Nombre total de pages vues

mercredi 14 septembre 2016

Virginie Blanchette Doucet ne peut briser le silence

MAUDE QUITTE SON PAYS de l’Abitibi pour Montréal. Plus rien ne la retient là-bas. La minière vient de démolir la maison que ses parents lui ont léguée. Mais il y a Francis, de l’autre côté de la rue, un ami depuis toujours, le grand amour de sa vie peut-être. Partir, c'est tout abandonner pour l'ailleurs où il faut tout recommencer. Le mal du pays l’emporte souvent. Elle revient en Abitibi, roule pendant des heures dans le parc de La Vérendrye, retrouve Francis, un monde qui glisse doucement hors d’elle. Maude dérive dans sa tête et dans son corps. Elle est une migrante de l’intérieur, une femme qui vit un amour impossible dans un silence qui avale tout, comme le trou de la mine qui aspire les hommes le matin et les biffe de la surface de la terre.

On ne parle pas souvent de ceux qui quittent leur région pour aller vivre en ville, à Montréal de préférence. Ils laissent un pays, une enfance, des souvenirs, des lieux où ils sont parfaitement dans leur corps et dans leur tête, un amour souvent pour se retrouver dans la foule. Lise Tremblay a souvent parlé de « ces migrants de l’intérieur » qui abandonnent un coin de pays, une famille qu’ils ne pourront jamais retrouver.
J’ai dû quitter mon village pour des études, me réfugier à Montréal, à la frontière d’Outremont, dans un petit appartement qui est vite devenu un refuge. Quand je m’aventurais sur les trottoirs, je croisais des Juifs hassidiques. Je ne savais rien de leur existence avant de venir en ville.
J’avais tout laissé au village. Des habitudes, des amis, une famille et des lieux où je pouvais sentir toutes les dimensions de mon corps et de mon esprit. Je suis devenu sauvage à Montréal, ne sortant que pour les cours à l’université où j’étais un Mursault dans les salles de cours. Je lisais sans arrêt pour ne pas sombrer, m’accrochais aux écrivains pour ne pas me noyer. Certains de mes amis ont vécu l’exil un temps et après, ils sont retournés au village, n’arrivant pas à se faire à cette autre vie. Heureusement, j’étais obsédé par les livres, cela m’a permis de tenir le coup pendant des années en faisant des retours pour respirer et me souvenir que j’étais encore un être social.

EXIL

Maude a grandi tout près de la minière qui réglait tout de la vie. Sa famille s’était installée devant la maison de Francis, un garçon de son âge. Une rue entre les deux, un pays, un continent. Ils ont partagé des jeux, des espaces en forêt avant de devenir des adultes. Ils étaient toujours ensemble. Des inséparables. Leur vie à deux allait de soi, pourtant ils sont incapables de se dire, de s’offrir l’un à l’autre. Comme deux cailloux enfermés dans un silence de commencement du monde.

Les arbres se souviennent de nos passages répétés, qui ont fait affleurer des roches veinées de quartz blanc, comme des balises pour nous empêcher de mettre le pied en dehors de chez nous. Nous courons, tu cries devant moi que je suis lente et que si un ours arrive tu vas le laisser me bouffer. La terre amortit mes pas dans un bruit sourd. C’est l’été où j’ai arrêté de grandir. (p.10)

Les parents partent en laissant la maison à Maude. Elle travaille à la mine pendant les vacances, voyage avec Francis, observe, attend dans un silence qui la fait ressembler à ces éclats de minerai qu’il faut « défaire » pour en extraire l’or.
La mine est une bouche dévoreuse qui a toujours besoin d’espace. La compagnie achète la maison de Maude à prix fort et la démolit. Elle a perdu son ancrage. Seul Francis peut encore la retenir. Il suffit d’un signe, d’un tout petit bout de phrase.

SILENCE

Maude part, peut-être pour provoquer la venue du mot, du geste qui va tout changer. Elle roule vers la ville, s’installe dans un petit appartement en attendant, travaille le bois, le vivant pour oublier la pierre qu’il faut forcer pour en extraire le métal précieux. C’est peut-être le traitement de choc qu’il faudrait pour obliger Francis à se tourner vers elle et abolir toutes les distances.

Ta mère, placée entre nous, serrait ton bras et le mien. Elle essayait de nous attacher ensemble, comme si ça pouvait m’empêcher de partir. C’était plus fort qu’elle, elle ne pensait pas, je crois, à son corps entre les nôtres, incapables de se toucher. Nous étions encore les deux mêmes enfants silencieux. Le jour de mon départ, je voyais que tu n’y croyais pas. Tu t’es dégagé le premier de ce lien bizarre. Ta mère a augmenté légèrement la pression autour de mon avant-bras. Si tu avais déposé tes clés dans ma main et que la pulpe de tes doigts avait touché ma paume, peut-être aurait-ce été différent. (p.65)

Maude s’étiole à Montréal, sa pensée restant en Abitibi. Elle part sur la 117 Nord, suit ce cordon ombilical pour surprendre Francis, des lieux, une vie qui pourrait prendre un autre tournant. Elle est déjà l’étrangère, elle a toujours été celle qui attend. Elle erre entre le présent où elle se sent à l’étroit et ce passé qui se dilue peu à peu.
C’est là le pire pour un migrant de l’intérieur. Il part, revient et ne sent jamais chez lui. Je me souviens. Il a fallu à peine un an pour devenir un « visiteur ». Les choses changeaient si rapidement et mes souvenirs restaient loin en arrière. Il y avait un espace de plus en plus grand entre le lieu que j’avais quitté et celui que je retrouvais après mes fuites. Maintenant, quand j’y retourne, j’ai l’impression qu’un autre village a poussé sur ces lieux familiers. Tout m’est connu et en même temps étranger. Mon village n’existe plus que dans ma tête.

RÉUSSITE

Virginie Blanchette Doucet signe un roman fascinant où tout est attente, impression, suggestion. Francis et Maude ne savent pas s’apprivoiser. Il faudrait des mots pour se dire et ils sont murés en soi. Maude part pour provoquer un séisme parce que la vie dans un silence pareil, tout près de Francis, n’est pas possible. Ce mutisme va la tuer. Elle met un continent entre eux, pose des gestes pour trouver des mots et les retourner comme les bouts de planche qu’elle effleure des doigts. Francis est du monde des pierres et elle de l’espace des arbres qui cherchent à toucher le ciel.

