QUAND J’AI REÇU Matin, où es-tu ? de Pierre Morency, c’était quelque part en automne, au moment où les couleurs suintent dans la forêt qui longe le grand lac. Aussitôt, j’ai su que j’avais là mon cadeau de fin d’année, que je lirais ce recueil lorsque je pourrais traîner sur chaque mot, pour les scruter et les ausculter de toutes les façons possibles et imaginables.
Et j’oublie quand la tentation est venue d’ouvrir le livre, de le toucher, de m’attarder sur une phrase pour voir comment elle débordait dans l'espace. Une manière d’apprivoiser l’univers de Morency, de me risquer dans l’éternité d’un poème avant de refermer ce beau recueil pour faire durer la découverte. D’autant plus que Pierre Morency, au début, se niche plutôt du côté de la prose. La strophe éclate en se renversant. Une fleur de pivoine, que je me disais, qui ne cesse de multiplier ses pétales pour donner corps à la beauté. En fait, je ne lisais pas vraiment. Je butinais plutôt, flânais, permettais au texte de monter en moi. Et là, juste après Noël, après les libations, j’ai osé le long vol plané sur ces pages impressionnantes, me laissant porter comme le hibou qui traverse tout le ciel sans battre des ailes.
Pierre Morency n’en est plus à l’âge des découvertes, mais plutôt à un moment où l’on médite sur le temps qui glisse entre les doigts. Le poète sent que son parcours n’est plus le même et que ses pas se font plus lents, pour ne pas dire plus prudents.
« J’écris dans mon enfance et mon après-jeunesse.
Dans ce traîneau filant vers un destin.
Dans ma vieille douleur et dans ma joie d’être en vie.
Sur une grève de crans et de tufs à Lauzon. » (p.12)
Arrive un moment où la lecture n’est plus seulement une excursion dans le monde d’un auteur pour moi. Tout ralentit, tout m’interpelle et me voilà sur un texte de Morency à tourner comme les enfants qui découvrent la joie du patin sur le lac gelé depuis peu. Parce que moi aussi je suis dans ce « traîneau qui file vers le destin » et un avenir de plus en plus court et inquiétant.
Pierre Morency en est dans « son après-jeunesse », heureux d’être du côté des vivants. Parce que, moment terrible de cette rencontre, l’écrivain révèle qu'il a subi un AVC et s’est retrouvé sans paroles, le pire pour celui qui va toujours avec quelques mots dans ses poches et des bouts de phrases qu’il caresse entre le pouce et l’index.
« Dans un accident de tête
Et cet orage en mes cellules
À l’aube j’avais perdu ma parole.
Les heures se traînaient.
Je cherchais et cherchais.
Ne trouvait que cela à l’hôpital :
Écrire bafouiller sur bouts de feuilles
J’amo j’ame j’amions
Pour dire que beaucoup je goûte
Avec toi qui es là
La vie. » (p.77)
Je me suis imaginé sur un lit d’hôpital, tentant d’écrire quelques phrases dans mon carnet, n’arrivant plus à trouver les mots. J’avais du mal à penser Pierre Morency égaré dans le pays où les paroles s'effilochent. Balbutiant comme un jeune humain qui commence par imiter des sons avant d’entreprendre de déchiffrer l’encyclopédie du monde.
« Tu le sais bien
J’avions tant aimé ces jours bleus
Où l’aile des oiseaux me soulevait
Oh que j’aimerions
Que me reprenne l’envol
Où toute la vie tremblait vers le haut. » (p.82)
L’auteur de Matin, où es-tu ? se retrouve hors de son monde et de ses repères. Il claudique, glisse vers il ne sait quoi, une langue très ancienne ou autre, un temps où les verbes sonnaient différemment. Tout est épars, comme des éclats de glace emportés par la poussée d’une rivière.
