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jeudi 23 février 2017

Jack Kerouac dévoile les sources de son écriture

TOUS LES FAMILIERS de Jack Kerouac savent qu’il parlait français avec sa mère et qu’il a parsemé ses romans d’expressions québécoises. Son père était originaire de Rivière-du-Loup et sa mère de Saint-Pacôme. Le couple a migré aux États-Unis comme plus d’un million de Québécois pour trouver du travail dans les manufactures surtout. Kerouac est né à Lowell au Massachusetts et a parlé français jusqu’à une dizaine d’années avant de se mettre à l’anglais pour continuer ses études. Il fréquente l’université et s’illustre comme joueur de football. On dit qu’il lisait le français, aimait beaucoup Louis-Ferdinand Céline, l’auteur du fascinant Voyage au bout de la nuit. Très peu de gens savent cependant que Kerouac a écrit en français. Une langue maternelle corrigée, triturée pour créer une musique qui s’inspire du jazz que l’auteur de Sur la route aimait particulièrement. La vie est d’hommage nous révèle les sources de son écriture.

On a dit qu’il fallait être un peu téméraire pour s’aventurer dans La vie est d’hommage de Jack Kerouac. Il est vrai qu’au premier contact on a l’impression de se heurter à une langue étrangère. On reconnaît des mots, des bouts de phrases, mais l’ensemble vous échappe. Je me suis risqué en surveillant chaque mot pour ne pas trébucher. J’ai vite constaté que ce n’était pas la manière. Il faut lire à haute voix et se laisser emporter par la musique. Rapidement, j’ai eu l’impression de me retrouver devant une partition et que je n'avais plus qu'à battre la mesure.
Voilà un français qui fascine par ses trouvailles et ses soubresauts. Kerouac entretenait un rapport assez particulier avec sa langue d’origine. Il a eu honte de cette langue première, il le répète dans son journal, a cherché à s’intégrer et à faire oublier sa différence et ses origines. Il enviait Allen Ginsberg qui n’avait pas honte de son appartenance à la communauté juive. C’est souvent le cas du migrant qui parle une langue qui se fige dans le temps et devient peu à peu étrangère à celle des origines. Ce fut un terrible choc quand il s’est retrouvé en France et que personne ne comprenait ce qu’il disait. Il le raconte entre autres dans Satori à Paris. Il ne peut cependant s’éloigner de cette langue de l’enfance. C’est le langage de ses émotions, celui qui lui permet d’aller plus loin dans la confidence et les questionnements existentiels.

Langage blessé serré par l’étau de l’assimilation, ce français qu’il qualifie lui-même de « tourmenté, tordu, tranché » se fait ici porteur solitaire d’une poétique vagabonde se frayant un chemin à travers ce que l’intellectuel et auteur antillais Édouard Glissant appelait « des maquis de langues ». Les manuscrits et les révisions à la main de Kerouac indiquent aussi qu’il y avait certaines choses que l’auteur ne pouvait vraiment exprimer que dans une seule langue. Son langage est donc un métissage tourbillonnant d’américanité où le français canuck, le français de France et plusieurs registres de l’anglais entrent simultanément en conflit et en collaboration. (p.36)

On ne saurait mieux définir cette entreprise que Jean-Christophe Cloutier dans sa présentation. Il fait comprendre l’envergure de cette écriture singulière et originale.

MUSIQUE

Je me suis efforcé de scander ces phrases, revenant, recommençant jusqu’à ce qu’elle sonne juste à mon oreille. Et c’est alors que j’ai été saisi par des émotions, que j’ai ressenti des craintes, des hésitations et des peurs qui n’ont cessé de tourmenter ce solide gaillard qui était toujours prêt à prendre la route pour sillonner le continent. Un pays qu’il a vu sous tous les angles, le disant dans une langue télégraphique. Je pense aux poteaux qui défilaient quand il s’enfonçait dans son siège et que l’autobus filait à toute vitesse sur des routes isolées. Il a vécu des semaines dans ces véhicules, sur des routes cahoteuses, comme hors du monde, toujours en mouvement, dans un paysage qui ne cesse de changer devant lui.
Il y a aussi ce passé catholique qui vient de ses parents et de ses concitoyens de Lowell, une conscience profonde du mal et de la faute première qui a marqué l’humanité à tout jamais. Un croyant dans son genre qui lui donnera un regard particulier et en fera un original dans le groupe qu’il fréquentait. La bible n’est jamais loin et il la lira régulièrement pour s’imprégner de cette écriture souvent étonnante et musicale. Tout comme la prière devient une forme de poésie qui le fascine et qu’il cherchera souvent à reproduire.
Cette langue des origines et l’anglais appris aux études, il tentera de les pousser dans une autre dimension, cherchant un phrasé unique, une cadence qui traduit une Amérique fébrile. Un mal qui le fait voyager seul ou parfois avec des amis, traverser l’Amérique pour le plaisir du mouvement, pour aller buter contre le Pacifique. Il rêve aussi de se retirer dans le désert, est incapable de supporter la solitude à Big Sur en ayant peur de la nuit et de tous les êtres qu’il imagine autour de sa cabane. Il est résolument un citadin qui noie ses craintes dans l’alcool et les drogues.

