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vendredi 12 juillet 2024

UNE BELLE HÉROÏNE DE LA VIE ORDINAIRE

UN JARDIN L’HIVER de Clara Grande m’a permis de plonger dans le quotidien des résidents de l’un de ces fameux CHSLD pendant la pandémie de COVID. On se souvient des mesures restrictives, du confinement, du port des masques, du lavage des mains dix fois par jour et de certains drames qui ont secoué tout le Québec. L’écrivaine a œuvré auprès de cette clientèle fragilisée pendant des mois et son témoignage, que tout le monde devrait lire, est unique et troublant.

 

Clara (j’utilise le prénom de l’auteure, puisque jamais le nom de la narratrice n’est mentionné dans le récit) était serveuse dans un restaurant. Et avec bien des gens, au moment le plus intense de la pandémie, elle a perdu son emploi. L’établissement où elle travaillait a fermé ses portes comme bien d’autres, faisant des chômeurs et chômeuses qui ont dû se débrouiller. 

Le premier ministre François Legault, lors de ses interventions quotidiennes à la télévision, demandait des renforts pour venir en aide dans les résidences pour personnes âgées et dans les hôpitaux. On manquait d’effectifs partout dans les services publics avec les Québécois de plus en plus nombreux à être atteints par le fameux virus. Les travailleurs de la santé n’étaient pas épargnés, on le sait.

Clara s’est présentée après son embauche dans un centre pour personnes en perte d’autonomie sans compétence particulière sauf qu’elle avait son bon vouloir, sa jeunesse et sa compassion.

Masquée, gantée, camouflée dans une sorte d’uniforme qui effaçait les différences sexuelles, elle s’est retrouvée devant des hommes et des femmes démunis, souvent confus pour ne pas dire autre chose. Un travail qui demandait et exige toujours beaucoup d’empathie pour aider et écouter ces gens qui ne savent pas très bien où ils en sont. 

 

DIFFICILE

 

Des tâches que peu de travailleurs acceptent de faire même s’ils sont indispensables, des gestes répétitifs, peu valorisants avec des femmes et des hommes qui dépendent des autres pour leurs besoins essentiels.

 

«Les chambres se ressemblent, les journées aussi. Les aisselles sont lavées, les couches changées, les excréments nettoyés, la glycémie et la tension vérifiées. On se fait habiller, on met son dentier, on avale ses pilules, on mange mou, on regarde la télé ou le vide, on prend la collation, on regarde la télé ou le vide, on dîne, on se fait changer de couche, on avale ses pilules, puis c’est l’heure de la sieste, on prend la collation, on attend le souper, peut-être un coup de téléphone du petit-fils, puis encore la collation. On se distrait avec des mots croisés, la couche est rechangée au besoin, la tension revérifiée, la glycémie aussi, on met le pyjama, on se dit bonne nuit, on espère de beaux rêves. Certains ont la chance de ne plus avoir toute leur tête.» (p.13)

 

Clara a du mal à retrouver son souffle tellement elle est sollicitée par les uns et les autres. Des heures toujours pareilles pour celles et ceux qui courent sans arrêt pour répondre aux appels. 

Je me suis souvent demandé comment ils pouvaient faire une telle besogne en gardant le sourire et leur bonne humeur quand je me rendais à l’hôpital ou dans la résidence où ma mère a vécu de nombreuses années. Un emploi peu valorisant auprès de gens qui n’arrivent plus ou pas à communiquer. 

 

ATTENTION

 

Clara intervient avec une patience et une bonne volonté exemplaire. Elle a de l’empathie pour ces femmes et ces hommes qui glissent dans un autre temps et décrochent de la réalité. Elle aime ces personnes, peu importe l’état physique et mental dans lequel ils se retrouvent. Elle exécute ses tâches, écoute, sourit, pose des questions et fait tout pour les rendre à l’aise.

 

«Je me demande à quel instant les patients ont la force de laisser s’envoler leur pudeur.» (p.61)

 

L’impression qu’elle n’en fait jamais assez pour satisfaire ces gens qui dépendent d’elle pour le moindre de leur besoin. Et il arrive, entre deux couches à changer, des fesses nettoyées, ou encore après avoir entendu un homme se plaindre de n’avoir pas eu de bain depuis une semaine, un moment de grâce qui la touche au cœur. 

 

«— Le médecin m’a dit que je perdais des bouttes. J’étais un peu insultée parce que moi, je trouve que je suis intelligente. Peut-être que ma fille s’en était déjà rendu compte, mais elle me l’a pas dit. Elle est ben diplomate, ma fille, tsé. Est-ce que j’ai le droit de me coucher dans ce lit-là?

— Bien sûr, madame Peticlerc, c’est votre lit, votre chambre.

Sans lâcher ses appuie-bras, elle relaxe le haut de son corps, appuie sa tête sur son fauteuil.

— Mademoiselle, est-ce qu’on est dans le présent?» (p.57)

 

De quoi vous tirer une larme. Une véritable récompense pour Clara, une bouffée d’air frais que les propos de cette femme qui oscille entre la lucidité et la confusion. 

 

DÉSŒUVREMENT

 

Ce qui m’a perturbé pendant ma lecture de Clara Grande, c’est la stagnation dans laquelle vivent ces gens. Bien sûr, presque tous ont des problèmes de mémoire, se débattent dans la confusion, souffrent d’incontinence et ne savent plus où ils en sont dans leur vie. Personne n’a d’activités intellectuelles à part regarder la télévision, patienter avant le repas, une collation ou un changement de couche. Pas une exception qui ne se penche sur un roman ou un journal, ou n’écrive dans un carnet. Ils sont là comme des plantes, attendant que l’on s’approche d’eux. 

