DANS SON ESSAI Baldwin, Styron et moi, Melikah Abdelmoumen aborde des sujets chauds. Née d’un père tunisien et d’une mère saguenéenne, elle a vu le jour à Chicoutimi, dans le Québec des années 1970 avant de déménager à Montréal avec sa famille où elle a fait des études. L’enfant qu’elle était n’a jamais ressenti de différence malgré son nom. Elle se sentait parfaitement chez elle au Québec alors. Ce qui ne l’empêchera pas de migrer en France plus tard où elle se heurte au racisme et au sort terrible que l’on réserve aux gitans. La jeune femme milite aux côtés de ces démunis que l’on confine dans des ghettos, bien que la France soit reconnue pour être l’étendard de la fraternité, l’égalité et la liberté. Un retour au Québec la plonge dans des tensions qu’elle n’avait pas imaginées, surtout avec le débat autour de la laïcité de l’État et de l’appropriation culturelle. Le pays de son enfance montre un visage qui la laisse perplexe. Comment se percevoir en étant la fille d’un Tunisien et d’une Québécoise ? Et cette question de racisme qui ne cesse de refaire surface ? Voilà des sujets qui secouent le Québec et bien des régions de notre planète.
C’est en France que Melikah Abdelmoumen découvre James Baldwin, écrivain noir américain, descendant d’esclaves et William Styron, un Blanc dont la famille possédait des esclaves. Ces deux hommes au vécu opposé sont devenus les meilleurs amis du monde. Le Noir, peu accepté dans une société raciste, et l’autre qui cherche à comprendre son pays au passé honteux. Comment établir des ponts, aller vers son semblable, concevoir la situation de l’un et de l’autre ? Styron héberge Baldwin et ce dernier l’encourage à éditer un livre racontant l’aventure de Nat Turner, un esclave qui s’est révolté en tuant des Blancs. Cette publication a soulevé un tollé, particulièrement chez les écrivains noirs. On a accusé Styron d’appropriation culturelle. De quoi nous rappeler la tempête faite au Québec autour de Slav de Robert Lepage.
ÉTAPES
Son témoignage se déroule en trois temps. D’abord la jeune Melikah dans un Québec où elle grandit et se sent parfaitement à l’aise, le séjour en France où elle découvre le racisme et la discrimination. Enfin le retour dans son pays qui vit des tensions provoquées par la mouvance des peuples, les guerres et surtout le terrorisme qui frappe aveuglément un peu partout.
Je me rappelle très bien tout ça, mais je n’ai aucun souvenir de m’être posé des questions sur mon identité. Ni sur la place de mon nom de famille ou de la forme de mon nez — mon pif d’Arabe — dans notre vie collective. Je ne me demandais pas ce que c’était d’être québécoise, ni quelles étaient les façons de l’être. (p.23)
Certainement que ces questions étaient moins obsédantes dans les années 1970, même si le Québec bouillait et envisageait son indépendance. Elle se sentait une enfant comme les autres à Montréal et retourner au Saguenay, pour des vacances chez sa grand-mère Olivette, était revenir à la maison en quelque sorte.
C’est en France, dans la région de Lyon, que Melikah Abdelmoumen confronte le racisme et la discrimination. Les ressortissants d’ascendance arabe, avec les agressions de Charlie Hebdo, la situation mondiale, tout cela fait que les gens originaires du Maghreb sont perçus comme des intrus. Tout a basculé avec les attentats contre le World Trade Center à New York en 2001. Tous ceux qui portaient des noms à consonance arabes devenaient des suspects pour ne pas dire des ennemis. J’ai des amis d’origine marocaine qui, pour éviter les tracasseries, ont francisé leurs prénoms. Pas le moment de s’appeler Mohammed au Québec comme ailleurs.
En France, la jeune femme se heurte au racisme et à la discrimination. Bien naïve devant ces situations au début, elle prendra le parti des « roms » et sera elle-même visée.
