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lundi 14 juillet 2014

François Ouellet s’attarde à Ferron et VLB

ILS SONT RARES LES lecteurs qui savent aller au-delà de l’histoire et des personnages d’un écrivain. François Ouellet est l’un de ces curieux à qui rien n’échappe. Il prend le temps de s’attarder dans l’œuvre d’un écrivain, arrive à dévoiler le pourquoi d’une démarche, le questionnement qui le fait aller d’une publication à l’autre. La tâche était immense avec Jacques Ferron et Victor-Lévy Beaulieu. On connaît la fresque quasi inextricable de son œuvre immense. François Ouellet s’aventure dans cette jungle en s’accrochant à un fil qui révèle le questionnement de l’auteur des Trois-Pistoles et l’un de ses modèles, Jacques Ferron.
  
Les écrivains, qu’ils le veuillent ou non, sont tributaires de ceux qui les précèdent. Ils prennent le relais en quelque sorte et participent à une seule et immense œuvre qui se nomme littérature. Jacques Ferron éclaire le travail de Victor-Lévy Beaulieu, en est la source dans une certaine mesure. L’un ne saurait être sans l’autre. Une écriture soudée par une thématique, une obsession je dirais qui permet de comprendre les deux écrivains.
Ferron était préoccupé par la question nationale et l’avenir du Québec, ce pays incertain qui n’arrive toujours pas à s’affirmer comme nation. Et ce malgré des partis politiques qui mettent la souveraineté au cœur de leur programme depuis près de cinquante ans. De quoi désespérer pour un François Ouellet qui ressent une énorme fatigue, celle de Jacques Ferron, devant les hésitations des Québécois de plus en plus imprévisibles, prêts à toutes les dérives. Les dernières élections sont assez représentatives de ce grand naufrage collectif qui semble nous guetter.

Quant à moi, je veux bien, s’il le faut, en continuant à lire Ferron, tenir le pari de la posture mélancolique. Après tout, comme l’écrit Victor-Lévy Beaulieu dans son livre sur Ferron : « Mais on ne sort de la fatigue que par une plus grande fatigue encore. Et c’est de cette nouvelle fatigue-là que je vais survivre, ne méritant pas mieux de toute façon » (DF : 48). Sortir de la fatigue, ce sera inévitablement opérer un retour à Ferron. (p.17)

François Ouellet, dans une préface admirable, démontre bien la lassitude, la fatigue peut-être qui fait désespérer les intellectuels du Québec, explique aussi leur silence.

Le pays

La question nationale est au cœur de l’œuvre de Ferron et s’impose particulièrement dans Le ciel de Québec, un roman qui a connu un succès mitigé à sa parution et que Victor-Lévy Beaulieu considère comme une œuvre de la plus haute instance. La grande œuvre québécoise.
La question que François Ouellet répète tout au long de son essai : comment être écrivain dans un pays qui refuse de devenir un pays ? Comment être un écrivain national dans une nation qui n’existe pas ? Ferron n’a cessé de jongler avec cette question qui a fini par le museler.
L’auteur de La charrette invente une formule intéressante. Pour que le pays existe, il faut que le père guide le fils et l’aide à devenir père à son tour. L’écrivain a besoin d’un père qui lui permet d’écrire et de devenir écrivain. Mais pour que ce soit possible, il faut vivre dans un pays normal qui fait entendre sa voix parmi les nations.
Si le pays n’existe pas ou refuse de faire son indépendance, la question ne tient plus. Il faudrait alors symboliquement que le fils prenne la place du père pour s’affirmer et que le père devienne le fils. Ça peut paraître un peu tordu à première vue, mais cela se tient.
Simplement, Ferron tout comme Beaulieu affirment que pour être écrivain, un homme, il faut être père, devenir un guide qui transmet une tradition ou une manière de vivre et de faire au fils. Si le père refuse d’être père, quelle vie peut envisager le fils ?

Dans la dynamique du complexe paternel ferronien, l’écrivain reprend les choses en main à partir de son père et se rend jusqu’au-delà de son fils, à qui il trace la voie d’un dépassement plus grand que celui qu’il aurait lui-même effectué par rapport à son père. C’est ainsi que le politique englobe le personnel, en parachève le sens et inscrit le devenir dans une forme d’espérance. (p.45)

Une question essentielle chez Ferron qui désespère après Octobre 1970 et surtout après l’échec du référendum de 1980 où le Québec refuse d’accéder à l’indépendance. Il est condamné en quelque sorte à demeurer un écrivain mineur à cause de ce pays qui ne veut pas être un pays. Affirmation que contestera Victor-Lévy Beaulieu. Autrement dit, Beaulieu cherche un père chez Ferron, un titre que réfutera l’auteur des Confitures de coings même s’il reconnaît le talent de Beaulieu.