C’était comme ça quand j’allais voir ma mère il y a une décennie et la situation n’a guère évolué, je crois. Surtout que les visiteurs se font rares, encore plus pendant cette période de confinement. 

Clara s’efforce d’être attentive, bienveillante avec ses bénéficiaires parce qu’elle les aime. Il n’y a pas d’autres mots. Il faut aimer pour effectuer ce genre de tâches sans perdre sa patience et sa bonne humeur, pour garder son équilibre quand sa vie semble avaler par des gestes répétitifs et les besoins de corps vieillissants. 

Clara vient de rompre avec son amoureux, rencontre des amis quand elle a un moment de libre, mais se sent en dehors, en retrait je dirais. 

 

«Depuis un peu plus d’un an, depuis l’été d’Alexis, tous les corps que j’ai touchés avaient au moins trois quarts de siècle. J’oublie presque la sensation d’une peau jeune. La mienne l’est-elle encore? Il faudrait que quelqu’un me le confirme.» (p.76)

 

Comme si ce n’était pas assez, elle fait face aux «attentions» d’un médecin qui aimerait bien se faufiler dans sa vie privée, aux regards de certains hommes qui se souviennent de leur libido et qui peuvent faire des gestes qui relèvent de l’agression même s’ils n’ont plus toute leur tête. Personne ne peut rester insensible devant l’écoute de Clara et sa patience.

 

MAGNIFIQUE

 

Ce témoignage magnifique de justesse et d’humanité nous plonge dans les pensées de la jeune femme, son intimité et le désœuvrement après des heures à courir partout. Ça m’a secoué et surtout ouvert les yeux sur un travail peu valorisé dans la société. Il faut une empathie peu commune pour effectuer un tel emploi, une volonté de rendre service et d’adoucir les derniers moments de ceux et celles qui ont bâti notre communauté. Oui, l’amour des autres et des gens âgés. On pourrait en dire autant des infirmières et des intervenantes et intervenants qui tentent d’arracher des jeunes à la misère et à la violence qui s’imposent de plus en plus.

Clara décide de retourner aux études après plus d’un an de ce travail. Elle n’en peut plus. Il le faut pour sa santé mentale et physique, pour sauver sa peau.

 

«Il y a trop de vieux pour trop peu de jeunes, et je commence à me sentir vieille.» (p.147)

 

Un roman formidable, une plongée dans un univers clos et mal connu. Une lecture qui vous dessille les yeux et vous ouvre l’âme. Clara Grande secoue tous les clichés qui ne cessent d’être ressassés quand on parle de ces milieux. Je ne peux m’empêcher de répéter que ces gens, dans les CHSLD, montent au front chaque jour et mène des combats courageux contre la maladie, l’incontinence, la confusion et l’isolement. Des héros et des héroïnes de la vie ordinaire.

 

GRANDE CLARA : Un jardin l’hiver, Éditions LE CHEVAL D’AOÛT, Montréal, 168 pages.

 https://lechevaldaout.com/parution/103-un-jardin-l-hiver

jeudi 4 juillet 2024

L’ENFANCE VUE PAR HUGUES CORRIVEAU

HUGUES CORRIVEAU a publié plus d’une trentaine d’ouvrages, et ce dans tous les genres. Romans, nouvelles, poésie et essais. Autour de l’enfance, son huitième recueil de nouvelles, nous offre vingt-neuf textes. Quelques-uns ont paru ici et là dans des revues entre 2002 et 2017, mais l’auteur nous réserve des inédits qui nous entraînent dans ces moments qui enchantent ou horripilent.

 

L’univers de garçons et filles en deux mouvements. Pendant un peu plus de la moitié du livre, l’écrivain explore le «Côté clair» de cet âge où tout peut arriver, surtout l’émerveillement qui habite ces âmes qui voient tout de façon inattendue. Dans la deuxième partie, le «Côté obscur» fait surface. Corriveau pointe ces adultes qui plongent les jeunes dans un enfer qui les détruit et les marque à jamais.

Certains enfants créent des mondes qui nous entraînent dans une autre dimension. Le petit Léopold récolte des morceaux de verre usés par le temps, les marées et les vagues de la mer qui travaillent comme un orfèvre. Les plus beaux éclats, ils les donnent aux curieux qui circulent et cherchent peut-être une manière de retrouver un émerveillement qu’ils ont perdu quelque part en devenant trop sérieux.

 

«Ces larmes de verre ont une propriété magique, et il l’a bien compris, elles consolent les personnes tristes. C’est pour elles que le petit Léopold ramasse les larmes de sirène, puis les offre à ceux et celles qui se languissent dans leur promenade et ne savent que faire de leur âme errante.» (p.12)

 

La fantaisie de l’enfance prend toute la place dans ces courts textes et donne à un tesson de bouteille un pouvoir magique. Cette partie du recueil de nouvelles enchante, fascine et nous entraîne dans un monde de tous les possibles.

Et quoi de mieux qu’un livre et la lecture d’une histoire pour stimuler une imagination effervescente qui ne demande qu’à être interpellée pour s’aventurer dans la forêt du rêve et du fantasme? Thomas l’a vite compris et son livre lui permet de fréquenter tous les sentiers, surtout d’échapper à la banalité du quotidien.