La nuit était tranquille, à l’exception des blasts qui ont fait trembler les murs un instant, je ne sais plus à quelle heure. Le soleil n’était pas levé quand Francis est revenu. Le chiot dormait au pied du divan, j’avais la main qui lui frôlait le dos, et il poussait de drôles de petits soupirs. J’ai gardé mes yeux fermés le temps que Francis enlève son manteau, ses bottes, qu’il dépose sa boîte à lunch en métal par terre. Le plancher a craqué sous ses pas, jusqu’à ce qu’il arrive sur le tapis du salon. Une pause. Il est parti vers la chambre, est revenu et m’a abriée d’une couverture douce et épaisse. Une porte a grincé derrière lui. Le chien a reposé sa tête contre ses pattes. (pp.78-79)

Un roman terrible parce qu’il nous pousse dans un exil intérieur où le langage n’arrive jamais à briser les carapaces. Des corps bougent, se frôlent et peuvent faire les gestes de l’amour tout en restant des pierres qui se heurtent sans jamais s’entamer. Le silence dans ce roman est étouffant, la solitude oppressante. Comme si Francis et Maude étaient enfermés dans un trou de la mine et qu’ils n’arrivaient jamais à s’en dégager.
Virginie Blanchette Doucet nous pousse dans une dérive où l’être risque de se défaire comme sous le coup des blasts qui font frémir le sol. L’empêchement de la parole est peut-être le pire des châtiments. Parce que les gestes ne suffisent jamais. Il faut des mots pour tisser des liens, s’offrir l’un à l’autre, se toucher dans le plus intime de l’être. Cela n’arrive pas dans 117 Nord. Maude est tout aussi impuissante que Francis face à ses sentiments. Il faudrait une fracturation de l’être pour qu’ils se retrouvent dans le regard de l’autre. Et cela n’est pas possible. Restent la route, les gestes peut-être lors de ces retours qui peuvent se faire rencontrer les corps.

117 NORD de VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET est paru chez BORÉAL Éditeur.

PROCHAINE CHRONIQUE : L’impureté de LARRY TREMBLAY publié chez ALTO.

mercredi 7 septembre 2016

Hugo Léger mélange habilement la fiction et la réalité


XAVIER LAMBERT, jeune père de famille, tombe amoureux d’Évelyne, une avocate magnifique qui ne laisse personne indifférent dans Télésérie de Hugo Léger. La jeune femme connaît des aventures tumultueuses avec un collègue et n’hésite jamais devant une ligne de cocaïne. Elle vit dangereusement, intensément. Xavier ne peut s’empêcher de penser à cette femme qui devient une véritable obsession et qui va gâcher sa vie. Il le sait. Le problème, Évelyne est l’héroïne d’une nouvelle série à la télévision, le succès dont tout le monde parle.

La télévision est importante dans la vie de la plupart des gens. On dit que le Québécois passe environ cinq heures par jour devant cet appareil, sans compter le cellulaire où il envoie des « j’aime » à une liste d’amis qui ne cesse de s’allonger. Une grande partie de son temps est happé par ces médias. Comment lire un roman ou un recueil de nouvelles après ça ? Voilà peut-être l’explication. Les gens lisent de moins en moins parce qu’ils n’ont plus le temps et quand ils le font, ce doit être rapide, court, facile, digéré et mastiqué. Ils ont perdu l’habitude de s’installer avec un roman, un essai ou un recueil de poésie.
Avec la télévision, un écran de plus en plus impressionnant, les personnages deviennent des amis, des frères et des sœurs. Je me souviens de ma mère qui vitupérait contre un certain J. R. Je ne connaissais personne dans la famille qui répondait à ce nom. J’ai compris un jour qu’il s’agissait d’un personnage d’une série télévisée qu’elle détestait particulièrement.
La télévision est là, omniprésente, obsédante avec ses vedettes, ses animateurs qui courent partout ; des téléséries qui attirent tout le monde comme un aimant. Je ne regarde guère la télévision. Presque jamais. Je me suis laissé tenter l’an dernier par la reprise de la série Les belles histoires des pays d’en haut. Ce ne m’était pas arrivé depuis L’Héritage de Victor-Lévy Beaulieu. Peut-être parce que le téléroman de Claude-Henri Grignon a marqué mon enfance et que nous suivions les malheurs de Donalda en famille. D’abord à la radio et ensuite à la télévision. Ma mère vilipendait Séraphin comme s’il s’était agi d’un voisin et lui promettait des « poignées de bêtises » quand elle le rencontrerait. Bien sûr, la nouvelle mouture n’a rien à voir avec l’original. Le curé Labelle, incarné par Antoine Bertrand, aurait scandalisé ma mère.

RÉALITÉ OU FICTION

Est-il possible de confondre la réalité et la fiction, de se laisser envoûter par un personnage de fiction ?

Elle, maintenant, s’appelle Évelyne. Je dirais qu’elle a vingt-huit ans, peut-être vingt-neuf. Je n’ai jamais su son âge exact. Elle aussi vit à Montréal. Elle est procureure. Elle est brillante. Belle aussi. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi beau. Mais ce qui la rend unique et la différencie de toutes les femmes que j’ai connues, c’est qu’Évelyne n’existe pas. En fait, ce n’est pas aussi simple que ça. Je vais vous expliquer, ce qui ne veut pas dire que vous allez comprendre. (p.13)

Xavier Lambert soigne les chiens qui ont des problèmes de comportements. En fait, il s’attarde surtout aux maîtres qui traumatisent leur animal. Ces bêtes de compagnie bouffent sans arrêt, jappent pour un rien, deviennent agressives ou encore craignent le moindre bruit. Le spécialiste peut changer tout ça, « déprogrammer » l’animal en étudiant les comportements du maître.
Il suit religieusement la série qui met en vedette une avocate douée. Le personnage s’occupe de son frère autiste et entretient des relations malsaines avec un collègue. Une femme libre, sensuelle, un personnage joué par une jeune comédienne qui trouve là le rôle de sa vie. Margot de Brabant devient la vedette, fait le tour des émissions où l’on ne reçoit que des stars et fait la une de tous les magazines où l’on raconte la vie des comédiens, révèlent ce qu’ils mangent, s’ils portent un pyjama pour dormir ou s’ils avalent un café avant leur rôtie de pain brun. Leur moindre geste devient public et les admirateurs en redemandent. Ces personnages sont souvent plus présents dans la vie des téléspectateurs que ceux qui partagent leur quotidien.
 
AMOUR

Xavier Lambert ne pense plus qu’à Évelyne. Elle le hante, l’obsède, devient ami avec elle sur Facebook, lit les journaux à potins. Tout cela sans rien dire à sa femme Nadine qui est aussi une fidèle de l’émission.