La question

François Ouellet suit ce fil conducteur qui permet de comprendre l’œuvre de l’écrivain des Trois-Pistoles. Il s’attarde à ses premières parutions, surtout à Monsieur Melville qui permet à l’écrivain d’atteindre un sommet. Beaulieu a besoin de pères en littérature et devant le refus de Ferron, cherchera du côté d’autres écrivains qui deviendront ses modèles et des guides. Il y aura Victor Hugo, Jack Kerouac, Herman Melville, Jacques Ferron et surtout James Joyce par qui Beaulieu parviendra à exprimer la quintessence de sa pensée et de son œuvre, à être le grand écrivain national qu’il a toujours voulu être.
En fréquentant les grands écrivains, Beaulieu parvient à leur niveau et surtout, peut-être, arrive à les dépasser. James Joyce lui permettra d’atteindre une plénitude, une maturité et une force inégalée. Plus le père est immense, plus le fils a des chances de s’élever. James Joyce a tout pour fasciner Beaulieu. L’auteur de Gens de Dublin et d’Ulysse est né dans un pays qui a bien des similitudes avec le Québec. L’Irlande a été conquise par les Britanniques tout comme le Québec et elle lutte pour son indépendance sans parvenir à ses fins. James Joyce créera le pays par une écriture singulière, unique. Il le forcera à exister parce qu’il le pousse dans de grandes œuvres littéraires. Démarche que Victor-Lévy Beaulieu fera sienne.
Pour arriver à être le grand écrivain national, il faut que le fils prenne la place du père et que le père s’efface. Ce qui se produira dans le James Joyce, le Québec et les mots. Le père meurt et Abel devient père par une sorte de transsubstantiation qui demeure inexplicable pour qui n’est pas conscient de cette démarche.

Nouveau regard

Lecture éblouissante que celle de François Ouellet, sentie, forte et convaincante. Un travail colossal qui m’a donné un nouvel éclairage sur l’œuvre de Beaulieu et Ferron. Je lis Victor-Lévy Beaulieu depuis ses débuts. Pourtant, François Ouellet m’a donné l’impression d’avoir souvent mal compris cet écrivain que j’apprécie au plus haut point.
Surtout, son essai a provoqué un retour sur les ouvrages que j’ai publiés à partir des années 70. Victor-Lévy Beaulieu amorçait sa carrière en même temps que moi et a été mon premier éditeur. La question nationale était au cœur de l’Octobre des Indiens et elle s’est imposée dans les ouvrages qui ont suivi. La question du père qui devra céder la place à la fille constitue la trame de mon roman Le violoneux. L’affirmation de soi et du pays s’impose dans toutes mes publications. Une grande pulsion dont j’étais conscient sans pour autant m’y être trop attardé. L’ouvrage de François Ouellet m’a donné des outils pour mieux comprendre ma démarche d’écrivain. Et surtout, il m’a donné la motivation de retrouver Presquil, ce projet de roman écrit en 1984 que j’ai délaissé pour aller dans toutes les directions. Ce roman gigantesque (le premier jet fait plus de 1600 pages) aborde la question nationale, l’échec du référendum de 1980, l’amnésie d’une société qui n’arrive pas à s’affirmer. Presquil est la synthèse de cette impuissance. Le personnage n’est plus tout à fait un je et de plus en plus un il. Et Victor-Lévy Beaulieu devient le modèle, le père pour ce personnage d’écrivain qui n’arrive pas à écrire dans le pays improbable, à se donner une mémoire.
François Ouellet présente ici un ouvrage essentiel, passionnant, important pour quiconque s’intéresse à la littérature du Québec et aux deux grands écrivains que sont Jacques Ferron et Victor-Lévy Beaulieu. À lire absolument.