 

«Les livres sont des clés pour sortir de table ou rester à la maison ou ne pas jouer dans le soleil terrifiant. Les livres sont des sourires qui s’ouvrent, ils ont des pattes et des têtes et des chapeaux. Les sons prennent des formes pour raconter les grenouilles et les baobabs. On a le goût, après, de prendre ses crayons à colorier et de dessiner des millions de lignes et de se jeter dans la gueule des couleuvres.» (p.14)

 

Y a-t-il plus belle façon de décrire la lecture et les livres?

 

CONTE

 

On peut aussi avoir la chance d’avoir une grand-mère qui possède le pouvoir d’endormir les jeunes marmottes et surtout qui charme ses petits-enfants en les entraînant dans des récits qu’ils écoutent avec ravissement. Des moments uniques où les mots s’ouvrent comme des fleurs de pivoine et prennent toutes les formes pour créer des espaces où il fait bon s’aventurer et respirer. Corriveau nous fait faire un bout de chemin avec Jules le solitaire, nous attire dans la bulle d’Élie et Éloi, des jumeaux qui sont à la fois l’un et l’autre.

 

«On ne peut jamais dire qui d’Élie ou d’Éloi mène les jeux, tient tête, tellement la main de l’un prolonge le geste de l’autre, la marche de l’un s’inclinant à gauche ou à droite quand l’autre dévie, repris par l’autre, le ramenant, le sauvant. Ils s’aiment tellement que cet unisson crée des musiques aux oreilles, tend les muscles qui tombent dans le lit de la nuit, seul corps pour que les rêves passent de l’un à l’autre sans plus de cérémonie que leurs longs baisers de “bonsoir-bonne-nuit” au moment de sombrer.» (p.30)

 

L’ENVERS

 

Le «Côté sombre» nous pousse dans un milieu dur où les enfants sont les proies d’adultes qui ne pensent qu’à satisfaire des pulsions sordides. Ces ogres piétinent tout ce qu’il y a de merveilleux dans l’univers des petits en les manipulant par le mensonge et la violence. Ils les détruisent peu à peu, violent leur faculté d’étonnement, leur capacité de transformer leur monde en véritable conte où tout est possible et beau. 

Ces enfants basculent dans la plus effroyable des solitudes, oublient les rires et le désir de s’installer dans l’avenir. Ils sont marqués à l’âme par ces hommes et plusieurs n’arriveront jamais à s’en remettre. 

 

«Abandonnée.

Elle est sans l’autre qu’elle ne peut pas nommer, ne veut pas, ne crie pas, ne sanglote pas, hébétée par cette solitude dans les tiges. Elle refuse de sentir le mal en bas du ventre, dans son dos, partout, gluant dans sa bouche, sur les joues, dans ses cheveux collés à la terre boueuse des racines.

Elle sait qu’elle saigne, qu’elle baigne, qu’il y a une minuscule mare autour d’elle sentant le fer et la plaie des coupures qu’il faut lécher pour les assécher.

Elle ne se relève pas. Elle ne se relèvera jamais.» (p.87)

 

Je ne peux que penser au récit terrible de Daniel Barbeau-Gagnon qui, dans Les ténèbres de l’omerta, nous plonge dans un enfer qui laisse sans voix. Comment imaginer que des parents agressent leur fils pour satisfaire des pulsions maladives

 

QUOTIDIEN

 

Un garçon solitaire et fragile connaît le «taxage» à l’école, une violence de tous les instants avec la domination des grands sur les plus vulnérables. Il ne reste alors qu’à fuir pour se glisser dans un autre monde. 

La méchanceté aussi de certains enfants qui ne savent que blesser et faire souffrir m’a beaucoup perturbé. Certains semblent avoir le mal incrusté en eux dès leur premier souffle. Raphaëlle, par exemple, avec sa cruauté angélique, est particulièrement troublante. 

Tous les bambins ne naissent pas bons et porteurs d’enchantement. Certains ne pensent qu’à meurtrir, n’ayant peut-être pas appris les mots pour rejoindre les autres. Tout ça à cause d’adultes qui ferment les yeux devant des gestes horribles.

Mais rien ne se compare à ce qu’Eulalie subit jour après jour, victime de son père, un pervers inqualifiable. Hugues Corriveau donne une figure au mal dans cette courte nouvelle intitulée : L’Eulalie à son papa. Avec Le jour du père, il décrit l’inceste, la manipulation et les agressions que des obsédés se permettent au nom de l’amour. 

 

«Le père qui est parfois couché sur la mère, à côté parfois de la mère, parfois dans le lit de Paul que le père trouve si chaud, si tendre, si beau, près de Léonard aussi, parfois, rempli de baisers mouillés. Ils sont dans l’énigme de l’amour fou du père pour eux et pour la mère qui pleure souvent dans ces temps d’égarement.» (p.90)

 

Ou ce vieil homme qui aime les petits garçons, surtout ceux qui portent des culottes courtes. Tout ça avec la complicité et l’aveuglement de sa mère.

 

«Fais-moi plaisir, lui répète sa mère. Ton grand-père vient expressément pour toi.