FRANCHISE

Kerouac se livre avec candeur dans La vie est d’hommage que nous ne retrouvons pas dans ses œuvres de langue anglaise, même s’il n’a cessé de parler de ses expéditions, de cette terre d’Amérique, surtout l’Ouest, qui le fascinait avec ses espaces et ses personnages qui échappaient à tous les enfermements et toutes les lois. Il esquisse ce qui deviendra Sur la route, traduit la vie des Canucks rongés par l’alcool qui dérivent dans leur vie. Ce sont des déportés qui tentent de se retrouver à New York et qui ne savent pas résister à leurs passions. Comme si ces humains étaient minés dans leur pensée, incapable de se prendre en main ou d’aller au bout d’une idée.

Omer ne sava pas. Il tomba sa face dans pillow. « Tu ya tu mandez l’adresse Vicki ? » Il voya des bats sur le mur. Peaches a parti, avec une petite face vivace et promissante de la grande rue The Fifth Avenue et le grand succes de les fashions là. On la voyara demain ; hatbox a main courant au travers du traffic. Dans les lobby des grosses offices des Millionaire Thirties… 1935, l’année triste et grise. Omer endura. (p.190)

La langue anglaise et la langue des origines se croisent et se soudent dans une musicalité inspirée du jazz et de ces longs chorus qui vous emportent souvent dans une sorte d’état second qui tient de l’hypnose. Il se livre sans retenue parce qu’il pensait peut-être que jamais personne ne s’intéresserait à ces textes. Il peut tout dire et ce sont là des essais qui donneront naissance à ses grandes œuvres. Voilà un terrain d’expérimentations où il jongle avec les sonorités, impose des tournures anglophones à un texte français et vice versa. C’est particulièrement émouvant de se trouver aux origines de Sur la route.
Cet écrivain a marqué nombre de Québécois. Je pense à Paul Villeneuve dans J’ai mon voyage ou Victor-Lévy Beaulieu qui lui a consacré un essai fort intéressant. Beaulieu a très bien compris que la musique est la clef qu’il faut glisser dans la serrure pour saisir cette œuvre tout à fait particulière.
J’ai aimé me retrouver devant un homme qui explore une langue apprise dans son enfance et qu’il transporte dans une langue seconde. On sent la fracture, le déchirement qui explique l’œuvre de cet écrivain qui a marqué l’imaginaire de toute une génération.
Quel bonheur que de s’aventurer dans ces écrits qui m’ont réconcilié avec celui que j’ai lu il y a bien longtemps. Je croyais aussi que c’était là un écrivain qui ne pouvait intéresser que des jeunes qui veulent bousculer tout ce qui vient de la génération précédente. Je me rends compte qu’il y a beaucoup plus chez Kerouac et que nous découvrons dans ces textes un humaniste dans le sens le plus noble.
Je me suis lancé dans la lecture de Journaux de bord tout de suite après pour me rapprocher encore de l’écrivain, de son travail la nuit sur la table de la cuisine pendant que sa mère travaillait dans une manufacture de chaussures. Il tape à la machine à écrire, recommence, compte ses mots, se laisse emporter par les écrivains qu’il lit avec avidité, surtout Thomas Wolfe, son modèle. Une époque, un personnage fascinant qui ne cesse d’attirer les regards et qui se révèle particulièrement humain dans La vie est d’hommage.

LA VIE EST D’HOMMAGE de JACK KEROUAC est paru chez BORÉAL Éditeur.


PROCHAINE CHRONIQUE : SAINT-LAURENT MON AMOUR de MONIQUE DURAND paru chez MÉMOIRE D’ENCRIER.


jeudi 16 février 2017

André Major se laisse emporter par le quotidien

DANS L’ŒIL DU HIBOU, André Major nous ramène aux débuts des années 2000. Pour les fidèles, il faut se rappeler Le sourire d’Anton ou l’adieu au roman qui s’attardait aux années 1975 à 1992. L’Esprit vagabond couvre 1993 et 1994 et enfin Prendre le large nous pousse dans les années 1995 à 2000. Qui dit carnet, dit fragments, réflexions qui dévoilent la vie de l’auteur. Une belle façon d’accompagner un écrivain, son écriture et ce qu’il ne cesse de chercher dans ses lectures. André Major est un formidable lecteur et dans ce carnet, il revient aux écrivains qui l’ont marqué. Le risque est grand, parce que l’œil du jeune enthousiaste et celui de l’homme qui a tourné le dos à la fiction ne peut être le même.
  