Grandeurs et misères de l’écrivain national, Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron de François Ouellet est paru aux Éditions Nota Bene, 33,95 $.

vendredi 13 juin 2014

Claudine Bourbonnais décrit son Amérique

MÉTIS-SUR-MER OCCUPE une place importante dans ma vie. D’abord parce que ma compagne Danielle est née tout près à Saint-Octave-de-Métis et aussi parce que je ne rate jamais une occasion de m’y attarder. Les grands jardins d’Elsie Reford sont un véritable paradis. Et Métis Beach comme on disait autrefois, ce lieu où les riches anglophones venaient s’installer pour l’été, reste fascinant. Des maisons immenses et magnifiques au bord du fleuve, des jardins qui suggèrent la paix et le bonheur. Une enclave unique, un lieu qui illustre bien la situation politique du Québec à une certaine époque.

Tout commence à Métis Beach dans le roman de Claudine Bourbonnais. Les riches anglophones débarquent quand viennent les beaux jours et s’installent dans des domaines où les francophones agissent comme main d’oeuvre. Ils sont serviteurs, hommes à tout faire ou cuisinière ou femmes de chambre. Les jeunes nantis circulent dans de luxueuses voitures, jouent au tennis, s’étourdissent devant des jeunes francophones ébahis. Certains parlent français, établissent des contacts avec les locaux tandis que d’autres méprisent ces Québécois justes bons à servir.
Romain Carrier accompagne son père quand il fait des réparations sur certaines propriétés, prend vite conscience des différences sociales. Cela ne l’empêche pas d’être attiré par Gail, une jeune fille qui réussira à l’apprivoiser. Ce sera le début d’événements qui transformeront sa vie.

L’Amérique

Métis Beach est un microcosme de cette Amérique où l’argent fait foi de tout, où le racisme, l’ostracisme et le fanatisme ne sont jamais loin. Romain en tournant autour de Gail, la fille d’un anglophone raciste et particulièrement violent, franchit une sorte d’interdit. Il y a aussi les sœurs Feldman qui lui feront connaître un monde différent. Dana écrit et Ethel peint.
Métis Beach n’est pourtant qu’une introduction à l’Amérique. Claudine Bourbonnais nous entraîne aux États-Unis pour le meilleur et le pire. Le jeune Romain se retrouve à New York à peine sorti de l’adolescence. Dana le prend sous son aile, lui permet d’étudier et d’échapper à l’indigence. Il croise Moïse, un rêveur, un contestataire qui veut devenir un second Jack Kerouac. Voilà l’Amérique des cinquante dernières années. La guerre du Vietnam, les jeunes qui manifestent et refusent de participer à cette tuerie, la fuite de certains vers le Canada, les artistes qui s’engagent, le mouvement des hippies qui viendra de Californie. Tout un portrait d’une génération qui refuse la violence et la guerre. Tout comme Romain qui se familiarise avec le féminisme et la lutte des femmes avec Dana. Elle prône l’égalité et la libération du joug patriarcal, publie un essai féministe qui causera beaucoup de remous : The Next War. Ce sera une révolution pour le jeune homme qui a fui un village traditionnel et catholique.
 
Portrait

L’Amérique des contrastes, des extravagances. La droite religieuse qui s’oppose à l’avortement et aux droits des femmes, conteste une série télévisée écrite par Romain Carrier devenu Roman Carr. Il affronte des fanatiques pro-vie qui assassineront sa compagne. C’est les États-Unis de Georges Bush qui déclare la guerre à l’Irak après la chute des tours du World Trade Center et la mort de milliers de personnes. Le pays semble pris de frénésie.
Roman Carr se souvient des opposants à la guerre du Viet Nam, des contestataires qui ont fui au Canada. Il proteste et écrit dans le New Yorker. Son passage à une émission de télévision se transforme en un véritable lynchage. Après tout cela, il choisit de revenir à Métis-sur-Mer pour raconter son histoire.
Une image des États-Unis qui fait frémir. Le plus puissant des empires du monde est ébranlé par des fanatiques religieux qui n’hésitent pas à tuer pour défendre des idées indéfendables. Une société où le dialogue et la discussion ne sont plus possibles. Le passage de Roman à cette émission de télévision pour débattre de ses idées est troublant. On ne discute plus dans les médias, on fouille la vie des invités, on exécute à froid devant une foule hystérique. La pensée, la réflexion ne sont plus au rendez-vous. On condamne, on lynche sur la place publique. À faire frémir.
Un roman qui vous secoue, vous blesse, vous enthousiasme et vous fait passer par toutes les gammes de l’émotion. Une Amérique qui ne réussit plus à combattre ses démons, le racisme et le fanatisme religieux, une société qui oublie ses valeurs démocratiques pour imposer ses vues les plus conservatrices et les plus rétrogrades. Terriblement dérangeant et inquiétant.
À lire lentement, en prenant son temps même si l’écriture de madame Bourbonnais vous emporte, à Métis-sur-Mer ou encore sur une plage dans le Maine ou en Gaspésie. Et pourquoi pas au lac Saint-Jean, sur le sable du parc de Pointe-Taillon ? Une révélation que ce premier roman de Claudine Bourbonnais.