Simon entend bien. Le grand-père… expressément pour ses cuisses nues, pour lui mettre, comme d’habitude, la main entre les jambes, pour lui dire que “tu es bien doux, mon lapin!” ». (p.95)

 

Ou encore Marie-Anne, une jeune fille confinée à son lit et à son fauteuil roulant. Inerte comme une pierre, figée tel un bout de bois qui dépend des autres pour tous les gestes de la vie quotidienne. Elle n’est qu’un objet que ses proches manipulent et déplacent selon les heures du jour. Quel karma que de ne pouvoir bouger et être autonome! La plus terrible des situations, le corps qui devient une geôle d’où elle ne pourra jamais s’échapper

 

«Elle ne ferme les yeux qu’à la dernière seconde. Par réflexe. Pour ne pas comprendre sur le champ que jamais plus elle ne remarchera. Que jamais plus elle ne pourra rien serrer dans ses mains. Que jamais plus les compétitions de course à pied où elle excelle. Que jamais plus.» (p.113)s

 

Autour de l’enfance, c’est l’émerveillement et l’enchantement, la grâce et le mal qu’incarnent souvent les adultes. Hugues Corriveau nous entraîne dans ces milieux par petites touches, délicatement je dirais et dresse un portrait de société assez unique. 

Cette lecture m’a étourdi. 

L'écrivain nous décrit l’enfance dans ce qu’elle a de magnifique et d’exaltant tout comme il nous plonge dans l’horreur où des jeunes sont réduits à l’état d’objets. Ces horreurs font souvent les manchettes des médias. Le mal s’enracine partout comme le merveilleux fleuri avec les pommiers et les cerisiers au printemps. Ce recueil de nouvelles présente l’envers et l’endroit de l’enfance avec une justesse déconcertante. 

 

CORRIVEAU HUGUES : Autour de l’enfance, Éditions Mains libres, Montréal, 139 pages.

 https://editionsmainslibres.com/livres/hugues-corriveau/autour-de-l-enfance.html

mercredi 26 juin 2024

L’AVENTURE DE LA VIE EN DIX NOUVELLES

LES TEXTES d’Étienne Goudreau-Lajeunesse nous entraînent d’abord dans le monde rural, sur une ferme avec ses rites, ses habitudes, ses fêtes qui marquent les saisons. Cela n’empêche pas l’écrivain, qui en est à son premier livre, de déborder sur la vie moderne avec ses obligations, ses points de repère et des heures incontournables. Pourtant, il y a des jours dans l’année où il faut renouer avec les siens pour s’inscrire peut-être dans le temps et l’espace.

 

Tout commence en automne avec la nouvelle Cochoncetés qui donne le titre au recueil. Le cochon que l’on a soigné pendant des mois et que l’on abat selon un rituel défini, provoquant des moments intenses et des joies. Je me souviens de ces jours attendus qui arrivaient toujours après les premières grosses gelées. Nous n’avions pas de congélateur alors et ma famille conservait la viande dans le hangar. C’était une fête où l’on glissait de la vie à la mort (ou l’inverse) en immolant le cochon qui nourrirait la maisonnée pendant toute la saison froide. Le moment dramatique survenait quand mon père attrapait le porc avec une sorte de collet qu’il lui passait dans la gueule avant de le traîner dehors. Les cris de l’animal, ses hurlements stridents que j’entends encore. Jusqu’à la saignée effectuée par mon père. L’acte sacrificiel lui était réservé. C’était toujours lui qui saignait le cochon et jamais un de mes frères ne s’est chargé de cette tâche. Nous scrutions chacun de ses gestes en silence lorsqu’il officiait. 

Le sang giclait avec les battements du cœur de la bête et nous le recueillions, les plus jeunes, dans un poêlon qu’il fallait remuer pour que le précieux liquide ne caille pas. Les hurlements du porc restent un moment dramatique. Je me demandais si notre cochon savait que sa fin était arrivée. Je pensais que oui et je le crois encore. C’est pourquoi il protestait de toutes ses forces. Rien d’aussi spectaculaire avec la taure. Mon père, le maître de la vie et de la mort, l’abattait avec sa carabine Winchester 30-30 un peu plus tard dans la saison. 

Après, quand le grand bac d’eau chaude fumait, nous ébouillantions le cochon avant de le gratter avec des couteaux pour enlever les poils, pour que sa peau devienne lisse et rose. Tout le monde y participait et c’était la fête, les rires alors.

 

«Le cochon est bel et bien mort, la balle s’est logée dans la tête. Ça, les enfants, c’est un fusil de chasse de calibre .410, ça nous assure une mort rapide, il faut tenir le fusil à environ dix centimètres de la tête et tirer avec assurance, avec assurance, je vous dis, surtout ne pas avoir peur, c’est ainsi qu’on assure à la bête une mort digne, on n’est pas un abattoir industriel, ici, on fait les choses à l’ancienne, avec respect et humanité, et pendant que le père prononce ces paroles, la main sur le cœur, les enfants l’écoutent, immobiles, fascinés par le cochon échoué dans la boue.» (p.12)

 

La mort que l’on regardait en face dès que l’on pouvait demeurer sur ses deux jambes. Un rituel où les adultes et les enfants avaient leur rôle défini et que nul ne contestait. 

Un moment sacré.

 

QUÊTE

 

Les dix textes du recueil d’Étienne Goudreau-Lajeunesse flirtent avec la vie et la mort. Comme s’il se glissait dans nos existences sur la pointe des pieds et qu’il nous arrêtait sur des moments où nous avons l’impression de courir sur une corde raide. 

J’avoue avoir un faible pour la nouvelle intitulée L’inachevé. Un peintre tente de capturer le réel avec ses pinceaux et ses couleurs. Jamais il ne parviendra à être satisfait de son travail. Comment piéger le temps, l’instant qui contient tous les autres?