J’étais passé d’un petit coin du monde paisible, où il ne se passait pas grand-chose et où les tempêtes se déchaînaient dans des verres d’eau, à une contrée pleine d’agitation et de fureur. Sarkozy élu président et création d’un ministère de l’Identité nationale. Durcissement des mesures et conditions qui régissent la vie des immigrés non européens. Capitalisme effréné. Idéaux républicains piétinés. Liberté égalité fraternité pour la majorité, mais pas tellement pour les minorités. (p.29)
Le racisme à l’état pur face aux gitans que l’on traite en parias. Tous maintenus dans la marge et considérés comme des indésirables. Ce sera une révélation pour la jeune écrivaine, une prise de conscience de sa double appartenance qui refait surface avec force. Fini le temps de l’innocence. Pourtant elle est si peu tunisienne, ne comprend pas la langue arabe et ne sait à peu près rien de la famille de son père.
DÉCOUVERTE
En littéraire et écrivaine, elle découvre James Baldwin et c’est la révélation. Elle lit en même temps William Styron, l’auteur du succès Le choix de Sophie. La voilà face à un monde déchiré qui a mené à des gestes horribles. Un Noir américain, descendant d’esclaves, ami intime avec un héritier de propriétaires de ces hommes et ces femmes considérés comme du bétail. Comment partager ce patrimoine, discuter et finir par accepter ce passé commun ?
Elle gobe tout de ces auteurs, de leurs pages troublantes, fortes et dérangeantes. Les deux ont des mots pour dire ce qu’elle ressent au plus profond de son être et ce qu’elle cherche à combattre de toutes ses forces. Surtout, il y a Les confessions de Nat Turner de Styron qui raconte la tragédie de ce révolté, un monstre pour les Blancs et un héros pour les Noirs.
Dans cet ouvrage, Styron se met dans la peau d’un esclave, soulève la grogne d’une dizaine d’écrivains noirs qui protestent vivement. Comment un Blanc ose-t-il prendre la place d’un Noir ? On a vécu ce genre de réactions récemment au Québec. Les esclaves en Nouvelle-France et la situation des autochtones. Qui parle pour qui ?
Nous n’avons rien réglé au cours de la grogne qui a entouré Slav de Robert Lepage. On a secoué beaucoup de poussière pendant un temps en oubliant que la culture, la littérature, tous les arts en fait, est tapissée d’emprunts. Que serait Picasso sans l’art africain ? Gustave Flaubert avait-il le droit de lancer : « Madame Bovary, c’est moi » ? Et nos vêtements fabriqués en Chine et cet ordinateur sur lequel j’écris qui vient d’où. Que dire des musiciens de jazz blancs ? Qu’on le veuille ou non, nous sommes une mosaïque et notre pensée a été drainée par toutes ces rencontres et ces métissages. C’est ce que nous nommons la civilisation.
RÉCONCILIATION
Melikah Abdelmoumen plonge au cœur d’une tourmente en rentrant au Québec. Les gens de la diversité voient tout de suite une porte-parole en elle et je ne suis pas certain qu’elle a pu éviter certains pièges. Métissage, oui, mais il y a sa partie québécoise francophone héritée de sa mère ? La moitié Abdelmoumen semble étouffer le côté Babin de La Baie. La réconciliation avec la mère reste à venir et l’écrivaine a répété, dans plusieurs de ses chroniques, qu’elle avait eu des conflits avec elle. Les deux identités sont bien ancrées en elle et l’une est aussi importante que l’autre. J’ai eu l’impression qu’elle penchait un peu plus vers la part tunisienne de son legs. L’émotion est là, à fleur de peau, secouée par les relations intimes de l’auteure avec ses parents. L’un prenant le dessus sur l’autre selon les événements et les circonstances.
Un sujet chaud et préoccupant, un pas nécessaire vers l’acceptation d’une identité mixte qui demande une formidable ouverture. Surtout, Melikah Abdelmoumen ne doit pas se laisser embrigader dans des causes et des doctrines souvent mal définies. L’écrivaine doit ajouter le patronyme Babin à son nom pour être ce qu’elle est dans son âme et son cœur. Signera-t-elle un jour un ouvrage, du nom de Melikah Abdelmoumen-Babin ?
Je le souhaite.
Je salue ce regard franc, honnête, important et bouleversant, cette réflexion nécessaire en ce Québec qui se cherche et n’évite pas toujours les excès idéologiques et identitaires.
ABDELMOUMEN MELIKAH, Baldwin, Styron et moi, Mémoire d’encrier, 192 pages, 24,95 $.
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