FAUT-IL se débrancher des bidules qui happent tout notre temps, s’isoler pour s’entendre penser et faire le ménage dans sa tête ? Bertrand Laverdure tente l’aventure dans Opéra de la déconnexion. Comment y arriver dans une société où tout le monde circule avec un téléphone greffé à la main ? Tous raccordés et sous perfusion. Le cellulaire, la tablette et les clics en continu nous hantent et nous excitent. Résultats : une population d’intoxiqués aux « likes », aux informations et aux rumeurs erronées, capable d’un lynchage en règle quand une personnalité effectue un faux pas, à aduler un semblant de prophète qui harangue les foules et vend des bibles pour payer ses frasques.
Bertrand Laverdure cherche à s’installer dans sa tête pour penser et ne pas être continuellement en réaction à des messages futiles ou encore des images qui nous poursuivent parce que des algorithmes ont décelé un intérêt pour certains sujets. Je suis envahi par des vidéos mettant en scène les chats sur Facebook. C’est vrai que j’aime les félins, mais pas au point de passer ma journée à suivre leurs facéties dans de courtes séquences.
« Ce qu’il veut, c’est écrire dans un monde sans médias, sans prises de parole continues, sans répliques, sans réclames, sans nouvelles du monde et des autres, sans rires imposés, sans tragédies humaines suçant son sentiment d’impuissance et son bredouillement de soi, sans les coupures infinies sur l’hébétude culturelle. Il ne veut pas le silence, impossible à atteindre, mais se donne comme défi de réduire les bruits parasites qui lui rappellent constamment sa vétusté d’atome critique. Il veut mourir au sous-sol refait de l’édifice littéraire. » (p.58)
Comment se couper des sons et du « murmure marchand » qui nous pourchassent partout, des écrans qui captent l’attention ?
Le silence fait peur. Il l’a toujours fait. Nous avons réussi à le traquer, à l’éliminer de tous les espaces publics. Il doit y avoir une musique, une trame sonore qui nous suit comme dans les films, des paroles, des incitations à consommer et à se procurer le dernier véhicule électrique en vogue pour être un aventurier heureux.
J’ai le vertige devant la télévision ou quand je tente d’écouter la radio. Au petit écran, le camion gruge l’espace de presque toutes les émissions qui pourraient être intéressantes. (Je ne pense pas aux chaînes spécialisées et libres du monde marchand) Des gens, autant de gars que de filles, de minorités visibles, foncent à toute vitesse sur des routes de campagnes, plongent dans l’eau et la boue, polluent et souillent l’environnement. C’est ça vivre, mettre du RAM dans sa vie. Et qu’apprendre des remplisseurs de vides (ceux que l’on nomme encore animateurs à la radio) qui parlent à une vitesse qui donne le vertige ? Je me demande tout le temps comment ils font pour respirer ces agitateurs, ce qu’ils disent quand ils s’intéressent à la dernière nouvelle des réseaux sociaux. Ils nous mitraillent avec leur langue marmonnée, lisse et à peu près incompréhensible.
RETOUR À SOI
Pour créer, être soi, vrai et authentique, l’écrivain cherche à se couper de ce bourdonnement et à se brancher sur la petite voix qui repose en lui et qui risque d’être étouffée par la cohue. Cette voix que l’on traque de toutes les manières possibles et que l’on assassine dans notre rage de consommation. Personne ne s’entend penser dans la rumeur des lieux publics. Moi qui vis dans une forêt, là où l’on peut écouter les cris de la corneille, les rires de la mésange et la complainte de la sittelle, un endroit où le renard me visite régulièrement pour me dire bonjour, je suis protégé de cette cavalcade. Oui, je sais, je suis déphasé et je passe trop de temps le nez dans les livres. C’est peut-être pourquoi j’aime la quête de Bertrand Laverdure.