 

«Il s’était enfoncé dans une logique sans idéal, il ne lui restait que ce qu’il appelait le réel, toujours changeant, insaisissable; le peintre ne s’en était jamais rendu compte, mais il essayait dans son œuvre d’enfermer non pas un instant du réel, mais le temps lui-même, le temps qui transforme tout, qui corrode et qui détruit. Et le temps avait eu raison de lui.» (p.72)

 

Un texte percutant, une quête impossible, l’obsession de tout artiste, peintre et écrivain, qui cherchent la perfection qu’il n’arrive jamais à effleurer. C’est pourquoi les créateurs recommencent sans cesse leur travail pour faire, peut-être, ce qu’il croit être un pas vers l’absolu. 

 

BASCULE

 

Il y a aussi le moment fatal où un accident se produit. La vie que l’on savourait par tous les pores de sa peau n’est plus. Il a suffi d’une seconde d’inattention et tout bascule.

Parce que la vie garde les mains sur la mort, qu’on le veuille ou non. Les deux faces de ce qu’est l’existence. L’enfance et l’adolescence où on a l’impression d’être capable de tout et la vieillesse où la mort occupe peu à peu tout le terrain. Nous le savons, le vivons jour après jour, mais faisons souvent comme si nous étions immortels. Il faut toujours cette tension pour que la vie soit possible. Gaudreau-Lajeunesse l’illustre avec une habilité remarquable. 

Une écriture particulière qui bouscule tout, vous arrête dans un élan pour s’attarder dans une fulgurante lucidité, à des gestes que l’on effectue sans y penser la plupart du temps et qui font que l’on forme une famille, un clan avec ses fêtes, ses traditions et ses rites qui vous rapprochent ou vous éloignent dans certains cas. Parce que l’existence n’est qu’une suite d’habitudes qui avalent les jours et les semaines.

Chacun des textes de cet auteur devient un temps de connaissance qui transforme et nous pousse peut-être vers une forme de clairvoyance. Nous en sortons plus conscients du moment présent et de tout ce qui constitue l’aventure de la vie. Une quête de beauté et du réel certainement. Tout ce qui reste insaisissable et que l’on tente d’attraper dans nos folles occupations et nos obsessions. L’écrivain nous garde sur un pied d’alerte et nous permet de plonger dans des éclats de vie où nous sentons, entre deux respirations, la pulsion de l’être et sa fragilité. Dix moments fascinants et intenses.

 

GOUDREAU-LAJEUNESSE ÉTIENNE : Cochoncetés, Éditions du Boréal, Montréal, 152 pages.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/cochoncetes-4030.html

jeudi 20 juin 2024

DES UKRAINIENS PARLENT DE LA GUERRE

LETTRES d’Ukraine est d’actualité, malheureusement. Ces récits intimes, publiés aux Éditions Somme toute, une collaboration avec Le Devoir, ont été supervisés par Magdaline Boutros, journaliste à ce journal. Une initiative qui a permis à neuf Ukrainiennes et Ukrainiens de raconter ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils subissent depuis que la Russie a envahi leur pays, le 24 février 2022. Ce que l’on pensait impossible est devenu réalité quand l’armée de Vladimir Poutine a franchi les frontières de l’Ukraine pour foncer vers Kiev, la capitale. Un premier jalon avait été posé avec l’annexion de La Crimée et d’une partie de l’est de l’Ukraine en 2014.

 

La lettre que l’on croyait obsolète, il n’y a pas si longtemps, avec tous les outils modernes de communications, recouvre ici sa noblesse et toute son importance. En période de guerre, les bidules qui nous sont si familiers ont des ratés et la bonne vieille missive de papier est peut-être le moyen ultime de rejoindre quelqu’un. Des hommes qui se retrouvent au front et des familles qui fuient pour échapper aux bombardements et qui n’arrivent plus à se rassurer sur leur sort de leurs proches. On existe alors au jour le jour, dans l’incertitude du lendemain et dans le cauchemar d’ignorer ce que subissent les êtres aimés. 

Lettres d’Ukraine présente des témoignages qui décrivent une réalité que tous les reportages de la télévision ne peuvent montrer. La guerre moderne, celle qui touche tout le monde, la plus barbare et horrible de l’histoire, ne se fait plus entre soldats et armées. La population civile devient la cible des missiles et des drones qui tentent d’affamer les gens, de les traumatiser en détruisant toutes les infrastructures et en provoquant des famines. Manque d’eau, de nourriture, de refuges adéquats et de combustible pour résister au froid ou à la chaleur. C’est le cas en Ukraine et c’est encore plus fragrant en Palestine après l’attaque du Hamas contre Israël qui exerce une vengeance aveugle en multipliant les bombardements sur les villes, empêchant le ravitaillement et l’entrée des secours venant de l’étranger. Les familles coincées dans la bande de Gaza vivent l’inimaginable et l’horreur au quotidien. On parle d’une moyenne de 300 morts par jour dans cette guerre atroce du côté des Palestiniens.

 

PROJET

 

Des femmes et des hommes écrivent à des proches dans Lettres d’Ukraine, des êtres chers pour exprimer tout l’amour qu’ils éprouvent pour eux, pour les rassurer en faisant preuve d’optimisme même si tous savent que ce peut être la dernière missive qu’ils envoient. La guerre, c’est ça. Chaque seconde sous les bombardements peut être aussi la fin. Sur ces territoires de conflits, le futur est une notion vague et survivre est une sorte de miracle.  

 

«Le matin du 24 février 2022, lorsque l’armée russe a envahi militairement l’Ukraine, 43 millions d’Ukrainiens ont vu leurs vies, telles qu’ils les connaissaient, voler en éclats. “L’inimaginable s’est produit”, m’a soufflé au téléphone Kostyanty Batozksy, un résident de Kiev, quelques heures après le début de l’assaut. “On vit un cauchemar”, a-t-il continué.» (p.13)

 

Cauchemar. Il n’y a pas d’autres mots. Des millions de personnes sont prisonniers des ruines dans les villes et les villages. Que dire, que faire quand plus rien n’est certain et que votre maison peut s’effondrer lors de la prochaine attaque?