À quoi s’occupe un écrivain quand il renonce à la fiction et au roman ? Peut-il se murer dans le silence, ou tout simplement prendre une autre direction. L’écriture peut s’épanouir sur bien des terrains et nombreux sont ceux qui multiplient les expériences. « Il est facile de devenir écrivain, difficile de le demeurer et presque impossible de cesser de l’être », écrit-il dans son carnet.
Le quotidien l’occupe. Surtout que c’est un bricoleur impénitent et les menus travaux au chalet ou à la maison de la ville occupent ses mains et sa pensée. Je suis pareil. J’adore me lancer dans des constructions ou des projets autour de la maison. À vrai dire, je ne vois pas de différence entre échafauder une remise ou aménager une galerie, m’occuper d’un potager ou m’entêter devant un texte qui résiste. En écriture ou en menuiserie, il faut prendre son temps, penser à ce que l’on fait et ne jamais hésiter à ajuster, sabler pour arriver à ce que l’on souhaite. Et quelle satisfaction après !
J’aime particulièrement quand il décrit ses longues promenades dans la montagne de La Minerve et le plaisir qu’il ressent à marcher dans la forêt, à suivre un ruisseau, à s’attarder sur un pic qui le fige dans la beauté du monde. Jean Désy explique alors qu’il « sent son âme s’envoler ». Ou encore quand Major entreprend un dialogue avec un oiseau et s’émerveille de son chant.
Il m’arrive d’abandonner mon écriture pour m’intéresser aux mésanges qui fréquentent les mangeoires. Elles me confient bien des choses, surtout par les jours de grand froid.

Toujours est-il que, confiant ou pas, le hibou que je suis – ou prétends être – garde l’œil ouvert, comme si le spectacle quotidien du monde pouvait encore lui apporter matière à réflexion, comme si son détachement ne parvenait pas à l’en détourner. Les choses de la vie, qu’on qualifie parfois de petits riens pour en minimiser l’importance, prennent une plus grande place qu’auparavant. Les grands de ce monde, je ne les regarde pour ainsi dire qu’en passant. (p.10)

Ces instants que nos grandes préoccupations font oublier. Surtout quand un travail vous aspire et que vous devez vous débattre avec des heures de tombée. J’ai passé des années à courir comme journaliste et je dois dire que quitter ce travail, non pas prendre ma retraite comme on le répète trop souvent, ne m’a demandé aucuns efforts. Je me consacre à la lecture et à l’écriture maintenant, à perdre mon temps devant les arbres, les nuages sur le lac devant la maison ou encore à surveiller les jeux du soleil sur la neige.

REGARD

C’est peut-être le plus important. Avoir le temps de s’attarder à tout ce qui vit et bouge autour de soi, ne plus avoir à chercher son souffle dans la fin du jour. Il y a aussi ces moments de recueillement sur un livre que j’ai lu alors que j’étais aux études, que je m’accrochais à des écrivains comme à des bouées de sauvetage. J’étais convaincu que la lecture allait changer ma vie et je le crois encore.
Je ne suis pas encore rendu aux relectures, même si j’aimerais renouer avec Tolstoï et Dostoïevski. Hamsun bien sûr et Jean Giono qui a été si important pour moi. Je ne manquerais pas non plus de faire un détour par Faulkner et Steinbeck. C’est tentant, mais la tenue d’un blogue me force à lire mes contemporains. Et ce n’est jamais une corvée ou un devoir.

Si j’ai perdu le goût de la nouveauté depuis que je ne lis plus pour des raisons professionnelles, c’est au profit d’une bibliothèque idéale où sont rassemblés les interlocuteurs dont la voix familière ne cesse de me dire quelque chose. C’est une forteresse où je ne crains plus grand-chose, où je pourrais demeurer enfermer un temps fou si je n’avais pas autant besoin de me dégourdir les jambes et de respirer le grand air. (p.29)

Je me demande si c’est sage aussi d’ignorer ses collègues. Un écrivain, même s’il a tourné le dos à la fiction, doit rester en contact avec ses contemporains et surtout surveiller ceux qui sont en train de le pousser vers la solitude et le silence. Que dirait-on d’un homme qui aurait vécu pendant des années sur une île - comme Robinson Crusoé - en lisant uniquement L’intranquillité de Fernando Pessoa. Que dirait-on de sa culture, de ses goûts littéraires ? J’ai du mal à suivre André Major de ce côté des choses.

