MARJOLAINE BOUCHARD m’a beaucoup fait voyager avec ses romans. Le Saguenay et le Lac-Saint-Jean bien sûr avec Alexis le Trotteur ou les trois mourures du cheval du Nord. Le pays de Charlevoix avec Les jolis deuils et l’Ouest canadien et les États-Unis quand elle nous entraîne dans la vie de cet homme hors norme qu’était Le géant Beaupré. Et voilà qu’elle nous invite dans la région de l’Outaouais, plus particulièrement à Hull avec Les allumettières. En 1900, cette ville industrielle, collée à la capitale nationale, vit de ses usines où les conditions de travail sont affreuses. On ne parle pas de la pollution parce que le mot n’existe pas encore dans les dictionnaires. Ce qui retient l’attention de l’écrivaine, c’est le monde des ouvrières, les allumettières, ces jeunes femmes qui mettent en boîte les fameuses petites allumettes en bois dont on ne peut plus se passer et qui sont là un siècle plus tard. Des tâches répétitives, mal payées, abrutissantes. Pas d’aération, des portes verrouillées, des horaires impossibles, le souffre qui cause des ravages et s’avère très nocif pour la santé. Les filles le savent, mais avoir un travail est quasi un privilège pour la plupart d’entre elles. Certaines sont touchées rapidement de ce que nous appelons maintenant des « maladies industrielles » et y perdent la voix et le visage. Le souffre attaque les voies respiratoires. La veuve Trudel se retrouve défigurée, aphone et doit se cacher derrière un voile pour ne pas effaroucher les voisins.
La famille Lépine, Anna la mère et Isaïe, un homme un peu rêveur et instable, se débrouillent comme ils peuvent dans la ville de Hull qui connaît une terrible tragédie en 1900. Une grande partie de la localité flambe. Ce fut le cas pour Chicoutimi, Rimouski et nombre d’autres agglomérations du Québec. Toutes les constructions en bois y passent et impossible d’arrêter l’élément destructeur. Une fuite en catastrophe pour la tribu, avec juste ce que l’on a sur le dos. Anna, enceinte jusqu’aux yeux, accouche d’une fille, la petite dernière, Rose, celle que tout le monde chérira parce qu’elle est comme un rayon de soleil dans la cendre et les odeurs de souffre qui imbibent les ruines de la ville.
Le feu continue son chemin, s’amusant à bondir de toiture en toiture, et s’attaquant sans peine ni retenue aux modestes maisons de bois alignées sur la rue Chaudière. Se nourrissant de sa propre fureur, avalant ce qu’il peut, jetant au sol tout le reste, tout ce qu’il ne peut ronger, il atteint la rue Wright dont il enveloppe en cinq brèves minutes les habitations de bois, pour sauter ensuite sur celles de Wellington, les emmaillotant de ses langues sulfureuses, puis sur la Main il semble se reposer un instant avant d’exhiber sa puissance déraisonnable. Les tisons ardents tombent sur les bardeaux qui se détachent des toits et qu’emportent plus loin les bourrasques. On dirait qu’Éole encourage tout ce raffut. (p.13)
Repartir à zéro, se débrouiller comme on peut parce que les assurances n’existent pas alors. Il faut s’endetter encore plus, se fier à la famille et aux voisins, s’enfoncer dans la misère, le froid et les tâches repoussantes pour arriver à manger chaque jour, pas toujours à sa faim, on s’en doute.
MISÈRE
Dans de telles conditions, quand la misère semble avoir son assiette en permanence au bout de la table, pas étonnant que les enfants entrent en usine le plus rapidement possible, escamotent des études et travaillent comme des forçats à l’âge de douze ans même si les lois ne permettent pas d’embaucher des jeunes de cet âge. Georgina, la plus vieille des filles, est allumettière. Rose la suivra un peu plus tard pendant qu’Esaïe va de métier en métier, échafaude des projets avant de gagner la forêt et de se faire bûcheron.
On a de la peine à imaginer les conditions de travail dans ces usines de nos jours. On y crève de chaleur et une cadence doit être respectée pour ne pas interrompre la chaîne. C’est répétitif, épuisant, long et surtout mal payé, sans compter toutes les privautés que se permettent les patrons. Heureusement, il y a des femmes contremaîtresses qui protègent les ouvrières même si elles n’y parviennent pas toujours. Georgina, une belle fille, attire le malheur. Mais la vie est coriace et surtout, la nature ou l’instinct de survie finit par arranger les choses.
PORTRAIT
L’intérêt de ce roman déborde de beaucoup le travail des femmes qui passent de longues journées en usine, de ces jeunes filles qui, comme Rose, abandonnent l’école à dix ans pour suivre sa grande sœur qui tente de battre des records en soutenant une cadence infernale pour avoir droit à une prime dérisoire.