Le quotidien est déchiré par l’appel des sirènes, le sifflement des missiles ou le bourdonnement des drones qui apportent la mort. Des explosions partout. Les rues, les jardins, les écoles et les hôpitaux sont bombardés et il n’y a nulle part où aller. Les murs s’écroulent et tous se terrent dans les sous-sols ou encore se risquent sur les routes, arrivent parfois à trouver une place dans un train qui circule même s’il est la cible de l’armée ennemie. Fuir, traverser la frontière pour retrouver une existence à peu près normale et redevenir une personne. Des milliers d’hommes et de femmes vivent cette situation partout dans le monde. La guerre fait un nombre de plus en plus important d’exilés qui dépendent des pays qui ouvrent leurs frontières pour les accueillir. La Pologne, par exemple, a fait énormément pour les réfugiés ukrainiens depuis le début de ce conflit qui s’enlise.

 

LES MOTS

 

Tous pouvaient écrire à qui ils voulaient. Kateryna Rashevska a choisi d’envoyer une lettre à Ithor Shcherbak, son amoureux, qui a rejoint les rangs de l’armée pour résister dès le début du conflit. Il n’a jamais hésité à partir pour combattre.

 

«À ce moment-là, ma vie a changé à jamais. La guerre a emporté presque tout ce dont nous avions rêvé. Elle a volé toutes les pensées lumineuses d’un avenir dans lequel nous aurions pu être heureux. J’ai demandé à ma sœur s’il n’y avait qu’une chance infime que ce ne soit qu’un cauchemar et que tu sois en vie. Et que je pourrais te trouver. Te ramener à la maison. Elle m’a répondu que c’était la fin.» (p.31)

 

Ithor Shcherbak, l’amoureux, a été tué au front. Pour Kateryna, l’avenir vient de s’envoler. Cette tragédie est vécue par des milliers de femmes qui apprennent la disparition de leur compagnon lors d’un affrontement avec les Russes ou encore dans l’explosion d’une bombe. Un drame terrible de stupidité et de cruauté que l’on ne croyait plus envisageable, du moins sur le territoire européen. Une horreur ces pilonnages, la destruction des villages et des villes qui deviennent des cimetières et des ruines. 

Le chaos partout. 

La senteur de la mort dans les rues pleines de gravats. Une existence impossible, une entreprise de survivance qui demande toute leur énergie. Un voisin sort pour aller chercher du lait et il est soufflé par une bombe. Et un soldat, Vaentyn Ilchuk qui écrit à sa fille Leia pour se prouver qu’il est encore un humain et un père peut-être.

 

«Ce qui me rend complètement fou, par contre, c’est le temps qui nous est volé. Cela fait un an que nous sommes devenus une famille Zoom-longue distance. Ça fait un an que nous nous parlons tout au plus une fois par jour. Il y a tellement de choses qui se sont passées dans nos vies auxquelles je n’ai pu assister — ça me fait mal. Et j’en suis vraiment désolé.» (p.42)

 

Et il faut résister, garder espoir, se concentrer sur le maintenant, sur chaque seconde du jour avec le sentiment que tout peut prendre fin dans le prochain geste ou encore après un sourire à son enfant. 

 

«Tout à coup, nous avons entendu une explosion et, l’instant d’après, nous étions tous les trois blessés. Nous saignions et nous entendions des gens hurler autour de nous. Je gisais dans une marre de mon propre sang, et tout ce dont je me souviens c’est du visage inquiet d’un soldat ukrainien qui tentait d’arrêter le sang et de m’extirper de la camionnette.» (p.65)

 

C’est juste ça l’horreur de la guerre, le pire que l’humain peut infliger à ses semblables, à ses pareils d’un autre état. Tout cela pour satisfaire l’obsession de certains despotes qui sont prêts à tout pour avoir plus de pouvoir et qui ne seront jamais rassasiés.

Certains tiennent un journal quotidien pour s’accrocher à la vie par les mots et des bouts de phrases, peut-être aussi, je crois, pour tenter de comprendre ce qui arrive à leur pays et à ceux qui ont disparu. Le rêve fou se répète depuis des mois et semble ne jamais devoir prendre fin. D’autres écrivent tout simplement à un inconnu, à soi-même, pour savoir s’ils existent et s’ils sont toujours parmi ceux que l’on nomme les humains, à cet autre qu’ils étaient avant que tout ne bascule et qu’ils ne doivent manier des armes pour protéger des proches, leur coin de terre et leur village. 

Des pleurs, des mots qui se lestent de tout le poids d’une vie, une situation impossible à imaginer tellement cela sort de tout ce que nous pouvons concevoir, nous, les consommateurs frénétiques de l’Amérique. 

 

AIDE

 

La rue, le jardin ne sont plus fiables, la mort vient du ciel à tous les moments du jour et de la nuit, la peur empêche de dormir et coupe le souffle. L’angoisse de penser que le geste qu’ils osent est peut-être le dernier. 

Et ce conflit qui s’éternise, que l’Ukraine ne peut remporter qu’avec l’aide des pays occidentaux. Chaque hésitation des dirigeants en Europe ou en Amérique se traduit en morts en Ukraine. Tergiverser, c’est permettre à l’envahisseur de lancer des bombes sur les villes et villages, de multiplier les morts qui sont déjà beaucoup trop nombreux. 