QUESTIONS

Et je bougonne devant certains de ses propos. Je le connais, je m’y attends. Il serait le premier étonné si j’adhérais à tout ce qu’il dit. Je grince des dents quand il s’en prend aux féministes. Il ne rate pas une occasion, éprouve un malin plaisir à s’attarder aux exagérations ou aux déclarations malheureuses. Oui, même les féministes peuvent déraper et les hommes ne sont pas prêts à leur laisser la place dans ce domaine.
La langue parlée et écrite au Québec le fait réagir souvent et je le sens de plus en plus loin de notre société.

Il y a peu de romanciers que je suis encore capable de lire avec joie. Ce sont ceux qui ne racontent pas seulement une histoire, mais qui ont une voix dont les échos retentissent en profondeur. Pour éprouver cette joie, il m’a fallu, ces derniers mois, relire des pages de Flaubert et de Thomas Bernhard – ces désenchanteurs qui me redonnent le goût de me remettre au travail. (p.148)

Bien sûr, je prends souvent des chemins de traverse pour suivre un écrivain finlandais ou norvégien quand ce n’est pas un voisin des États-Unis. Ou bien un Canadien anglais qui m’étonne toujours. Boréal, Alto et La Pleine lune offrent d’excellentes traductions. 
Je reste fidèle à mes contemporains parce qu’ils me disent qui je suis. Si je me retranchais dans les lectures de ma jeunesse, j’aurais l’impression de refuser d’être ici, maintenant.

BONHEUR

C’est un réel plaisir que de suivre Major dans ses promenades en montagne ou encore de rêver avec lui devant son lac dans le calme du soir. Nous pourrions le faire ensemble, en silence, n’ayant pas besoin des mots. Vivre alors est un simple regard.
Je m’égare souvent aussi dans un carnet de Robert Lalonde qui plonge dans les fardoches, fonce à grandes enjambées ou s’arrête devant les ravages d’un chevreuil. Je ne suis pas certain que Major aime Robert Lalonde, son écriture généreuse et rebondissante. Il préfère la phrase qui coule comme l’eau d’un ruisseau sur la mousse sans faire de bruit. Une écriture invisible, parfaitement lisse. J’aime, mais j’adore aussi les écrivains qui font des bulles et vous en mettent plein la vue. Je ne lui conseille pas de lire Hervé Bouchard. Il s’étoufferait à la première phrase.
« Du bel ouvrage », comme disait mon père. Je l’ai lu en prenant mon temps. Il le faut pour voir et à respirer autrement. J’espère qu’il y aura d’autres carnets, je les attends. L’impression de trouver un frère. Nous partageons un même amour pour les mots et la littérature, ce qui devient de plus en plus rare dans notre société d’agités.

L’ŒIL DU HIBOU d’ANDRÉ MAJOR est publié chez BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : LA VIE EST DOMMAGE de JACK KEROUAC est paru chez BORÉAL ÉDITEUR.


http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/oil-hibou-2541.html

jeudi 9 février 2017

Christiane Lahaie cherche au-delà des apparences

AMÉLIE A COMMIS L’IRRÉPARABLE. L’adolescente s’est laissée prendre par un manipulateur qui a profité de sa naïveté et de son besoin d’attention. Elle a dévoilé ses seins devant l’écran de son ordinateur et l’image a fait le tour de son école. La jeune fille doit se refaire une santé mentale chez sa tante qui l’héberge. Un facteur à la retraite, pour payer ses dettes de jeu, accepte de livrer un colis. Sa démarche n’aboutira jamais parce que le destinataire est introuvable et que l’édifice, où il travaille, est un véritable labyrinthe. Une femme, nue sur le toit d’un édifice du centre-ville, menace de sauter dans le vide et paralyse toutes les activités du secteur. Une journée comme les autres dans un monde cruel où chacun est prisonnier de sa solitude.