Voilà une véritable fresque de la ville industrielle au début du siècle dernier. Oui, il y a Eddy où les ouvrières sont exploitées sans vergogne, mais toutes doivent s’occuper de la famille, des enfants, de la survie des siens et composer avec la pauvreté, le manque de ressources et de moyens. Elles n’ont aucun droit, sauf le devoir de perpétuer la race comme on disait à l’époque, de suivre les règles imposées par le clergé qui veillait sur les mœurs et le syndicalisme pour mieux contrôler ses ouailles.
Toutes, à moins de fuir chez les sœurs, passent par l’usine avant le mariage qui s’avère une servitude. Alors, au début de la vingtaine, elles deviennent les reines d’un foyer où tout est pensé, planifié par une société étouffante et religieuse qui garde son emprise et fait la place belle aux riches patrons qui décident bien souvent de la vie et la mort des plus rebelles. Dans ces conditions, l’armée est une planche de salut pour bien des jeunes hommes qui partent à la guerre. Mais, il y a pire encore, il y a l’ennemi invisible qui frappe et n’épargne personne.
Une guerre va bientôt connaître sa conclusion quand une autre éclate, mais bien différente. On se bat contre un virus. Le 13 octobre, le Bureau de santé de Hull décrète, sans possibilité de recours, l’inhumation des morts emportées par la grippe espagnole, dans les vingt-quatre heures suivant le décès. Déjà, à Ottawa, on dénombre quatre mille trois cent quarante et un cas victimes de cette épidémie. En une semaine, trois cent trente-six décès ont été enregistrés du côté de la capitale fédérale. (p.159)
Ce n’est pas sans nous rappeler notre pandémie qui n’en finit plus un siècle plus tard.
Les Lépine en arrachent, mais survivent avec le travail acharné de tous. Même Georgina pourra s’en sortir grâce à un syndicaliste au grand cœur. Il faut bien garder espoir et trouver des moyens de passer à travers le pire. Nous sommes dans le monde que Gabrielle Roy a décrit de façon admirable dans Bonheur d’occasion, situant son histoire dans le quartier Saint-Henri de Montréal.
LIBÉRATION
Le roman de Marjolaine Bouchard s’avère une longue et patiente bataille des femmes, surtout celle de Rose, qui après être entrée à l’usine, se laisse attirer par le militantisme syndical. Surtout qu’elle n’accepte pas facilement ce qui semble imposé par Dieu et l’Église. Rose croise des curés et des convaincus qui la sensibilisent. Les sentiments se mélangeant aux conflits pour le meilleur et le pire. Elle deviendra une championne de la lutte des allumettières et contribue à améliorer les conditions de travail et les salaires. Elle étudie, se renseigne, vit une grève sauvage où elle manque y laisser sa peau, mais la vie est coriace et quand il y a la volonté, tout est possible.
L’usine ferme ses portes le jour même, le 13 décembre 1919. On cadenasse l’entrée principale. Le symbole crève les yeux. En cette veille du temps des fêtes, toutes les employées se retrouvent en lock-out. Des maris, des mères et des sœurs ne le verront pas d’un bon œil. Les adversaires les plus coriaces ne se trouvent pas toujours de l’autre côté de la barricade, car le militantisme syndical ne fait pas la parfaite unanimité chez les faiseuses d’allumettes. (p.242)
Marjolaine Bouchard nous tient en haleine avec le combat de Rose qui réussit malgré tous les obstacles à garder le contrôle de sa vie et de ses amours, à échapper au destin et à l’emprise des curés et des patrons.
L’écrivaine peint un monde soumis et docile qui fera des Canadiens français, ceux qui migrent aux États-Unis, des travailleurs parfaits pour les usines de textile. Ils seront souvent employés comme briseurs de grève et seront détestés par la population américaine et les unions syndicales.
Une tranche de notre passé, une lutte pour la survie et la dignité humaine que madame Bouchard dirige de main de maître encore une fois. La vie tumultueuse de Rose devient passionnante et, après bien des turpitudes, elle trouve l’amour et se fait un avenir intéressant grâce à sa volonté et son courage. Des combats pertinents qui restent à compléter malgré un siècle de progrès et de gains importants. Il y a des héroïnes que l’on connaît malheureusement moins bien dans notre histoire. Marjolaine Bouchard évoque, par le biais de Rose, les grandes militantes que furent Idola Saint-Jean, Madeleine Parent, Léa Roback et Laure Gaudreault.
BOUCHARD MARJOLAINE, Les allumettières, Les Éditeurs réunis, SAINT-JEAN-SUR-RICHELIEU, 2021, 24,95 $.
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