienté la vie de Madeleine, sa façon d’aborder la vie et d’envisager le présent, de surmonter les difficultés qu’elle a dû affronter au jour le jour. Ses enfants ont été marqués par certains événements, bien sûr. On transmet ses traumatismes, ses peurs et ses angoisses à ses rejetons, qu’on le veuille ou non. Madeleine n’a jamais évoqué le drame de son adolescence et a fait en sorte que jamais rien ne paraisse. 

 

«Le nœud n’aurait pu se resserrer davantage que ce fameux soir-là. Comme toujours, Gisèle enviait, épiait, suivait sa sœur. Jusque dans la grange, où elle la surprit dans les bras d’un garçon et, quatre mois plus tard, en pleine fausse-couche. Quinze ans. Gisèle l’observa envelopper le fœtus mort-né dans une guenille, puis, tenant “la chose” d’une seule main, attraper de l’autre une pelle. La petite la suivit dehors à son insu. Dans le soir éclairé par la lune, la malheureuse cherchait, sans doute, un endroit pour ensevelir son fardeau. À force de tourner en rond, elle s’effondra, à genoux.» (p.51)

 

Ce recueil de nouvelles, caractérisé par l’entrelacement des frères et sœurs, des parents, brosse un portrait de famille unique qui nous plonge dans une époque, des conflits, des oppositions, des jalousies et parfois des vengeances qui peuvent ressurgir des décennies plus tard. Tout ce qui unit une tribu et la déchire, tout ce qui les éloigne les uns des autres, comme s’ils survivaient sur des planètes différentes. Tous incapable de rompre tout contact. 

 

ÉPOQUE

 

L’écrivaine dresse un portrait de toute une époque, celle du début du siècle dernier avec la colonisation en Abitibi et l’emprise du clergé sur la vie des femmes surtout. Il y avait aussi le monde politique qui ne brillait pas par sa clairvoyance et ses idées d’avant-garde. On le sait, l’église s’est longtemps opposée à la création d’un ministère de l’Éducation et à la scolarisation des enfants. On faisait alors l’éloge de l’ignorance et tout ce que l’on devait mémoriser était les questions et les réponses du catéchisme. Heureusement, il y a eu la Révolution tranquille qui a transformé le pays du Québec et permis la grande libération des femmes avec la contraception et la pensée féministe qui a contribué à rendre plus égalitaire notre société et le partage du travail. Madame Jeannette Bertrand en témoigne de façon éloquente en racontant sa vie et le siècle dernier avec son centenaire de naissance, qui est devenu un événement national.

 

MONDE

 

Madame Gravel décrit un monde sans pitié, dur, difficile, dans lequel on n’hésite pas à ostraciser ceux qui ne respectent pas les règles, ou ceux qui dévient des normes à suivre et de la morale. Madeleine a connu ce genre d’amour défendu. Tout comme Camille, qui a dû réfréner son attirance pour les femmes. Une société où il y avait des interdits qui ont étouffé bien des gens et refoulé des désirs qui se vivent maintenant au grand jour. 

Des maladies, des obsessions comme celle de Lévis, qui est fasciné par les os qu’il collectionne et assemble pour s’inventer des êtres fantasmagoriques. Une manie, une fixation qui m’a laissé sans mots. 

 

«Mais ce soir, il a tiré tous les rideaux. Il n’a pas supporté d’avoir à combler de terre la sépulture de sa mère. Le fils endeuillé, reclus, n’attend rien de personne. Jamais il ne l’abandonnerait là, toute seule, dans le froid et le noir. Il sait faire avec l’excavatrice pour retirer neige et terre, remonter le cercueil et arracher le couvercle. Suffit de visualiser la suite avec méthode, s’exécuter sur place sans trop réfléchir : emporter le corps dans son véhicule, remettre le cercueil en place, le recouvrir comme il se doit, quitter les lieux, entrer chez lui à l’abri des regards et déposer la dépouille au centre de sa chambre secrète.» (p.27)

 

Tout cela dans une même famille, à une époque où les gens étaient abandonnés à eux-mêmes et qu’ils devaient se débrouiller avec les moyens du bord comme on dit. Des personnes qui nous montrent, en dépit des prophètes de malheur et des nouveaux censeurs, que le Québec a effectué des pas de géant vers la modernité et la liberté de penser et d’agir, au point de se perdre dans un tourbillon et de ne plus savoir où chercher la vérité ni démêler le vrai du faux. Comme quoi chaque époque doit faire des choix et prendre de grandes décisions, ou encore accepter de ne rien faire comme nous le faisons depuis 1980 en ce qui concerne notre avenir politique. Un recueil solide, inquiétant par moments, très beau et surtout très généreux et sincère. C’est une formidable aventure de lecture, une plongée dans un monde qui nous rappelle d’où nous provenons et qui nous permet de voir le présent d’un autre œil, et peut-être même de mieux l’évaluer et de comprendre nos parcours. Tous au Québec, nous venons de loin. Surtout, une écriture vive, enlevante, qui vous garde en alerte. Quelle belle découverte que ces textes de Diane Gravel.

 

GRAVEL DIANE : Aux absents les os, Éditions Sémaphore, Montréal, 88 pages.

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/aux-absents-les-os/