Le titre du roman de Christiane Lahaie, Parhélie ou Les corps terrestres, est intrigant. Parhélie signifie « tache lumineuse due à la réflexion des rayons solaires sur un nuage de cristaux de glace ». Une sorte d’illusion en somme qui peut nous fait croire à l’existence d’une chose ou d’un être qui n’existe pas. Voilà qui en dit long sur le texte de madame Lahaie qui s’attarde aux reflets qui ne cessent d’attirer l’attention pendant que les « corps terrestres » poursuivent leur course dans la plus terrible des solitudes.
Abele Seraphini est un solitaire qui ne cesse de fuir et de se dérober. Il cherche le destinataire d’un colis qui change continuellement de lieu et d’occupation. Un véritable courant d’air qui disparaît avec le matin pour surgir dans le soir. Il est « l’ange annonciateur » qui ne trouve pas sa direction.
Amélie, après son geste impulsif, est devenue celle que l’on pointe du doigt. Elle souhaitait un peu d’attention, un regard qui lui disait qu’elle existe, qu’elle peut être belle dans le regard d’un autre. Elle a attiré tous les yeux et sa vie est devenue un enfer.
Et il y a cette femme sur le toit d’un édifice qui délire dans le soleil et qui ne sait plus qui elle est. Elle pense s’envoler peut-être, échapper à son corps après une épreuve qui lui a broyé l’esprit.
Chacun tente de trouver quelqu’un, de retenir son attention. Parce que ce n’est pas tout de vivre. Il faut des liens avec ses semblables, sentir une main ou une épaule de temps en temps.
Devenir quelqu’un dans notre époque n’est pas une mince affaire. Il y a tellement de sollicitations, de cris pour attirer l’attention, créer l’illusion. Que dire de ces émissions de radio où les gens appellent pour parler du sujet du jour et devenir quelqu’un. On a même fait appel aux auditeurs, dernièrement dans une station de Québec, pour leur demander si un homme devait uriner debout comme un vrai mâle ou s’asseoir…
Ça peut expliquer peut-être le succès des médias sociaux. Chacun imagine devenir quelqu’un. Les plus fragiles posent des gestes désespérés avec Amélie ou profèrent des grossièretés qui peuvent les suivre longtemps. Notre époque est fertile en assertions et recettes où le bonheur est assuré. Les médias martèlent la vérité et la discussion, malgré tous les sparages, n’intéresse personne. Ce qui importe, c’est ce moi qui a tout à dire. Et si tu deviens le sujet d’une véritable curée, la vie est impossible.

En un sens, Danaé a bien fait. Amélie devenait folle à force d’aller voir ce qu’on disait d’elle dans les réseaux sociaux. Elle avait arrêté de dormir et de manger. Elle se rongeait les ongles jusqu’au sang. Même le vernis amer destiné à lui faire perdre cette vilaine habitude n’avait plus d’effet sur ses papilles. Elle se serait rendue à l’os si on ne lui avait pas enlevé tous ses bidules. (p.25)

Les personnages de Lahaie n’aiment pas leur image et tentent de s’arracher à leur drame existentiel. Tous sont en quête d’une présence, d’un sourire peut-être pour exister.
Amélie ne cesse de feuilleter les revues où des femmes au corps parfait s’affichent. Alice moderne, elle se cherche dans un miroir qui lui retourne une image qu’elle ne sera jamais. Qui a les jambes idéales, la poitrine de rêve, les lèvres sensuelles ? Ces femmes parfaites sont souvent « arrangées » par la chirurgie ou encore par un logiciel qui rend toujours plus beau que beau. Ces interventions diaboliques permettent de modifier son apparence et de glisser dans un autre corps. Je songe au drame de Nelly Arcand qui était obsédée par le regard de l’autre. Sa vie ne pouvait que glisser vers la catastrophe.

REJET

Abele Seraphini a ressenti quelques sensations fortes en jouant aux cartes, n’ayant jamais personne avec qui parler et rêver le monde. Il a marché dans la ville en distribuant des lettres, enviant peut-être ceux qui recevaient des messages quand lui rentrait le soir avec rien dans les mains. Il lui restait son chat pour amorcer un dialogue impossible.
La femme brûlée par le soleil se donne en spectacle. Qui elle est ? Où est sa réalité ?

J’ai chaud. Je crois, oui, que j’ai chaud. Mais je n’en suis pas sûre. Au loin, je vois de grandes tours, serrées les unes contre les autres. Peut-être qu’elles ont chaud, elles aussi. Et ce bleu, tout ce bleu si clair. Si transparent. J’essaie de me souvenir. Mais j’ignore de quoi je dois me souvenir. Ai-je un nom ? Ai-je quelque chose qui puisse ressembler à un passé ? J’ai trop mal pour que des images me viennent en tête. Tout à l’heure, j’ai touché à ma joue droite. Retiré un bout de tissu qui pendouillait. Depuis, mon visage brûle et je voudrais que le soleil s’éteigne. (p.27)

Nous accompagnons Icare qui se consume et pense fuir la gravité terrestre et un corps trop lourd et douloureux.
Abele Seraphini court derrière une ombre qui prend tous les visages. Tous ceux qu’il croise donnent une description différente d’Angel Stone, des illuminés qui se consacrent à des tâches absurdes. Véritable dédale que cet édifice du centre-ville où il se retrouvera peut-être devant le Minotaure.