Je savais bien qu’Évelyne n’existait pas. Qu’elle n’était qu’un personnage de fiction, une créature imaginée pour nourrir les fantasmes d’un troupeau de téléspectateurs. Cela dit, je ne pouvais m’empêcher de penser à elle ; ce n’était pas interdit par la loi, c’était plus fort que moi, elle correspondait à mon idéal féminin. Je ne la connaissais que depuis deux heures, mais je la savais libre, indépendante, éprise de justice, menant sa vie comme on conduit une Ferrari, vite. Et ses yeux, doux et perçants à la fois… J’avais l’impression qu’elle me regardait. Pas une autre blonde lambda au regard d’azur ; non, une brune intense, volcanique. Atypique. Aux formes spectaculaires. Aux cheveux subtilement ondulés. Elle était tellement différente de la femme qui partageait ma vie, tellement particulière. Spéciale. (p.46)

Un appel et Xavier se retrouve dans l’appartement de la comédienne. Son chien a des problèmes de solitude ou quelque chose du genre. Qui va-t-il soigner ? La pauvre bête ou sa dépendance envers le personnage d’Évelyne ? Xavier ne peut résister à la belle Margot qui se révèle instable et imprévisible.
Ce sera la catastrophe bien sûr. Nadine, son épouse, se rend compte que « celui qui sait parler aux chiens » a une maîtresse. La vie avec Margot est tout aussi impossible. Tout bascule quand il apprend qu’il va devenir un personnage de la télésérie.

J’avais le tournis. La mise en abyme était vertigineuse. J’aimais un personnage de télésérie, joué par une comédienne, bien réelle qui avait fait de moi un personnage de fiction dans la télésérie où elle jouait la femme que j’aimais. Ce ne pouvait pas être une coïncidence. Margot avait parlé de moi aux auteurs. Elle leur avait raconté ma vie. Je me suis senti trahi. Manipulé. On avait usurpé mon identité. (p.238)

Xavier se retrouve seul avec un chien drogué. Les deux doivent se désintoxiquer. Le spécialiste pourrait se recycler en s’occupant des spectateurs qui mélangent le réel et la fiction, ne savent plus démêler le vrai du faux.

DÉPENDANCE

Hugo Léger aborde un problème dont on ne parle jamais ou si peu. Toutes les astuces que l’on développe pour rendre les téléspectateurs dépendants à certaines émissions. Et que dire des adeptes des médias sociaux qui ne peuvent faire un pas sans regarder ce petit écran, placer des selfies au point d’en oublier la réalité. Je pense à la clôture des Jeux olympiques de Rio où les athlètes ont défilé, cellulaire à la main, multipliant les autoportraits et regardant l’événement à l’écran au lieu d’être présent, là, tout à la fête. Ils s’accrochaient à cette petite fenêtre qui les propulsait hors du moment, devenant des spectateurs de leur vie.
Un roman intéressant par les problèmes qu’il soulève, un texte surprenant et plein d’humour. Et que de rebondissements ! Je ne sais pas s’il existe des groupes, comme ceux qui s’occupent des alcooliques, pour sevrer les gens de la télévision et des médias sociaux. Il faudra y arriver un jour et le tsunami des Pokémons n’est pas là pour arranger les choses. Cellulaire au volant, dans les salles de spectacles, dans la chambre à coucher, il semble que cet appareil soit maintenant une excroissance du corps humain. Pas étonnant que la fiction se faufile dans nos vies. Bon ! J’arrête pour soigner ma terrible dépendance aux livres québécois et à la littérature.

TÉLÉSÉRIE de Hugo Léger est paru chez XYZ ÉDITEUR, 254 pages, 24,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : 117 Nord de VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET paru chez BORÉAL Éditeur.

mardi 23 août 2016

Daniel Castillo Durante arpente son univers

LES MIGRATIONS FONT en sorte que des femmes et des hommes quittent leur pays d’origine pour faire leur vie ailleurs. Certains sont venus au Québec et font partie maintenant du paysage littéraire. Que ce soit Sergio Kokis, Abla Farhoud, Felicia Mihali, Danny Laferrière ou Kim Thuy, tous donnent une couleur à notre imaginaire et portent des voix qu’il faut entendre. Bien sûr, ils restent marqués par leur pays d’origine, un passé souvent lourd à transcender. Leur univers littéraire est fait de réminiscences, de retour au pays de l’enfance ou encore de la découverte de leur nouvel univers. Les écrivains nés au Québec ne sont pas tellement différents. J’ai abordé le thème de l’enfance dans plusieurs de mes ouvrages. Les plus belles années, Souffleur de mots, Le réflexe d’Adam. Les écrivains deviennent souvent des explorateurs qui partent à la découverte de leur passé.

Les départs et les retours font partie de la fiction de Daniel Castillo Durante depuis la publication de La passion des nomades. Que ce soit dans ses romans ou dans ses textes courts, l’absence du père marque ses fictions. Un sujet éternel puisque dans L’odyssée d’Homère, le fils Télémaque va à la recherche de ce père mythique qu’attend Pénélope depuis des années avec une patience et une fidélité que son mari n’a guère.
Dans Étrangers de A à Z, Daniel Castillo Durante replonge dans ses thèmes de prédilections : la famille, l’errance, les abandons et la fuite du père que le fils veut retrouver pour le meilleur et le pire. Les femmes ont dû s’occuper de ces garçons en manque de références masculines qui se retournent souvent contre elles. Ce sont là des thèmes qu’il aborde dans ses grands romans : La passion des nomades ou Un café dans le Sud. Ce père, quand on réussit à le retrouver, est singulièrement dur et cruel, fuyant et énigmatique. Étrangement, jamais cet abandon ne semble toucher les filles… Bien plus, elles n’existent pas dans l’univers de Castillo Durante. Pas l’ombre d’une fille qui cherche ce père qui a fui le piège de la paternité. Les filles ne comptent pas non plus dans les romans de Sergio Kokis. Elles sont des victimes quand les écrivaines s'attardent à leur situation. Felicia Mihali et Ablad Farhoud l’illustrent magnifiquement bien.
Plusieurs écrivains d’origine sud-américaine ne semblent jamais pouvoir en finir avec le père, même quand on retourne dans les terres de l'enfance pour un héritage. Ce qui est nouveau dans ces récits de Daniel Castillo Durante, c’est la brièveté des textes qui s’approprient toute l’étendue du langage. Et, cette fois, les pères sont là, agissants, souvent méchants et sadiques.