Métis Beach de Claudine Bourbonnais est paru aux Éditions du Boréal, 29,95 $.

Quelques citations :

Les moments passés ici avec Dana et sa sœur Ethel ! Dana, penchée sur sa Underwood, ses doigts courant sur les touches, pendant qu’Ethel à son chevalet appliquait à la truelle sur de grands canevas les couleurs qu’elle préparait dans de vieilles boîtes de conserve Heinz. Les sœurs Feldman en création, et la maison respirait le joyeux désordre. (pp.54-55)
« Vos rêves se limitent à un mari et à une belle maison pleine d’enfants, équipée de beaux appareils électroménagers modernes, un mode de vie qui vous comblera affectivement et matériellement. Faut-il voir dans cette nouvelle richesse de l’Amérique un piège pour les femmes ? Les femmes sont-elles les victimes du capitalisme triomphant de l’après-guerre ? » (Des commentateurs outrés la taxeraient de « dangereuse communiste » pour avoir osé écrire cela.) (p.148)
C’est ce qu’ils disent, Dick ! Mais ça n’arrivera que lorsque l’humanité sera lavée de ses péchés. En attendant, ils se donnent la mission de nettoyer cette planète de tout ce qui les rebute : les libéraux, les laïcs, les féministes, les homosexuels. Bref, tous ceux qui ne sont pas eux et ne pensent pas comme eux. Alors, ils investissent le pouvoir, les tribunaux, les écoles : réintroduire la prière dans les classes, faire de la théorie de Darwin une hérésie, éradiquer l’homosexualité, enlever aux femmes le droit à l’avortement. Ces gens-là, Dick, veulent nous faire reculer de vingt ans, supprimer les droits pour lesquels nous avons lutté dans les années soixante, ces années que tu détestes tant mais qui ont quand même fait avancer le monde ! (p.348)

jeudi 29 mai 2014

Louise Portal se met au monde par l’écrit

Une question et les réponses prennent toutes les directions. Pourquoi écrire ? La collection Écrire des Éditions Trois-Pistoles tente de donner des réponses. Une cinquantaine d’écrivains, jusqu’à maintenant, ont accepté de parcourir des chemins étonnants et particuliers. Louise Portal dans La mouvance de mes jours prend le relais avec ses couleurs et ses manières. Sa vie n’a cessé de tourner autour des mots depuis qu’elle a quitté Chicoutimi pour vivre la vie de pensionnaire. Des phrases la suivent, la hantent, viennent habiter son être.

Certains y sont allés d’une boutade. Je pense à Claude Jasmin et Francine Allard. La plaisanterie pourtant n’éclipse jamais la gravité. Comme si l’écrivain devait justifier son existence. C’est comme si on leur demandait avec un petit sourire : pourquoi vivez-vous et comment respirez-vous ?
C’est peut-être la question que Victor-Lévy Beaulieu pose aux écrivains. Quelle est l’essence de votre vie ?

Pour le moment, j’ai plutôt envie d’avancer sur la route de ma vie où l’écriture est devenue prière et méditation quotidienne. Une manière de me déposer chaque matin. Très tôt, avant d’être happée par le tourbillon du monde. Me déposer au cœur des mots et les laisser tracer le chemin de mon cœur à toutes choses. (p.10)

Une manière « de se déposer », d’être au monde, aux choses qui captent l’attention. Pour tromper l’ennui au pensionnat. Louise Portal a treize ans alors et se confie à son journal. Une habitude qu’elle gardera malgré une carrière de comédienne fort enviable. Une manière d’être, de trouver un équilibre et de respirer.

Écrit

Et pourquoi ne pas répondre à l’écrit par l’écrit, se faufiler dans ses romans, son journal, des lettres ? Pas de grandes confidences pourtant. Belle discrétion sur sa vie, sa carrière, l’actrice. Elle se concentre sur cette passion qui fera qu’elle publiera dans la cinquantaine. Il y a eu une pièce de théâtre avant, des chansons, mais la carrière d’écrivaine arrivera un peu tardivement.
L’enfance. On y revient toujours. Son père, Marcel Portal, jouera un rôle important dans ce désir d’écrire. Il écrivait tout en exerçant médecine. Il peignait aussi. Je l’ai connu alors qu’il dirigeait l’hôpital de Chicoutimi le jour et retrouvait l’artiste la nuit. C’était sa manière de se garder au monde et Louise l’a vu s’enfermer dans son bureau pour bousculer les phrases. Des lettres aussi qu’il lui écrivait et qu’elle a conservées comme des pierres précieuses.