REFLETS

Le monde multiplie les reflets et transforme le corps. L’illusion et les images ne peuvent que décevoir, les médias sociaux ne savent qu’enfermer dans un terrible labyrinthe où les issues se dérobent.
Madame Lahaie suit des solitaires qui ne savent comment échapper à leur fatalité. Elle s’attarde surtout à ceux qui se sentent mal dans leur corps et qui cherchent à muter. De quoi devenir schizophrénique dans un monde où l’irréel et le virtuel s’imposent comme la vérité à atteindre.

Seraphini, qui ne veut pas en savoir davantage, en profite pour filer. Non seulement il n’a pas encore trouvé Angel Stone, mais il éprouve un malaise sans cesse croissant à l’idée de transporter un colis qui puisse s’avérer incriminant. Il a déjà assez de problèmes. Inutile d’en rajouter. Ce Stone n’avait aucun scrupule et ne mérite pas qu’on fasse preuve de tant de zèle pour lui. S’il n’y avait pas tant d’argent à la clé, Seraphini rendrait le colis au nain et trouverait une autre façon de rembourser ses dettes. (p.78)


Un regard singulier sur notre monde où les frontières ne cessent de bouger. Et tout geste de transgression pour s’avancer vers la perfection virtuelle s’avère terriblement dangereux.
Amélie est abandonnée dans son adolescence, comme Seraphini qui ne peut s’arracher à sa solitude. Et que dire de cette femme qui veut sortir de sa douleur et qui se retrouve au coeur d’un spectacle horrible.
Amélie et Seraphini vont vivre une éclaircie, un espoir. Le facteur a un terrible secret qu’il ne peut partager. Nous sommes tous un peu à son image. Ce qui est n’est pas et ce qui n’est pas est.

Nu, face au miroir, il contemple son sexe court et pendant. Puis, plus bas, bien dissimulée sous la toison grise, la fente discrète où nul ne s’est aventuré. À la naissance, tout cela aurait pu être corrigé. Mais les parents de Seraphini n’ont jamais pu s’entendre. Alors, tout est demeuré tel quel.
Dans la cuisine, Nitro miaule. Réclame son dû.
- J’arrive, j’arrive !
Seraphini enfile son peignoir de coton usé à la corde. Se permet de sourire à son reflet. À la télé défilent des images en boucle de Justine d’Aubigny, de son chirurgien plastique, d’un officier de police et d’un pompier. Elle était splendide, pourtant. (p.136)


Il s’agit bel et bien de la femme qui voulait s’envoler du haut de l’édifice. 
Un roman fascinant où les protagonistes doivent muter dans leur tête et leur corps pour toucher leur moi profond. Les humains chez Lahaie semblent condamnés à la plus terrible des solitudes. Tous sont attirés par des reflets et des mirages comme les papillons que vous connaissez. Chacun est prisonnier de ses obsessions et s’isole de plus en plus. À moins d’être ce Stone insaisissable, cette ombre qui ne cesse de muter, cet « ange de pierre ».
Qu’est-ce que j’ai tenté de fuir dans ma vie ? Qu’est-ce que j’ai refusé de voir… Christiane Lahaie nous laisse avec ce genre de questions qui trouvent difficilement une réponse. J’en suis à me demander si les livres que j’ai publiés ne sont pas tout simplement des pièces à conviction. Un roman puissant.

PARHÉLIE OU LES CORPS TERRESTRES de CHRISTIANE LAHAIE est publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Le regard du hibou d’ANDRÉ MAJOR, est paru chez BORÉAL ÉDITEUR.

jeudi 2 février 2017

Mylène Bouchard offre un roman d’amour et d’amitié

AMANDA PEDNEAULT EST née à L’Île-aux-Coudres, le jour même où l’on faisait brûler la goélette l’Amanda Transport sur le fleuve. Pierre Perreault, le réalisateur de plusieurs documentaires, a fait époque en s’attardant au passage du temps, à l’avenir de ces insulaires qui se heurtaient à la modernité. Amanda quittera son île, restera fidèle à ses amis, vivra la grande passion avec Milan, tentera dans ses écrits d’expliquer à sa fille Sabina ce qu’elle a vécu et le monde qu’elle lui lègue.

Amanda explique son projet dès les premières lignes du roman et, par ce subterfuge, l’écrivaine Mylène Bouchard nous donne les clefs de l’aventure qu’elle nous propose.