Or, pourquoi avoir ouvert son iPad Air au lieu d’admirer la façade rose de l’église La Parroquia sous les derniers rayons du soleil au cœur de la ville coloniale ? L’étouffement économique de son fils déclenchait chez lui une sorte de jouissance vindicative dont il avait de plus en plus de mal à se passer. À force de retenir les cordons de sa bourse, les plaisirs de papa ne pouvaient plus être que sadiques. (p.23)

Castillo Durante reprend ce thème comme un musicien qui s’attarde à un motif et en explore toutes les subtilités. Chaque essai lui permet de trouver un angle nouveau et des reflets restés dans l’ombre. Une sorte de quête qui lui permet de dresser la carte de son univers et de mieux la parcourir même s’il risque de se répéter et d’emprunter souvent les mêmes sentiers. L’important étant de connaître toutes les dimensions de son univers de fiction, de découvrir les frontières de son imaginaire.

ABANDON

Les histoires d’amour surgissent tôt, au sortir de l’enfance souvent, durent le temps d’un rêve ou d’une étreinte sexuelle. Un rêve éphémère et souvent cruel. Les jeunes femmes se retrouvent enceintes et le bel amant prend la fuite, part dans le vaste monde ou s’installe avec une autre, plus belle, plus riche. Les jeunes mères se débrouillent en effectuant des travaux comme servante ou domestique, deviennent souvent des prostituées. C’est le cas chez Sergio Kokis. Après avoir rêvé d’être la seule et l’unique, elles doivent effectuer les corvées les plus humiliantes. Chez Castillo Durante, comme chez Kokis, les femmes n’obtiennent un statut social que par l’homme, le mâle qui a tous les droits et les privilèges.
Brisée, humiliée, abandonnée par sa famille, sans espoir, aigrie, elle devient acariâtre et vindicative, pousse le fils à soutirer de l’argent au père pour améliorer sa propre situation. L’enfant est manipulé et reste tiraillé entre les parents. Certains en profitent, d’autres pas. Les fils tentent de trouver un sens à leur dérive intérieure, la pire, celle que l’on ne peut jamais arrêter.

Ce fut en mettant le pied à terre que je reçus le premier coup de poing sur mon épaule gauche. J’essayai de repousser mon frère, mais il se mit à m’asséner des coups de poing au visage que je m’efforçais d’esquiver tant bien que mal. Père qui assistait à la scène demanda à mon frère de m’entraîner vers la rivière afin que le bruit de l’eau se heurtant contre les pierres étouffe mes cris dont le registre aigu lui rappelait sans doute ceux de maman. (p.43)

Extrêmement troublant le portrait qu’esquisse Castillo Durante des hommes et des femmes. Leurs travers prennent d’autant plus d’importance dans ces courts textes (il y en a soixante-trois) qu’il ne vous laisse jamais le temps de reprendre votre souffle. Une véritable mitraille qui frappe en pleine poitrine. J’ai dû interrompre souvent ma lecture, ayant l’impression de vivre une agression. C’est peut-être le problème de ces récits très brefs qui reprennent sans cesse un même sujet. La charge est sans pitié.
Un peu étourdissant, mais en même temps une sorte d’exorcisme qui laisse le lecteur, tout comme l’écrivain, j’imagine, un peu abasourdi. Des reprises, des recommencements pour mieux sentir les obsessions venues de l’enfance, d’un monde extrêmement polarisé où il n’y a jamais de partage entre les hommes et les femmes.
Daniel Castillo Durante ne cesse de parcourir cette enfance qui le hante, oscillant constamment dans ses romans entre le Nord où il fait sa vie et le Sud qui a marqué son imaginaire. C’est peut-être la punition des migrants que de devoir transporter une histoire terrible sans jamais pouvoir s’en débarrasser. Ils resteront des étrangers dans le pays d’adoption et le pays d’origine. Une situation difficile qui fait des personnages de Daniel Castillo Durante des errants, toujours en quête d’un ancrage, d’un père qui ne cesse de fuir et de décevoir. L’œuvre de cet écrivain nous donne souvent à voir l’envers du monde. Ils ne s’attardent guère au Québec et parcourent les continents sans jamais arriver à s’arrêter. Il y a une étude fort intéressante à réaliser sur cette dérive qui marque les œuvres des écrivains migrants. Ils sont des fantômes, des survenants qui ne peuvent jamais s’installer. C’est peut-être une condamnation ou une fatalité. Comment savoir ?

ÉTRANGERS DE A À Z de DANIEL CASTILLO DURANTE est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, numéro 163.

PROCHAINE CHRONIQUE : Télésérie de HUGO LÉGER paru chez XYZ Éditeur.

lundi 15 août 2016

Victor-Lévy Beaulieu sous la loupe des universitaires

Photo Pierre Demers
C’EST PLUTÔT RARE de trouver des études consacrées à un écrivain du Québec, surtout quand il est encore vivant et qu’il continue de nous étonner après quatre-vingts publications et plus. C’est le cas de Victor-Lévy Beaulieu qui a vu des chercheurs se regrouper sous l’impulsion de Jacques Pelletier, un spécialise de l’œuvre de l’écrivain de Trois-Pistoles, pour créer La société d’études beaulieusiennes à l’automne 2009. Ces femmes et ces hommes étudient différents volets de l’œuvre monumentale de cet écrivain. Je suis membre de cette société, parce que j’admire le travail de Beaulieu qui a été mon éditeur pendant de nombreuses années, sans pour autant participer à leurs recherches et leurs rencontres. Les cahiers en sont à la cinquième publication et c’est toujours un plaisir de s’attarder à ces textes qui ouvrent des portes et vous font mieux comprendre cette oeuvre gigantesque. Une belle manière de nous faire revenir sur certains ouvrages et mieux les saisir. Parce qu’il y a toujours une première lecture, un repérage, je dirais, et l’autre démarche où l’on prend la peine d’étudier un aspect en particulier, les personnages, les idées de l’écrivain, ses obsessions et son écriture.

Les spécialistes de Victor-Lévy Beaulieu cernent peu à peu ce véritable continent littéraire et leurs recherches donnent des outils précieux au lecteur qui ne se contente pas de surfer sur une histoire. Actualités de Victor-Lévy Beaulieu, Politiques de Victor-Lévy Beaulieu, Victor-Lévy Beaulieu en comparaison, Le sexe et le genre et enfin La clôture du texte à « l’épreuve des Voyageries ». Chacun des cahiers regroupe les réflexions de cinq ou six chercheurs qui s’attardent à un aspect particulier de l’œuvre de Beaulieu et publient aussi certaines recensions d’ouvrages récents. Les numéros ont été dirigés par Sophie Dubois et Michel Nareau, Alexis Lussier et Karine Bosso, Emmanuelle Tremblay, Isabelle Boisclair et Jacques Pelletier. Le dernier est sous la direction de Stéphane Inkel.
Cette « enquête » est loin d’être terminée et il faudra de la patience pour faire le tour de l’œuvre polyphonique de Beaulieu. Comment donner une vue juste de l’écrivain qui a écrit des dizaines de romans, des contes, des biographies, du théâtre et des milliers de pages de téléromans ? Il y a aussi ses missives aux médias et il ne faut pas oublier, depuis un certain temps, ses écrits dans les médias sociaux. Un touche-à-tout pas facile à cerner.