« D’abord et avant tout, écrire un opéra sur la déconnexion. Mieux comprendre l’effet de la mise au rancart de ce qui vient nous distraire avec componction, bienveillance, rappels fréquents, saluts amicaux et barge à émotions consuméristes. La foule ouvre les valves d’un barrage à retenue. Nous vivons dans la société de l’intérieur émotif magnétisé. L’intangible des traumatismes est devenu l’unique cryptomonnaie. » (p.86)
L’écrivain trouve des maîtres dans l’art de la déconnexion. Olivier Messiaen, musicien et compositeur du Quatuor pour la fin du temps et Olga Tokarczuk, une psychothérapeute et auteure d’origine polonaise, lauréate du prix Nobel en 2018. Une femme qui a choqué, secoué les conventions et provoqué les bonnes âmes. Elle a reçu des menaces de mort comme cela se fait pour un oui ou un non de nos jours. Une dissidente, une vraie, une marginale et une penseuse libre.
Laverdure s’attarde surtout à Olivier Messiaen et à son Quatuor pour la fin du temps. Une musique écrite dans un stalag de Silésie en 1940, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Une pièce en huit mouvements pour violon, violoncelle, clarinette et piano. Créer une œuvre semblable, dans des conditions à peine imaginables, est un exploit. Une instrumentation saisissante où les virtuoses cherchent à se rejoindre pour faire un tout, comme s’ils étaient prisonniers de l’époque et de l’espace. Ils parviennent à l’harmonie à deux reprises seulement lors de l’interprétation. Oui, l’harmonie n’est pas chose normale et naturelle dans un monde concentrationnaire où toutes les pulsions et libertés sont niées. J’écoute Messiaen avec un pincement au cœur. Toujours.
« La musique est une porte invisible vers ce que vous voulez. C’est-à-dire tout ce qui n’est plus la loi, l’usure physique et mentale, l’abrutissement sisyphéen des demandes de tous et l’ennui des tâches quotidiennes. La musique fait un trou dans la grisaille rude des camps de prisonniers. » (p.82)
Quelle entreprise singulière que celle de Bertrand Laverdure ! Et quelle réflexion nécessaire dans le monde de maintenant, où le silence a été traqué par la rumeur ! Il y a peut-être encore des lieux où il est possible de s’abriter, d’écouter le silence qui peut devenir inquiétant quand on a oublié ce qu’il était. Il reste peut-être quelques églises laissées à l’abandon, ces lieux de calme et d’attente. Des refuges dans ce « murmure marchand » qui vous anesthésie comme l’a si bien dit Jacques Godbout.
PAROLES
Bertrand Laverdure parle juste, dans Opéra de la déconnexion, prône un retrait pour s’installer dans sa pensée, son être et sa propre individualité, pour retrouver les mots pour le dire. C’est tellement important et nécessaire cette reprise de soi, cette quête du silence qui porte la réflexion et l’originalité.
Faut-il se dépouiller de tout, se centrer sur soi pour créer, marcher dans la marge comme Olga Tokarczuk qui ose contredire ceux qui ont tout intérêt à maintenir le brouhaha qui fait bouger les populations dans une même direction ?
Je pense à ce qui se passe aux États-Unis pendant une campagne électorale étrange où le mensonge et la manipulation tiennent le haut du pavé. Un scrutin en novembre prochain qui va décider de la démocratie ou de ce qui en reste dans le pays d’Abraham Lincoln.
REFUGE
Il faut couper le courant pour trouver un espace où se dire, pour cerner l’être en soi qui cherche à s’épanouir. Olivier Messiaen l’a fait dans une indigence incroyable, dans un camp où la mort était omniprésente. Il a créé une musique qui voulait mettre fin au temps de la pensée unique, aveugle et sourde, au temps de la folie, de la démence, de la propagande et des slogans qui anesthésient le cerveau pour aller vers un monde éthéré et libre.
Un livre percutant, iconoclaste de Bertrand Laverdure, nécessaire, essentiel pour ceux et celles qui n’ont pas la cadence dans une société de plus en plus bruyante et imprévisible. Laverdure refuse de se faufiler dans ces médias hantés par les clics et les « j’aime ».
Je préfère lire Bertrand Laverdure et m’émerveiller de la présence des oiseaux qui se font plus rares, dirait-on. Ou encore de l’écureuil toujours un peu étrange dans sa façon de bouger et de s’imposer dans mon environnement.
LAVERDURE BERTRAND : Opéra de la déconnexion. Éditions Mains Libres, Montréal, 114 pages.
https://editionsmainslibres.com/livres/bertrand-laverdure/opera-de-la-deconnexion.html