Tous gardent espoir cependant et répètent qu’ils vont la gagner cette guerre, qu’ils vont libérer leur pays de l’agresseur. Parce qu’être vaincu, dominé par la Russie serait pire que la mort. Il faut vaincre. Il n’y a pas d’autres choix.

Que dire de plus pour traduire ce que vivent ces femmes et ces hommes, ces enfants qui ont été kidnappés et emportés en Russie pour les acculturer? Il reste peut-être à se taire et à les écouter penser, réfléchir, aimer et résister de toutes les fibres de leur être. La guerre de maintenant dépasse en horreur et en cruauté tout ce que l’on peut imaginer. Le règne de la haine et de la barbarie est bien de retour. 

Des témoignages bouleversants d’hommes et de femmes qui démontrent un courage hors du commun. Des héros et des héroïnes du quotidien qui soulèvent mon admiration et toute ma compassion. 

 

BOUTROS MAGDELINE : Lettres d’Ukraine, récits intimes d’un pays en guerre, Éditions Somme toute, Montréal, 144 pages. 

vendredi 14 juin 2024

LE LONG CHEMIN DE LÉA CLERMONT-DION

QUÉBEC, l’été 2008. Léa Clermont-Dion est encore étudiante et travaille pendant les vacances à l’Institut du Nouveau Monde. Elle est l’assistante de Michel Venne, le directeur de l’organisme. Lors d’un déplacement en taxi, il franchit une frontière. «Sans crier gare, le patron glisse furtivement sa main entre mes cuisses, près des parties intimes, du vagin. Il la retire aussi vite. Je me fige. Lui ne manifeste pas d’émotion.» Et dans les jours suivants, il récidive. «Il te murmure : “ça va rester entre nous.” Il glisse sa main dans ton pantalon. Tente de te doigter. Tu veux t’évanouir. Disparaître.» Ces deux agressions de la part de son mentor, un homme qu’elle respectait, hante la jeune femme. Neuf ans après les événements, elle porte plainte. Nous sommes en 2017.

 

Le juge Stéphane Poulin rendra sa sentence en 2021. Michel Venne est reconnu coupable. Léa Clermont-Dion aura eu le temps d’avoir deux enfants pendant cette période tourmentée, de compléter son doctorat et de réaliser plusieurs documentaires. Une saga qui a de quoi décourager toutes celles qui poursuivent leur agresseur.

Treize ans avant que justice ne soit faite. 

Le récit de madame Clermont-Dion raconte cet interminable processus, ce dédale sans fin qui attend toutes celles qui portent plainte. Surtout, elle nous permet de vivre tout ce qui se passe dans la tête d’une victime avant qu’elle ne décide de dénoncer son assaillant. 

Ce n’est pas tout. 

Après sa déposition devant un policier, elle se demandera souvent pourquoi elle s’est embarquée dans une telle histoire, surtout pendant le procès qui s’avère une période particulièrement difficile pour celle qui se retrouve face à un homme qu’elle veut rayer de sa vie. 

Être agressée, c’est perdre pied et voir son monde et ses rêves vaciller. Des espoirs s’écroulent, sa certitude en soi en prend un coup et plus rien ne peut être pareil. Pourquoi elle? Qu’a-t-elle fait pour ça? Cent questions tournent sans arrêt dans sa tête. Elle ne se reconnaît plus. La gêne d’abord, les hésitations, la perte de confiance en soi et le sentiment de culpabilité qui ne la quitte plus. L’impression d’être souillée et de ne pouvoir remonter à la surface pour respirer et se sentir libre dans son âme et son corps. Il y a surtout le rêve que la vie est une grande et formidable aventure qui s’écroule.

 

«Désillusionnée et minée par la honte, j’ai cessé de croire que les hommes de pouvoir étaient nécessairement des personnes intègres. Pendant ma première année de cégep, j’ai consommé de la psilocybine, substance connue sous le nom de champignon magique, de la salvia, une drogue hallucinogène, de la marijuana, des litres de bière. Pour oublier. Je me trouvais laide et dégoûtante. On ne peut jamais prédire les répercussions des violences sexuelles.» (p.11)

 

Léa Clermont-Dion ne se contente pas de raconter son histoire. Il y a des gestes, des moments pénibles, mais il y a aussi toutes celles qui sont dans sa situation, le combat des autres femmes qui ont subi des agressions beaucoup plus brutales et traumatisantes, des procédures où des classes sociales s’affrontent, des tractations où les harceleurs fortunés deviennent les victimes. C’est à faire dresser les cheveux sur la tête. Léa Clermont-Dion raconte l’histoire incroyable de Nafissatou Diallo, une femme de chambre new-yorkaise, violée par le tout puissant et richissime Dominique Strauss-Kahn.

 

«Les blessures observées sur son corps et ses organes génitaux ont été causées par un viol», affirme le rapport médical de l’hôpital St Luke’s Roosevelt où elle a été examinée par des médecins après les événements. Elle deviendra pourtant la coupable à cause de son passé et de certains moments de sa vie. On la traite de prostituée et des gens la suivent dans les rues de la ville jusqu’à la porte de son appartement en vociférant et en l’invectivant. Il y a aussi du racisme larvé dans cette histoire. La femme noire qui s’en prend à un leader blanc. De victime, elle est la criminelle et la cause de tous les maux. 

Qui peut oublier l’affaire Gilbert Rozon qui tourne à la bouffonnerie lors de son procès. Il faut avoir un front de bœuf pour inventer le scénario que le grand patron de l’humour québécois a raconté devant la juge Mélanie Hébert.