Ainsi je vis, ainsi j’incarne, ainsi j’écris. En proie à des prémonitions. J’écris, portée par mon inconscient et mon imaginaire qui visitent des paysages intérieurs à être révélés. (p.17)

Exploration

Comme si Louise Portal fermait les yeux et s’avançait dans un brouillard, explorait un monde qui ne cesse de se dérober. Chercher à être, à voir, à vibrer dans la vie comme elle le fait sur une scène ou au cinéma. Comme s’il y avait quelqu’un d’autre en elle qu’il faut rassurer. Jouer, écrire, c’est peut-être retrouver une voix, calmer tous les êtres qui se disputent en soi.

Partager. N’est-ce pas l’essentiel de notre passage ici-bas ? Ma motivation à écrire vient de là. Besoin de partager pour nommer ce qui tisse mon cœur et mes heures. Témoigner. (p.44)

Il y a le rituel pour faire venir l’écriture. Cela arrive souvent tôt le matin, comme pour les matines dans les lieux de prières. Il faut le silence, les bougies, une mise en scène ou une mise en écriture où la femme se glisse dans la peau de l’écrivaine. Une manière de donner de l’espace à la romancière qui doit céder le pas à l’actrice le jour.

Écrire, c’est pénétrer dans une caverne mystérieuse, emprunter une route inconnue, s’aventurer sur un territoire incertain, souvent sauvage et parfois hostile où nous nous sentons très seuls. (p.104)

Louise Portal parle de ses hésitations, de ses voyages où un carnet la suit, de personnages qui constituent une famille qui l’accompagne longtemps après la publication, de certains lieux qui l’habitent.

Pourquoi écrire ? Pour ne pas mourir. Sans avoir pris naissance en moi par la parole. Écrire. Raconter les méandres de ma pensée, les épanchements de mon cœur, la mouvance de mes jours. En toute simplicité et une certaine vulnérabilité. Dire comme chanter les élans de l’âme qui cherche à s’exprimer. (p.131)

Écrire pour rester vivante au cœur du monde, une humaine sensible aux autres. Une forme de prière qui donne l’énergie pour affronter le jour.
Un témoignage d’une belle honnêteté qui nous emporte au cœur des écrits de Louise Portal qui sont autant de récits qui font connaître une femme qui ne joue pas quand elle s’abandonne à la parole. Un beau témoignage. Plus. Un voyage dans un univers particulier. Écrire ? Non. Exister par et dans les mots.

La mouvance de mes jours de Louise Portal est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 21,95 $.
Des phrases que j’apprécie :

Avant mon premier cri, je suis née amoureuse. Je pense n’en jamais voir la fin. Je veux encore tous les chavirements pour continuer à vivre et écrire. (p.27)

J’écris pour déposer de la lumière, un peu d’espérance. (p.68)

L’enfance n’est jamais bien loin. Elle attend en silence qu’on la reconnaisse et qu’on en prenne soin. (p.90)

Écrire aide à vivre. À poursuivre l’itinéraire souvent douloureux de l’existence. (p.105)


Écrire, c’est poser un regard sur toute chose. Non pour les critiquer, mais pour les reconnaître, les ressentir et réfléchir à ce qu’elles sont venues remuer en nous. Écrire… pour oublier, consoler, avouer. Écrire… pour aimer, pardonner, découvrir. Écrire… pour dévoiler, souffrir, guérir… chanter et raconter. (p.112)

lundi 19 mai 2014

Et si certaines personnes ne mouraient pas

Réjane Bougé, dans Bruits et gestes perdus, reconstitue la vie et les gestes de son compagnon disparu trop tôt. Un travail précis, ethnologique je dirais qui trace un portrait touchant de l’écrivain Jean-Marie Poupart. Jamais il n’est nommé, mais c’est bien ce magnifique auteur que l’on découvre dans ces courts tableaux.

Jean-Marie Poupart est décédé en 2004 et pourtant il est là, bien présent dans l’esprit de Réjane Bougé qui a partagé sa vie. Une quarantaine de tableaux, des scènes courtes évoquent sa présence, ses façons d’être, de rire, de lire et de traverser le jour du matin au soir.