LE QUÉBEC

Dès ses premières publications, l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu s’est collée à l’histoire du Québec, au projet politique qui veut faire un pays de La Belle province. Une idée qui repose sur la grande et petite histoire, des figures incontournables comme celle de Papineau, des défaites, celle des Patriotes en 1837-1838, les hésitations et les soubresauts du Parti québécois avec la tenue de deux référendums qui se sont soldés par un échec. L’écrivain n’a jamais caché ses idées et il les a fait connaître par ses œuvres et ses nombreuses interventions dans les médias. Il prône l’indépendance et tout récemment encore, il donnait son appui à la candidate Martine Ouellet dans la course à la direction du Parti québécois.
Ce « Québec incertain » comme l’écrivait Jacques Ferron, ce Québec toujours en train de jongler avec des formules gagnantes hante l’écrivain et éditeur. À croire que les Québécois souhaitent devenir une nation sans prendre la décision tellement ils sont habitués à ce que l’on décide pour eux. Ce n’est pas pour satisfaire Beaulieu qui aime les choses claires, du moins de ce côté-là des choses, et qui n’a jamais caché son admiration pour l’approche d’un Jacques Parizeau.
Cette question porte son œuvre et marque particulièrement les principaux personnages qui sont touchés dans leur corps et leur tête. Ils sont souvent diminués, handicapés par ce manque d’être, guettés par la folie et la démence. Comment être en n’ayant pas d’identité ? Plusieurs romans sont difficiles parce que ces « débris humains » dans aBsalon-mOn-gArçon (il y a toute une histoire dans la présentation graphique de ce titre) ou Je m’ennuie de Michèle Viroly peuvent repousser. Les personnages deviennent de véritables bêtes qui ne savent que satisfaire leurs pulsions, roulant, rampant sur le sol comme le BOA que l’on trouve dans les lettres en majuscules du titre aBsalon-mOn-gArçon.
Que ce soit dans la Saga des Beauchemin, La Grande Tribu ou Les Voyageries, nous retrouvons cette défaillance héréditaire qui marque l’homo sapiens de Terre Québec.
Abel Beauchemin, le double de Beaulieu (intéressant la concordance des noms. Beau lieu et Beau chemin) l’écrivain cherche à faire surgir le pays dans sa pensée et la réalité. Il doit écrire la Grande Oeuvre, le Graal qui va secouer les piliers du « pays pas encore un pays ». La force de l’écriture parviendra alors à donner une cohérence au Québec qui s’affirmera dans « toutes ses grosseurs » et touchera enfin « la veine noire de sa destinée ».

CATHÉDRALE

Je n’ai qu’à regarder ma bibliothèque pour comprendre la place qu’occupe Victor-Lévy Beaulieu dans la littérature du Québec. Dans mon Pavillon d’écriture, qui sert aussi de bibliothèque, juste à la droite de ma table de travail, son œuvre occupe trois rayons des étagères. Une œuvre imposante par le nombre, la diversité et les différentes éditions. Pas un autre écrivain ne demande autant d’espace.
Beaulieu m’a marqué et influencé depuis ma première publication. J’ai fait de l’écrivain un personnage qui hante mon prochain roman Presquil qui couvre l’année 1980, l’année du premier référendum. Beaulieu est le modèle de mon personnage Presquil. Il ne cesse de relire l’essai-poulet portant sur Jack Kerouac, peut réciter le texte de la première à la dernière page. La connaissance du passé est particulièrement importante chez Beaulieu. Il combat la perte de mémoire dans son œuvre par tous les moyens, se moquant de la psychologie qui est là pour priver les personnages de leur passé et de leur révolte. Beaulieu est le héros de mon personnage, mais aussi celui qui fait obstacle à sa propre écriture.

AVENTURE

Les cahiers s’aventurent dans cette cathédrale et nous en dévoilent peu à peu les assises, des aspects méconnus et souvent passés inaperçus. C’est là un travail nécessaire et exemplaire pour qui aime la littérature, celle qui compte, qui veut réfléchir à une œuvre qui marque notre époque et qui est, sans aucun doute, la plus importante de notre littérature. L’oeuvre de Beaulieu n’est pas une œuvre de lecture, mais de relectures.

Cette double optique, à la fois bilan et ouverture (la question nationale, la construction d’une mythologie, l’œuvre impossible, l’invention langagière, la culture populaire, etc.) et de l’envisager selon des méthodes et des approches nouvelles (la génétique, le positionnement, la philosophie foulcadienne, etc.) (Carnet 1, p.12)

Et il y a cette part belle de son écriture, la plus aimée et la plus louangée, celle où Beaulieu va à la rencontre des écrivains qui ont marqué leur époque. Il montre ainsi sa grande érudition et sa passion pour les écrivains. Victor Hugo, Jack Kerouac, Herman Melville, James Joyce, Voltaire, Léon Tolstoï, Friedrich Nietzsche. Il faudra bientôt ajouter Mark Twain à cette liste. Au Québec, Jacques Ferron et Yves Thériault ont retenu son attention.
Beaulieu a toujours manifesté un immense respect envers l’œuvre de Jacques Ferron qu’il considère comme le grand écrivain du Québec, son père en littérature. Il faut lire l’essai de François Ouellet pour en savoir plus. Grandeur et misère de l’écrivain national explique bien les liens réels et imaginaires qui existent entre les deux écrivains. Les véritables modèles ou les pairs de Beaulieu échappent cependant, la plupart du temps, aux frontières du Québec et à l’enfermement des Québécois dans leur « fatigue culturelle ».
Il faut trouver le pas et la respiration des grands écrivains pour se hisser à leur hauteur, s’approprier leur génie, les dépasser peut-être, s’installer dans son corps, son esprit et la terre de ses origines.

Pour qu’il y ait un projet, il faut l’identification du soi avec la passion ; et quand les deux forment une paire indissociable, l’obsession devient un fouet qui te force au travail, à la patience du travail, à la persévérance du travail. Une seule idée suffit. (La Grande Tribu, p.409)

Pas étonnant de voir que ceux qui réussissent l’indépendance dans La Grande Tribu sont des éclopés, des lésionnaires, des perdus et des blessés. Tous les personnages de Beaulieu sont guettés par la folie, la démence, l’alcoolisme et les passions déviantes.