Je me suis longuement questionnée dans le venteux hiver gaspésien sifflant sur ce que j’aurais voulu que ma mère fasse pour moi quand j’avais ton âge, si elle avait finalement quitté Pierre pour Daniel. Je me suis donné comme mission de parler avec toi en me berçant dans le salon, de réfléchir à voix haute en scrutant la mer, de te léguer une boîte de compréhension. Tu vas y trouver de tout, tu pourras entendre et lire… (p.9)

Autrement dit, l’écrivaine a tout jeté dans cette boîte : des enregistrements, des lettres, des fragments, une liste de ses amants, la Chronique des lièvres, des tableaux et une copie du film de Pierre Perreault : Les voitures d’eau. Des fragments, comme les galets qui entourent l’île d’Amanda, des morceaux épars qui permettront à sa fille Sabina (le nom vient d’un personnage de Milan Kundera) de reconstituer sa vie et peut-être, d’en tirer une leçon. C’est le travail qui attend le lecteur et auquel je me suis attelé avec un peu d’appréhension. Je n’aime pas les livres déconstruits ou encore qui multiplient les facettes et les labyrinthes pour le plaisir d’en mettre plein la vue. Je suis plutôt partisan de la nécessité textuelle et du juste nécessaire. Il faudrait bien que je m’explique là-dessus un jour.
Elle a de la suite dans les idées, l’écrivaine et éditrice, puisqu’elle publiait un essai sur l’acte amoureux en 2014. Dans Faire l’amour elle interroge l’amour et ses ramifications dans trois œuvres marquantes de la littérature : Roméo et Juliette de William Shakespeare, Anna Karénine de Léon Tolstoï et L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera que j’ai lu lors d’un voyage en Gaspésie, sous une tente à Forillon, pendant une pluie battante qui ne voulait plus lâcher le pays. J’ai dû jeter le livre au retour tellement l’humidité l’avait malmené. Oui, j’ai acheté un autre exemplaire du roman.
Faire l’amour dans le sens de fabriquer l’amour quand deux êtres se rencontrent et s’attirent. Nous sommes au-delà des contacts physiques et de la gestuelle amoureuse.

Cette dernière notion me permet d’émettre une hypothèse : l’amoureux fabrique l’amour qui, au terme de la construction, constitue une grande vérité. Faire l’amour. Comme la personne, l’amour « s’édifie à la manière d’une œuvre, à la faveur d’une œuvre, et aux mêmes conditions, dont la première est la fidélité à quelque chose qui n’était pas, mais que l’on crée ». Autrement dit, l’amour devient l’événement qui le traduit, l’amour ressemble à ce que l’on en fait. (Faire l’amour, Nota Bene, p.10)

Amanda est née dans cette île du Saint-Laurent que Pierre Perreault a rendu célèbre par ses documentaires. Le cinéaste s’est mis à l’écoute de quelques personnages qui viennent d’une autre époque. Marie et Alexis Tremblay ne peuvent que regarder leurs fils et leurs filles se tourner vers l’avenir. Le passé brûle avec la goélette qui flotte tel un fanal sur le Saint-Laurent. J’ai vu ce film alors que j’étais étudiant à l’Université de Montréal. Cette œuvre unique m’a poussé vers La mort d’Alexandre et fait comprendre que je devais écrire sur la vie de deux de mes frères.
Une île, c’est un pays et aussi une ouverture sur le monde. Les gens de L’Île-aux-Coudres construisaient des goélettes ou « des voitures d’eau », s’éloignaient sur le fleuve jusqu’à la mer pour visiter les côtes de l’Amérique quand ce n’était pas l’Afrique. Ces gens partaient par plaisir, pour découvrir d’autres mondes, d’autres personnes et en ramener des trésors et des récits fabuleux.
Amanda a hérité du tempérament de ses ancêtres. Son père travaillait sur un bateau. Il faut lire les pages où Pierre passe tout près de l’île. Son épouse se met sur son trente-six pour le saluer de la galerie. Un moment intense que Madeleine oubliera une seule fois, lors d’une escapade avec Daniel. Tout vacille alors. L’amour est fragile et il faut le manipuler avec délicatesse.

Quand mon père était arrivé, ma mère l’avait senti distant. Loin d’être d’ordinaire flegmatique, cela supposait un sentiment camouflé. En forçant le dialogue, ma mère avait pu lui soutirer une explication : au passage du cargo devant l’île à la deuxième semaine de mai, sa femme n’était pas sortie sur la galerie pour leur rendez-vous à distance, elle ne s’était pas parfumée pour lui, elle n’avait pas fait voleter son foulard de soie rouge, signe de salutations tendres, de magnétisme, de proximité immanente. Leur code à eux depuis toujours : se regarder avec leurs jumelles, se parfumer même si c’était illusoire, secouer leurs foulards (mon père gardait un mouchoir dans la poche intérieure de son veston, avec quelques pastilles au miel), se souffler des baisers surabondamment. (pp. 113-114)