 

LUTTE

 

Madame Clermont-Dion dresse un portrait fort juste de la société et de notre époque, du mouvement Me Too et des combats qui se multiplient pour dénoncer ce genre d’agression et pour que l’on «civilise» les enquêtes et les procès. Les victimes ne doivent jamais devenir les accusées lors des comparutions, l’occasion de fouiller dans leur vie avant de tout étaler sur la place publique. Je pense aux femmes autochtones qui ont disparu sans laisser de traces dans la plus terrible des indifférences. Malgré des reportages percutants à la télévision de Radio-Canada, rien n’a bougé. 

Un racisme larvé.

Léa Clermont-Dion s’attarde aux combats et aux luttes des féministes qui cherchent le respect et réclament une véritable égalité entre les hommes et les femmes. Ce récit dépasse largement son cas et son histoire pour déboucher sur un fait de société troublant et inquiétant. C’est une mise en garde pour celles qui hésitent à porter plainte et à dénoncer leurs agresseurs. L’écrivaine fait la lumière aussi sur un parcours que beaucoup de femmes n’osent pas emprunter. Porter plainte peut devenir une sorte de guide pour celles qui se retrouvent dans cette situation intenable.

 

PROCESSUS

 

Madame Clermont-Dion a eu la chance de croiser des enquêteurs exemplaires et exceptionnels qui l’ont suivie lors des procédures avec attention et compassion, lui permettant certainement de surmonter ses périodes d’abattement et de découragement. Ils étaient toujours là pour la soutenir et la conseiller. Oui, Léa Clermont-Dion, tout au long de cette décennie, s’est demandé souvent pourquoi elle s’était embarquée dans cette galère. Malgré la bienveillance de tous ceux et celles qui l’entouraient, ce ne fut jamais une partie de plaisir pour la jeune femme. Une épreuve, un véritable calvaire où elle a l’impression d’être jugée dans son corps et son âme.

 

«La séance est levée. Nous en sommes au deuxième jour, et la défense n’a toujours pas abordé l’agression sexuelle. J’appelle mon amoureux pour lui annoncer que je ne reviendrai pas à la maison ce soir comme prévu. Je me trouve nulle. Je n’arrive pas à surmonter ma détresse. Me voilà devenue l’accusée. On me reproche de la malveillance. Pourquoi m’être embarquée dans une épreuve aussi inhumaine?» (p.142)

 

Léa Clermont-Dion raconte également des moments troublants, ses rencontres avec Lise Payette, une idole qu’elle admirait plus que tout, son rôle peu reluisant dans cette affaire. L’ancienne ministre dans le gouvernement de René Lévesque tente de faire taire la jeune femme pour protéger son ami qui se voit à la direction du journal Le Devoir. Une démarche tout à fait étonnante de la part de cette féministe qui a toujours défendu les femmes et proclamé haut et fort que les agresseurs devaient être dénoncés et répondre de leurs gestes. Les idoles prennent parfois des débarques terribles. Surtout, madame Payette était une icône pour Léa Clermont-Dion. 

 

ÉCLAIRAGE

 

Un récit fort pertinent qui démontre encore une fois qu’une femme qui porte plainte contre un homme pour agression sexuelle doit être forte et bien entourée pour traverser ce tunnel interminable marqué par toutes les embûches possibles. Parce que la victime passe par toutes les émotions et elle ne parvient au bout de sa démarche qu’avec l’aide de proches aimant et solide. 

Une guerre de tranchées. 

Léa Clermont-Dion a entendu la sentence, la condamnation de son ancien patron, mais j’imagine l’état d’esprit de celles qui ne sont pas crues et qui voient leurs accusations rejetées. Comme si elles étaient des menteuses et des manipulatrices.

L’appareil judiciaire est une lourde machine qui peut briser les individus les plus résistants. Je comprends tellement que devant ce mur et ce parcours interminable, des femmes décident de se taire et de baisser la tête. Il leur faut alors tenter de respirer avec une blessure qui va les suivre toute leur vie et les forcer peut-être à consulter et à aller en thérapie pendant que les agresseurs en mènent large. 

Porter plainte, un récit fort bien documenté, apporte un éclairage percutant sur la situation d’une jeune femme qui accuse une figure connue et admirée dans la société. Il y a aussi tous les méandres et les démarches qu’elle devra entreprendre avant d’entendre la sentence sonner comme une libération. 

Léa Clermont-Dion a eu la chance d’avoir un verdict favorable où le juge Stéphane Poulin a cru sa version des faits. Michel Venne a été condamné. Ce n’est pas le cas de toutes les femmes qui portent plainte, on le sait. Je pense encore une fois à celle qui a accusé Gilbert Rozon et qui est devenue celle qui l’aurait agressé. Une situation tordue, digne des plus mauvais vaudevilles.

Ce récit choque, révolte même si le combat de Léa Clermont-Dion s’est fait dans des conditions idéales. Soutien des enquêteurs et du procureur, appui indéfectible de ses proches et de sa mère surtout. Ce ne sont pas toutes les femmes qui ont cette chance. Plusieurs se retrouvent bien seules devant une machine qui risque de les broyer et qui leur donne l’impression de retourner à l’époque de l’inquisition. Madame Nafissatou Diallo, cette femme de chambre new-yorkaise, violée par un Tout-Puissant de la finance, est de celle-là.

 

LÉA CLERMONT-DION : Porter plainte, Éditions Le cheval d’août, Montréal, 224 pages.

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