« Il n’y a pas de repos salutaires dans la vacance de l’esprit. Les mots nous aident à former notre assise, à creuser notre mémoire, à travailler notre amour. Dans les grands cahiers luit le caractère durable des feuillages, et les vivants deviennent des présences chargées de vérité. C’est là que tu t’appliques à inventer, chaque jour, un chemin vers la rondeur de ta vie. » (p.102)
Que c’est émouvant « ce retour au langage » de Pierre Morency, ces moments où les vocables tant courtisés n’arrivent plus à adhérer au monde qui était le sien. Tout s’est éparpillé dans une étrange farandole. Et comment se reconnaître dans les égarements de son esprit ?
Et il y a cette compagne qu’il avait ignorée ou fait semblant de ne pas voir. La voilà présente, toute proche, celle qui l’accompagnait et le suivait comme son ombre.
La mort.
Faut-il l’appeler par son nom ? Elle est là, confiante, comme jamais auparavant.
« Le maître du calme dit : il y a blessure dans ton esprit. Il veut qu’on le délivre car il sait ce qui doit être délivré. Ton esprit souffre de n’être pas très à l’aise dans ton corps, ton corps souffre de ce que tu n’oses pas dire. Si tu es un écrivain qui a des lecteurs, tu dois dire ce que tu portes car tu as charmé des esprits qui souffrent dans des corps. Seras-tu honnête ou seulement poète ? »
(p.139)
Matin, où es-tu ? devient particulièrement touchant et important. Chacun des mots ou des segments de phrases se transforment en bouées auxquelles le poète s’accroche. Il a tâté l’ombre, le pire, fréquenté le flou. Toutes les promesses se sont envolées comme le plus beau et le plus étrange mariage d’oiseaux.
J’ai ressenti la fragilité de l’homme, de celui qui s’égare un peu et hésite dans sa parole et sa pensée, se retrouvant en vieil enfant qui doit réapprendre à tout dire et à se situer dans la vie.
Je me suis attardé sur chaque phrase comme une hirondelle qui s’accroche à un fil pour surveiller le monde qui l’entoure, pour arriver à tisser ce présent avec lui, ce lieu où il fait bon respirer et écrire.
« Notre pauvre petit espace de temps pour dire
l’infini.
Infini est un mot qui appelle. Soif est notre
condition de passage.
Ton amour flambe comme un soleil dans le
ruisseau. L’envol d’un feu qui chante.
Un pays de mépris, terre de méprise, avenir d’un
massacre.
Tu auras vécu entre deux guerres et c’est la source
de ton angoisse.
Ce ne sont pas les oiseaux qui nous tueront, mais
bien notre désir d’enfermer les volants pour mieux
leur tordre le cou. » (p.155)
Témoignage, réflexion, méditation sur le voyage de vivre, la perte et la parole. Pierre Morency nous emporte dans la magnifique aventure d’être vivant malgré tout et où vieillir devient un privilège. Ça m’a terriblement remué comme si monsieur Morency effleurait du doigt des questions que je néglige de secouer même si je sais qu’elles sont là.
Je n’ai pas lu Matin, où es-tu ? Non. Je l’ai ressenti dans toutes les fibres de mon être et de mon corps. Dans tous les recoins de mon âme peut-être. Et à la toute fin, je me suis redressé dans l’aube qui remet toutes les choses en place. Toujours devant une fenêtre en éternel poseur de questions et chercheur de beauté. Du moins, je le veux. Sans oublier la désespérance de ceux qui se nourrissent de bombes et de morts en terre de Gaza et d’Ukraine. Heureusement, il y a des jardins, des lieux de paix, tout près d’un lac gelé, quelqu’un dans les plis du jour qui ouvre la porte d'une maison et trouve le matin au bout de la galerie, avant de déjeuner sur la grande table de l’univers.
MORENCY PIERRE : Matin, où es-tu ? Éditions du Boréal, Montréal. 184 pages.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/matin-3999.html
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