Amanda savait depuis son plus jeune âge qu’elle quitterait son île pour aller voir ailleurs. L’époque voulait cela et la navigation n’était plus ce qu’elle était pour les insulaires. La construction des navires en acier et les manoeuvres des grandes entreprises ont fait mourir une manière d’être.
Elle vivra la liberté des années 1970. Nous vivions alors au jour le jour sans trop nous demander ce qui allait arriver. Les amours se nouaient et se défaisaient et le Registre des lièvres pouvait prendre bien des directions.
La jeune femme s’installera à Prague avec Milan, le grand amour, du moins jusqu’à ce que la vie en décide autrement. Il y a les enfants, Sabina et Finn. Milan devient aveugle et Amanda rencontre d’autres hommes. Elle ne peut s’empêcher d’aimer, ne résiste jamais à ses pulsions. Nous sommes dans la ville où se déroule l’action de L’insoutenable légèreté de l’être, il ne faut pas l’oublier. Amanda est comme Tomas, le héros de Kundera, qui a du mal avec la fidélité.

CHOIX

Dans ce fouillis où l’on trouve des bouts de lettres, des enregistrements, des fragments et des réflexions, le lecteur prend ce qu’il veut. Je ne me suis pas attardé aux tableaux typographiques, me demandant cependant s’ils pouvaient prendre forme dans le corps du texte. J’ai évité aussi ces pages où l’auteure répète inlassablement un mot. Peut-être que lire le tout à haute voix en s’amusant de toutes les tonalités imaginables permettrait une sorte de danse ou de transe. Je n’ai pas essayé.
L’important, c’est Amanda, ses aventures, sa vie, ses amitiés et son oeil sur le monde. Elle a couru partout, suivi des hommes, vécu la fidélité, l’amitié, la passion qui finit toujours par se calmer. Et peut-être aussi qu’elle a connu une vie qui ne pouvait être possible que dans les années 1970.

Il fut un temps où pour moi l’amitié, c’était l’amour. Je mélangeais tout. J’étais irrationnelle comme en amour. Je transposais la passion vive de l’amoureuse à l’amitié, qui commande le calme. J’étais possessive. Je voulais chacun, chacune dans ma vie, chacun, chacune à moi. Cécile à moi. Michelle à moi. Aimée à moi. Comme en amour avec elles, à les trouver belles et désirables. (p.167)

Comment tirer tout cela au clair ? L’amour passe par l’amitié et l’amitié est certainement une facette de l’amour. Amanda vit en s’abandonnant à son instinct et n’en sait pas plus après qu’au début. L’amour est peut-être un état d’esprit ou une manière de surprendre le monde, de le voir de toutes les manières imaginables. Il faut certainement aimer pour parcourir le monde et écouter les hommes et les femmes qui se présentent à vous.

AVENTURE

Mylène Bouchard nous fait passer par plusieurs formes littéraires. Fragments, dialogues, poèmes, sentences, aphorismes, mots d’enfants et lettres. Véritable exploration qui m’a aspiré. Amanda ne porte pas le nom de la célèbre goélette pour rien. Un bateau doit affronter le large et toutes les mers du monde. C’est dans sa nature. La jeune femme sera constamment en déplacements, allant d’un homme à l’autre, comme la goélette qui allait et revenait à son port d’attache.
Quand la voyageuse s’installe dans sa maison de L’Anse-Pleureuse, elle ne peut que se bercer en ressassant sa vie. Elle se consume lentement comme la goélette dans le film de Perreault qui s’éloigne tel un lampion qui dérive au fil de l’eau avant de sombrer doucement.
Un roman fascinant qui s’interroge sur la pulsion, le désir qui fait que l’on est attiré par un homme ou une femme, que l’on sente le besoin de procréer et de tout recommencer, même après les plus grandes douleurs. La vie est possible pourvu que l’on accepte l’amour et l’amitié, le hasard qui a toujours guidé Amanda. Il est peut-être vrai aussi que l’on part pour revenir. Sans cela la vie n’aurait aucun sens. 
Mylène Bouchard nous surprend encore une fois et son texte envoûte. Amanda est un personnage fort qui n’évite jamais les turpitudes de la vie et de l’âme. À lire et relire pour le rythme de la phrase, pour les images, pour les multiples facettes qui tournent comme les escarbilles qui s’échappent de la goélette en feu et qui montent dans le ciel pour disparaître.

L’IMPARFAITE AMITIÉ de MYLÈNE BOUCHARD est paru à LA PEUPLADE.


PROCHAINE CHRONIQUE : PARHÉLIE OU LES CORPS TERRESTRES de CHRISTIANE LAHAIE paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.