SEXE ET GENRE


J’ai beaucoup aimé le Cahier 4 portant sur « le sexe et le genre », le rôle de la femme dans l’œuvre de Beaulieu et la menace qu’elle représente pour le mâle, surtout du côté de la mère castratrice. Il en parle d’abondance dans James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots.

Comme être sexué, la femme représente pour l’homme une menace, un danger, en tant que figure d’une éventuelle trahison, répétant ainsi un crime mythique dont l’origine remonte à la nuit des temps et en tant aussi bien sur que potentielle castratrice pouvant le dépouiller de sa virilité. (Carnet  4, p.16)

La sexualité, le regard souvent misogyne de Beaulieu, malgré des propos qui peuvent sembler féministes et d’avant-garde, joue un rôle important. La femme est un témoin, un regard qui fait naître le monde. Elle est là pour accompagner Abel ou satisfaire les besoins sexuels du mâle reproducteur.
Samm, l’Indienne, la femme des origines, devient le regard « qui se pose sur toute chose » et qui fait le texte d’Abel. Parce que l’écriture de Beaulieu n’existe que s’il y a un témoin, une femme de préférence, qui souffle dans le cou de l’écrivain et lit les mots qui débordent sur les grandes feuilles de notaire. Elle donne une réalité au texte, je dirais. C’est aussi le rôle que la femme joue dans notre société en étant celle qui participe aux événements littéraires et qui lit les écrivains et les écrivaines. C’est elle aussi qui a porté l’éducation au Québec tout au long de notre histoire. Elle est celle qui « offre » pour ainsi dire le texte à l’écrivain. Figure d’ange, de diable, de sainte et de dévergondée, elle permet à l’œuvre de Beaulieu de venir au monde.

CAHIER 5

Le dernier cahier s’attarde à l’impossibilité d’écrire dans « un pays qui n’est toujours pas un pays ». Comme se dire quand nous sommes une absence sur la carte du monde et que nous nous recroquevillons dans un trou noir. Nous sommes des Canadiens sans l’être, des Québécois dans un pays inexistant, une province parmi d’autres, une société distincte qui ne sait comment se différencier. Un Non-Québec comme l’écrivait Jean-Pierre Guay. Être et ne pas être, voilà la terrible question.
Beaulieu, dans Le cycle des Voyageries, est écrasé par le poids de cette fatalité et n’arrive pas à esquisser l’œuvre englobante. Abel repousse constamment le projet de La Grande Tribu, incapable d’arriver à ses fins parce que pour réaliser son projet, il doit appartenir à un pays. Toute la série de volumes qu’il écrit sera des faux romans, des substituts qui empêchent la venue de l’œuvre totalisante qui ne peut s’écrire que dans un Québec devenu enfin un pays. Beaulieu croit qu’en mettant le Québec au cœur de son œuvre, il va finir par le faire exister. L’écriture est une sorte de Graal qui peut transformer la réalité.
L’écrivain, las de ces refus, s’abandonne et rêve la société selon le modèle d’Athènes. Ce sont les réfugiés du monde, les éclopés qui se retrouvent dans Antiterre pour fonder la nouvelle Terre promise, la démocratie totale sous l’œil de l’écrivain qui règne avec sa campagne Calixthe Béyala sur ses ouailles comme un sage. Il en sera de même dans 666 Friedrich Nietzsche où Beaulieu renonce à l’écriture et retrouve la parole première, l’oralité, le temps des légendes et des mythes. Il raconte Friedrich Nietzsche à Samm qui ne se tient plus derrière son épaule, mais devant. Là encore, dans le conte, il faut un témoin pour que le contact se fasse et que la parole soit. Une parole qui n’est pas entendue n’existe pas.

RENCONTRE

J’ai particulièrement aimé les œuvres à nulle autre pareille que sont Monsieur Melville, Jack Kerouac, James Joyce, le Québec et les mots et 666 Friedrich Nietzche. Des œuvres remarquables, démesurées, envoûtantes pour ne pas dire inimaginables. C’est un véritable défi de lecture que propose VLB dans ces rencontres.
Il faut lire les cahiers Victor-Lévy Beaulieu pour qui s’intéresse au plus grand écrivain québécois. L’œuvre de Beaulieu est comme ces métaux précieux qui gisent sous terre et que nous ne pouvons atteindre que par un travail sérieux et méthodique.
Je me promets toujours de le relire, mais il faudrait prendre une année sabbatique et mettre sa vie entre parenthèses. J’hésite, parce que je ne suis pas certain d’en revenir indemne. Et j’attends impatiemment son Mark Twain, une autre belle aventure avec un écrivain qu’il aime et qu’il a fréquenté, je n’en doute pas. Il est fort heureux que des enseignants et des chercheurs explorent cette oeuvre unique au Québec et si méconnue du grand public.

LES CAHIERS VICTOR-LÉVY BEAULIEU sont parus chez NOTA BENE.

PROCHAINE CHRONIQUE : ÉTRANGERS DE A À Z de DANIEL CASTILLO DURANTE paru chez Lévesque Éditeur. 

dimanche 14 août 2016

Claude Le Bouthillier ou le devoir de se souvenir


Ce pays dont les frontières sont
partout et la capitale nulle part.


L’ŒUVRE DE CLAUDE Le Bouthillier se moule à l’histoire de l’Acadie. D’abord la période des grands élans avec la présence française, le Big Bang de la conquête par les Britanniques et la déportation en 1755. Suivra l’éparpillement, la désintégration et la pénible errance avant de retrouver l’être premier par le rêve, la découverte du passé et le retour dans les terres de tous les possibles. C’est aussi l’histoire personnelle de l’écrivain qui s’amorce avec l’arrivée du premier Le Bouthillier en terre d’Amérique en 1740 et qui tressera sa lignée jusqu’à l’époque contemporaine. Un véritable voyage dans le temps qui permet de vivre aux rythmes des marées et des malheurs qui ont secoué ce peuple.