Depuis ton départ, elle n’en finit plus de creuser dans les épaisseurs de silence que tu laisses derrière toi. Et la voilà à déterrer le plus de bruits possible. Puis, pour se réconforter, un à un, lentement, elle les déplie. (p.9)

Réjane Bougé retrouve ainsi une présence, une façon d’habiter la vie. C’était un autre temps. Elle était peut-être une femme différente alors. C’était avant la maladie, la fin, le grand vide. Voilà pourquoi le je cède la place à un elle. Une façon de prendre ses distances, de signifier que sa vie avance à petits pas malgré cette absence qui la hante.
Elle s’attarde à sa façon de se raser, sa manière de repasser une chemise ou de marcher sous la pluie dans son grand imperméable. Son rituel singulier quand il dégageait les marches de l’escalier après une tempête de neige, son exubérance dans la cuisine quand il se lançait dans la préparation d’un repas et sa passion pour les mots et les dictionnaires. Une reconstitution minutieuse, précise comme un travail d’enluminure.

Les morts squattent le corps des vivants qui continuent de les aimer. Et c’est avec brusquerie et trivialité que, parfois, ils se rappellent à eux. (p.36)

J’aime surtout cette attention à la présence de l’autre, aux bruits qu’un humain fait en respirant, en habitant une pièce, en écrivant, en cherchant dans un dictionnaire ou en caressant un chat qui n’est jamais rassasié.
Les odeurs aussi, celles de la peau, de ses vêtements.
Comment ne pas s’attarder à sa passion pour les mots qu’il traquait comme un limier, son métier d’écrivain et d’enseignant. Et après, après un jour qui devient une brisure, une absence, le silence terrible de la mort qui emporte tout, efface tout, garde tout. Il reste le souvenir, l’évocation pour ramener celui qui marche sur d’autres rivages. Les gens ne meurent pas tant et aussi longtemps qu’il reste quelqu’un pour rappeler leur existence.

Bien sûr, il y a l’odeur de ton peignoir dans laquelle elle s’enfouit pour se réconforter pendant des mois. Mais il faut dire que ce sont tes chaussures et tes gants qui, gardant l’empreinte de ton corps, continuent à parler de toi avec le plus d’intensité après ta disparition. (p.33-34)
Présence

Réjane Bougé l’entend rire, lire, le voit marcher dans la rue à grands pas ; elle le retrouve sur son lit d’hôpital où il prend des notes et remplit des fiches pour faire un pied de nez à la mort peut-être. Et tous les livres qu’il abandonnait après quelques pages de lecture, les notes — ses traces de lecteur jamais satisfait —, ou encore les corrections qu’il suggérait quand il se penchait sur un manuscrit. Peut-être que les gens aimés restent là à tourner autour des vivants et qu’ils demandent un peu d’attention, quelques mots.

Aujourd’hui encore, il lui arrive de ne pas bouger, tout en étouffant les bruits ambiants. Régulièrement, elle fait ainsi la morte. Comme si le silence et l’immobilité pouvaient lui permettre non pas d’arrêter le temps ou de le ralentir, mais d’enfin découvrir le repli où tu te terres depuis le jour de ta disparition. Tu sais, n’est-ce pas, que tout ce qu’elle veut, elle, c’est te garder ? (p.125)

Réjane Bougé effectue dans ce récit une forme de pèlerinage amoureux où elle retrouve son compagnon par la mémoire et l’évocation. Particulièrement touchant. Surtout, elle démontre une attention étonnante à l’autre, au détail, à tout ce qui fait les petites choses du quotidien. Un livre inhabituel qui m’a beaucoup ému. Surtout, Bruits et gestes perdus m’a ramené vers un écrivain que j’ai beaucoup aimé.

Bruits et gestes perdus, Quarante-deux tableaux pour une disparition de Réjane Bougé est paru à L’instant même, 17,95 $.