Tout commence avec Joseph Le Bouthillier. Un nom prophétique peut-être comme celui du père du Christ, l’époux de Marie. Il ne résiste pas longtemps aux charmes d’Angélique, une Mi’kmaque « élancée » qui va « torse nu, bronzée, arborant fièrement un collier de wapum ». C’est l’amorce d’une belle histoire d’amour, la rencontre de deux peuples et de deux mondes, la cohabitation avec les Mi’kmak et surtout le tournant, le débarquement des Britanniques et le Grand Dérangement où des familles seront décimées, marquées par la faim, la maladie et la mort. Comme si la fatalité s’acharnait sur ce petit peuple fidèle à sa langue, ses croyances et ses origines.
Les romans de Le Bouthillier sillonnent les provinces maritimes, s’attardent à l’âge d’or de cette poignée de francophones avec des héros mythiques comme Beausoleil-Broussard. Les déportations (on parle de 8000 à 10 000 personnes) enverront des familles aux États-Unis et même en Amérique du Sud. Cette décision barbare changera la population de l’Est du Canada et hantera les descendants de Grand-Pré.
L’écrivain de Bas-Caraquet renoue avec ce passé dans ses oeuvres, rêve une Acadie qui se relève de ses cendres pour jouer un rôle unique dans le monde de maintenant. Il ose inventer une nouvelle patrie qui rejette ses peurs et ses craintes ataviques, séquestre même le pape pour arriver à se faire une place dans le répertoire des nations. Voilà qui fait l’originalité de ce Diogène contemporain qui va à la recherche de l’Acadien de maintenant en fouillant le passé et en explorant l’avenir.

TÉMOIGNAGE

Un mois de lecture et de relectures pour m’orienter dans le travail remarquable de cet écrivain fort connu dans son pays. L’impression souvent de circuler dans une cathédrale qui multiplie les autels et les grands tableaux qui vous ouvrent les portes d’une autre dimension. J’ai particulièrement été touché par sa fidélité à son coin de terre, à son peuple vaincu et dispersé, cette population qui hésite entre les regrets, la tentation de la révolte, coupable d’avoir été trop soumise et obéissante, sachant aussi que la rébellion n’aurait fait qu’empirer la situation.
Et surtout ces histoires d’amours pleines d’embûches, de ruptures et de retrouvailles, de coups de foudre et de longues traversées du désert. Des passions à l’image de ce pays qui a connu l'époque de tous les espoirs, la désintégration et la perte de son « moi profond ». Parce que l’œuvre de Le Bouthillier nous dit que le vivant a besoin d’un lieu, d’une langue, d’un espace dans sa tête et son cœur pour s’épanouir et être dans toutes ses dimensions.
Ses grands romans historiques suivent la descendance de Joseph et Angélique en France, en Angleterre, sur l’île de Jersey, aux Malouines et en Louisiane, sans oublier Montréal et Québec.
Une histoire tragique qui hante bien des écrivains acadiens et marque leur imaginaire. Ils se sentent investis du difficile devoir de se souvenir et de garder vivante leur langue pour affirmer leur identité. Chaque livre devient le cri d’un enfant qui se met au monde et répète que demain n’est possible qu’en marquant le présent. Pélagie-la-Charrette d’Antonine Maillet a fait connaître cette tragédie au monde francophone avec le prix Goncourt en 1979.
Claude Le Bouthillier va plus loin que madame Maillet et ne se contente pas d’arpenter les chemins du souvenir. Les héros de cet écrivain ne trouvent la paix qu’en « réinventant » le pays. L’Acadie permet à l’individu, après toutes les errances et les oublis, de se ressourcer, de trouver un regard et une cohésion qui donne sens à la vie. Tous vivent l’exil, une traversée du désert où l’âme s’étiole et s’échiffe, un retour sur les côtes de l’Atlantique pour se ressourcer à l’air salin et aux embruns des grandes marées. Un instinct les pousse comme celui qui pousse les ouananiches à revenir sur les lieux de leur naissance pour se reproduire avant de mourir dans le silence et la paix des origines.

LES DÉBUTS

L’écrivain a effectué un travail colossal pour reconstituer la vie des premiers Acadiens, ceux qui ont dû apprivoiser un monde de forêts et de battures avec l’aide des Mi’kmak et des Malécites. Chasseurs, trappeurs, bûcherons, pêcheurs, commerçants et explorateurs vivent selon les rythmes des saisons et les humeurs de la mer. Le romancier se livre à une démarche ethnologique exceptionnelle pour décrire ce pays de façon époustouflante dans Le feu du mauvais temps, Les marées du Grand Dérangement ou Le Borgo de l’écumeuse, les pièces maîtresses de son œuvre. Il ne se contente jamais de son Caraquet natal, mais sillonne le pays de L’Ile-du-Prince-Édouard à la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick aux bayous de la Louisiane. Il se sent investi d’une terrible responsabilité. Il ne peut oublier ces hommes et ces femmes réduits à l’état de bétail, ces lointains parents repoussés par certains Étasuniens qui refusaient de les voir mettre pied à terre, ces réfugiés de la mer, ces pestiférés dont personne ne voulait. Il se sent comme le mage qui se donne la responsabilité de rassembler le troupeau pour le mener vers les pâturages des origines où la survivance est possible.

THÉRAPIE

Les personnages de Claude Le Bouthillier basculent souvent dans la folie et les excès, errent longtemps dans leur tête et sur le continent avant de « revenir au monde ». Ils ont mal à l’âme et doivent retrouver leur passé pour voir une forme de paix et de certitude. Le pays est en eux et hors d’eux.
Joseph oscille entre Émilie et Angélique, cherche ses origines au risque de se perdre dans l’histoire des ducs de Bretagne, finit par trouver la paix après toutes les errances. Le Graal, la source de vie, se trouve en Acadie, près du Bocage ou juste un peu plus loin. Édouard court pendant des années derrière la belle Cristal-de-mer.  Des amoureux d’une fidélité de sentiments à toute épreuve malgré certaines faiblesses de la chair.
Que se soit Joseph, Agénor, Poséidon ou Angéline, tous passent par ces épreuves avant de s’arracher à l’oubli. Que de recherches, d’errances, de doutes et de douleurs ! Certains creusent le sol pour découvrir des artéfacts, ressusciter un bout de leur histoire ; d’autres parcourent le territoire comme Jaddus pour prêcher comme Jean le Baptiste pour faire arriver le pays et redonner corps au présent. Ils sont guidés par un instinct qui vient du fond des âges et une pulsion souvent incontrôlable. Ils ont la foi des mages qui se laissent guider par une étoile qui leur permettra de retrouver leurs origines et celles d’un peuple que l’on a empêché d’être.
L’Acadie devient le véritable personnage de Le Bouthillier. La terre garde des secrets, enseigne et berce ceux qui savent tendre l’oreille. La mer ressasse sans cesse les douleurs et les rêves. Il suffit de trouver le lieu et de se placer en état d’être. Après, il sera toujours temps d’accorder le violon pour s’étourdir dans une complainte. Alors le présent se déploie dans toutes les fragrances du passé et du ravissement.