Ce qu’elle a écrit :

Tu lis. Tu flattes la chatte.
Tu regardes à travers la large fenêtre.
Patiemment, tu l’attends pour déjeuner.
Aimer, c’est aussi éviter de faire du bruit. (p.9)

Il y a des bruits que le temps n’émousse pas. Ainsi c’est toujours le double toc de ce premier baiser qu’elle entend le plus clairement dans sa tête. Car, malgré ce que prétend la chanson, tu pars… et elle n’en meurt pas. (p.54)

Les chats apparaissent un peu partout dans tes livres. L’un deux, nommé Gora-Gora, est aussi noir que Philomène. De cette petite chatte élancée, tu admires les étirements langoureux sur le tapis du salon et sa façon d’attendre que passe le temps avec une impassibilité qu’aucune frénésie n’affecte. (p.102)

« Il faut voir la vieillisse comme un escalier qui permet de descendre un peu plus doucement vers la mort. Au bout, il reste cependant toujours un saut dans le vide. » Celle-là, elle est de toi. (p.120)


mercredi 14 mai 2014

Aurélien Boivin fait œuvre de mémoire

Aurélien Boivin récidive et présente le tome 2 de Contes, légendes et récits de l’île de Montréal. Le premier volet est paru en mars 2013. Une œuvre fascinante, imposante par son ampleur, l’imaginaire et le réel d’une ville qui donne le pas au Québec depuis fort longtemps.

Le premier jalon, une brigue tout aussi impressionnante de près de 900 pages, présentait les récits fondateurs, les mythes et les textes historiques qui touchaient directement le territoire de l’île de Montréal. Si certains constats pouvaient étonner à la lecture, comme l’impossibilité de trouver des légendes qui s’enracinaient dans le lieu même de Montréal, le second tome nous réserve autant de belles surprises et soulève aussi des questions.
La ville donc, la réelle, la physique, celle où des hommes et des femmes vivent, des enfants qui hantent les trottoirs et les ruelles, tentent de s’y épanouir et de s’approprier un univers particulier.

Ce deuxième tome est essentiellement consacré aux récits dits réalistes, c’est-à-dire qui, s’ils se déroulent comme les textes du premier tome dans la ville ou dans l’île de Montréal, ne laissent aucune emprise ni au surnaturel, ni au merveilleux, ni au fantastique, ni à la science-fiction ou à l’anticipation. Les récits réalistes se rapportent à un monde du quotidien dans lequel tout événement s’explique par les lois de la raison. (p.XVI)

J’ai eu la chance de lire des nouvelles policières, réalistes et des extraits de romans. Le tout se déploie dans un foisonnement de textes. Quatre-vingt-douze extraits par quatre-vingts écrivains différents. Il resterait même assez de matière pour constituer un troisième volet. C’est dire la richesse de ce corpus littéraire unique et singulier. Les deux publications cumulent plus de 1800 pages.

Centre

Montréal occupe une place essentielle dans la vie économique, sociale et politique du Québec en plus de regrouper la moitié de sa population si on englobe les villes environnantes. Voilà qui peut expliquer l’abondance des textes. La littérature suit toujours le politique et la démographie même si dans les romans et les récits, il n’y a pas si longtemps au Québec, les écrivains tournaient le dos à la ville, ce lieu où le diable avait ses aises. Montréal a su reprendre sa revanche envers et contre tous, particulièrement sur l’Église.
Aurélien Boivin a, encore une fois, su dégager des particularités.

Il est toutefois un constat certes étonnant, du moins pour moi, peu importe la catégorie des récits sélectionnés dans l’un ou l’autre tome : rares sont les écrivains qui se sont attardés à décrire Montréal, un quartier ou une rue, avec ses caractéristiques ou ses habitants. (p.XXXVI)

Pas de descriptions des rues, des maisons et peu de présence des communautés ethniques. C’est assez étonnant cette « absence ». Si on ne s’étonne guère de voir des groupes culturels occuper des lieux délimités, du peu de contacts véritables entre ces communautés, on peut se demander pourquoi les écrivains ne décrivent pas la ville, ses maisons, ses escaliers, ses parcs et ses belles artères ?

Exceptions

Yves Beauchemin et Gabrielle Roy échappent à ce constat heureusement. Les extraits de Bonheur d’occasion collent à la géographie de Montréal de façon organique, je dirais. La montagne, où vivent les riches et les possédants, fait contre poids à Saint-Henri où  les démunis et les travailleurs s’entassent. La mouvance de la ville avec ses classes sociales est particulièrement présente dans les extraits choisis par monsieur Boivin.
Yves Beauchemin démontre une belle conscience environnementale et architecturale dans son texte. Un point de vue unique dans ce florilège. Comme si les écrivains étaient plus préoccupés par leurs émotions ou leurs questionnements que par les lieux qu’ils habitent. Cela me laisse perplexe. Les gens de la ville sont-ils dépossédés de leur environnement au point de ne pas s’y attarder ?

C’est Montréal qui m’a fait découvrir que je suis Québécois, pour le meilleur et pour le pire. C’est ici que j’ai appris ma condition, devant les affiches unilingues anglaises, dans les manifestations et les assemblées politiques, ou tout simplement en écoutant les passants, mes voisins de métro, les serveuses, le dépanneur du coin, les chauffeurs de taxi de bonne humeur ou pas, les enfants avec leurs fusils de cow-boy, leurs bicycles, leurs cordes à danser, leurs mots salés, leurs sourires à couper le souffle. (pp.134-135)

Le lecteur voyage ainsi du début des années 1800 jusqu’à l’époque contemporaine. Ce qui permet de voir l’évolution des moyens de transport, certaines transformations de la ville qui rejoint peu à peu la modernité des grandes agglomérations d’Amérique. Un aspect qui demeure toujours en arrière plan.

Corpus

Il en ressort, peu importe les genres ou les auteurs, que les hommes et les femmes qui retiennent l’attention à Montréal ont souvent du mal à transcender leur quotidien. La présence des riches est évoquée sans qu’ils deviennent des personnages importants, sauf dans une nouvelle de Harry Bernard. Le professeur d’italien met en scène un faux aristocrate qui manipule une société bourgeoise qui aimerait se donner des lettres de noblesse et qui se laisse filouter en craignant d’avoir l’air de provinciaux.
Les guerres, la maladie, le travail répétitif et peu valorisant, les épreuves quotidiennes retiennent l’attention des écrivains. On louange rarement la réussite matérielle et les prosateurs ne s’aventurent jamais dans le monde des affaires ou de la politique. Certainement une conséquence de la pensée sociale et religieuse de l’Église si dominante avant les années 70. Les originaux payaient cher leurs incartades alors. Pensons à Rodolphe Girard.

Cette œuvre toutefois, malgré le talent qu’elle décelait, n’eut pas l’heur de plaire à l’archevêque Bruchési qui, non seulement la condamna et en interdit la lecture, mais fit perdre au jeune écrivain l’emploi de reporter qu’il occupait à La Presse. Tout désemparé, Rodolphe Girard, marié et père d’un enfant, alla frapper à la porte du Canada dont Godefroi Langlois était rédacteur en chef.  (p.235)

Aurélien Boivin a fait un travail colossal avec son équipe pour cerner ce lieu dans ses différentes époques. Des textes qui témoignent du glissement lent et certain de Montréal vers la ville colorée et multiethnique que nous connaissons et que nous aimons.
« Un ouvrage indispensable » que j’écrivais pour les premiers pas de cette aventure. C’est toujours le cas. Aurélien Boivin donne une mémoire aux Québécois. Il faut savoir lui dire merci.

Contes, légendes et récits de l’île de Montréal 2. Montréal : une ville imaginée, d’Aurélien Boivin est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 74,95 $.

Ce qu’ils ont écrit :

Lorsque nous arrivâmes dans le Grand Morial, il mouillait à boire de n’importe quelle façon, aussi bien assis que debout. Nous allions habiter dans une pauvre et laide maison froide qui avait été construite en plein champ glaiseux, à côté de Boscoville, un centre de réhabilitation pour la jeunesse délinquante, et qui faisait face à la Rivière-des-Prairies. (p.139)
— Victor-Lévy Beaulieu

Les hommes, pour moi, sont des vaniteux qui marchent trop droit. Je n’aime pas qu’ils bombent la poitrine en présence d’une compagne. Ceux-là sont bossus du devant. Je préfère pour époux celui qui s’est familiarisé avec l’humilité, celui qui marche courbé, tel que vous sans doute, sous le poids d’une grande affliction, un malheur de naissance. À ceux-là, la Providence réserve la récompense d’une âme habituée à la souffrance et d’un cœur qui se conserve pur. (p.558)
Jean-Aubert Loranger

Depuis une grande heure, Rose-Ana marchait en direction de la montagne. Elle avançait à pas lents et tenaces, le visage baigné de sueur, et enfin arrivée à l’avenue des Cèdres, elle n’osa de suite l’attaquer. Taillée à même le roc, la voie montait en pente rapide. Au-dessus brillait le soleil d’avril. Et, de-ci de-là, entre les fentes humides de la pierre, jaillissaient des touffes d’herbe déjà verdissantes. Rose-Anna, s’étant arrêtée pour souffler un peu, laissa filer son regard autour d’elle. (p.740)


— Gabrielle Roy