LUCIDITÉ

Malgré le rêve, la longue marche identitaire de la plupart des héros, malgré les entourloupettes qu’invente le romancier dans ses romans futuristes, Le Bouthillier garde une belle lucidité face au devenir des Acadiens. Il se permet des propos durs dans plusieurs de ses ouvrages, dénonce l’esprit de clocher et les divergences qui séparent les tribus du Nord et du Sud. Il se permet un pas de côté et écrit de véritables manifestes avant de reprendre le fil de son récit. Comment ne pas craindre pour l’avenir de ces francophones qui abandonnent femme et enfants pour aller besogner dans l’Ouest canadien ? Tous savent que cela ne peut durer et que c’est peut-être un dernier hoquet avant la dislocation.
Le Bouthillier, cependant, est un incorrigible rêveur. Malgré les contours flous et inquiétants du présent, l’écrivain n’hésite jamais à imaginer un pays qui devient le centre du monde. L’Acadie permet de sauver la planète et la race humaine dans Tuer la lumière. L’image du Christ, qui meurt sur le Golgotha avant de ressusciter, se profile dans cette œuvre foisonnante. Il en profite alors pour secouer les périls qui menacent la planète. Le réchauffement du climat, la pollution et les mers devenues des cimetières avec la pêche commerciale trouvent une place dans ses écrits. Tous ses romans d’anticipation donnent un rôle primordial à l’Acadie, comme si elle était investie d’une mission et devait indiquer à l’humanité la direction à prendre. Le pays alors devient un pivot qui permet de sauver la race humaine et de se dire au monde.

EXPLORATION

Ce territoire, l’écrivain le sillonne par les mythes, les légendes, les événements qui ont changé la marche de son peuple. Il s’attarde à la navigation, le travail de la terre ou encore les belles réjouissances pour célébrer la Gougou qui hante les esprits. Il est facile de préparer un repas invraisemblable juste à lire les descriptions d’agapes gargantuesques.
Et que dire de son amour des mots, des expressions juteuses qu’il prend plaisir à chanter sur tous les tons en parlant de la pêche, de la mer ou encore des vagues qui se cassent sur la côte par temps de froidure, ou pendant l’embellie de l’été quand la brise se fait tendre comme « la peau satinée » d’une femme. Il peut alors sortir son Stradivarius et chanter, danser, boire et giguer sur le présent en tenant le futur par la taille. La poésie le sert bien dans ces élans un peu nostalgiques où l’écrivain s’abandonne au plaisir de dire et d’occuper toutes les surfaces de son corps.
Il arpente Caraquet la grande, sa terre de toutes les prédilections et de tous les imaginaires, les territoires qui vont de l’ancienne forteresse de Louisbourg à Ristigouche où s’est joué le sort de l’Amérique française. Il va par les Iles de la Madeleine, Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse, Saint-Pierre et Miquelon et même l’île de Jersey qui prendra de l’importance avec la famille Robin, ces capitalistes intraitables qui tiendront le pays dans leurs griffes à l’image de William Price dans le Bas-du-Fleuve et au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Un asservissement par l’endettement et l’éducation qu’on leur refuse. Le clergé aura longtemps la même attitude au Québec en imposant un enseignement qui se résumait à l’apprentissage des interdits de l’Église.

COMBAT

L’écrivain se transforme en historien, en ethnologue, en rêveur pour décrire, avec une justesse remarquable, les outils que les gens utilisaient pour le travail de la terre ou encore aller en mer pour le homard, l’éperlan et la morue. Il étonne par ses connaissances bibliques ou ses savoirs scientifiques dans ses œuvres d’anticipation, arrive à nous faire croire à ses plus délirantes fantaisies. C’est un véritable Melquiades qui fait surgir des mondes des poches de son manteau, dit la vérité en s’étourdissant dans ses menteries comme le répétait ma mère.
Le feu du Mauvais Temps, Les marées du Grand Dérangement ou Le borgo de l’Écumeuse envoûtent. Complices du silence et Isabelle-sur-mer plongent le lecteur dans l’histoire d’une Amérique méconnue. Cette fresque permet d’imaginer l’Acadie dans des temps futurs. Babel ressuscitée répond à ce désir de survie tout comme L’Acadien reprend son pays. Tuer la lumière, un véritable suspense, permet à son pays de jouer un rôle essentiel et nous transporte au Vatican où se décide le sort du monde.
Toute l’œuvre de Claude Le Bouthillier témoigne d’une lutte pour la survie d’une langue de plus en plus indécise, l’avenir de ce peuple que l’on a voulu biffer de la terre. Un modèle d’écrivain conscient et responsable. J’aime sa loyauté, le devoir de mémoire qui marque son œuvre. Il faut se souvenir, rêver, connaître ses racines pour mieux comprendre ses travers et ses hésitations. C’est plus qu’un travail d’écrivain auquel se livre le romancier, il se fait éveilleur de conscience et sonneur de cloches. Le passé oui, mais aussi l’avenir par le songe pour donner une leçon au monde. Parce que vivre, c’est faire des projets et se souvenir. Pas d’avenir sans passé et pas de présent sans l’espoir et le rêve.


BIBLIOGRAPHIE

L'acadien reprend son pays, Moncton, Éditions d'Acadie, 1977, 130 pages.
Jour de Grâce, (Version théâtrale de L’acadien reprend son pays) Les éditions de La  Grande Marée.
Isabelle-sur-mer, Moncton, Éditions d'Acadie, 1979, 160 pages.
C'est pour quand le paradis, Moncton, Éditions d'Acadie, 1984, 246 pages.
Le feu du mauvais temps, Montréal, Québec-Amérique, 1989, 448 pages.
Les marées du Grand Dérangement, Montréal, Éditions Québec-Amérique, 1994, 367 pages.
Le Borgo de l'écumeuse, Montréal, XYZ Éditeur, 1998, 215 pages.
Tisons péninsulaires, Tracadie, Les éditions de La Grande Marée, 2001, 89 pages.
Babel ressuscité, Moncton, Les Éditions de la francophonie, 2002, 172 pages.
Complices du silence ?, Tracadie, Les éditions de La Grande Marée, 2004, 211 pages.
Phantom Ships, Montréal, XYZ éditeur, 2004, traduction anglaise du Feu du mauvais temps.
Karma et coups de foudre, Montréal, XYZ éditeur, 2007, 127 pages.
La mer poivre, Tracadie, Les éditions de La Grande Marée, 2007, 75 pages.
Éros en thérapie, Montréal, XYZ éditeur, 2010, 296 pages. 
La terre tressée, Les éditions de la Grande Marée, 2011, 112 pages.
Caraquet la grande, Les éditions de La Grande Marée, 2012, 240 pages.
Sekoutomeg, Les éditions de La Grande Marée, 2014, 75 pages.
Tuer la lumière, Les éditions de La Grande Marée, 2015, 310 pages.