QUEL ROMAN SINGULIER QUE LIMINAL de Jordan Tannahill, un écrivain canadien-anglais qui s’est
signalé d’abord au théâtre par son originalité et les sujets qu’il aborde. Ce
premier récit nous entraîne dans une réflexion que nous n’osons pas secouer
très souvent. L’auteur pousse la porte, surprend sa mère au lit et reste là,
hésitant, se demandant si elle est vivante. Arrêt entre deux gestes, et la vie
défile. Tout peut basculer d’un côté comme de l’autre. Quelques secondes, une
éternité, un hoquet dans la course du temps. Le fils soupèse son parcours
souvent erratique, ses réussites comme ses échecs. Tout se superpose, s’annule
et se confronte. « Liminal », un mot utilisé en psychologie pour signifier le
seuil où une limite où il est possible de vivre « une excitation sensorielle ».
Autrement dit, de prendre conscience que l’on existe dans l’espace. Ça indique
déjà la direction que prend l’écrivain. Roman passionnant, texte brillant et
intelligent qui coupe le souffle.
La physique quantique, une véritable boîte de Pandore, permet de
secouer des certitudes et surtout pose sur le monde connu un nouvel éclairage.
On y trouve des hypothèses qui heurtent nos façons d’agir et d’entendre, de considérer
notre environnement et différents phénomènes naturels. Des constats qui
relèvent souvent de la philosophie et qui nous poussent presque dans un « monde
fantastique ». C’est ce que j’aime dans une lecture : m’avancer dans un
territoire peu sûr et secouer les cloisons de la pensée. Jordan Tannahill réussit
à bousculer bien des certitudes et des clichés. C’est peut-être le propre des
grands livres que de nous laisser abasourdis et en apnée.
Einstein a écrit qu’un baril instable de poudre à canon finira par
contenir une superposition quantique de deux états : celui où il a explosé
et celui où il n’a pas explosé. Schrödinger doutait fortement de cela.
C’est-à-dire qu’il n’était pas vendu à l’idée voulant que les systèmes
physiques soient dépourvus de propriétés définitives jusqu’au moment d’être observés.
(p.36)
L’étude des particules et des forces qui agissent dans
l’univers nous oblige à faire des constats qui étonnent et souvent peuvent étonner. Deux états qui se superposent et se neutralisent, peuvent aller à
gauche comme à droite. Je m’accroche à la citation et au postulat d’Einstein. Peut-il
en être ainsi des humains ? Peut-on se retrouver devant un individu à la fois
vivant et mort ? Tout dépend du regard, de sa situation ou de son état
d’esprit.
Liminal s’attarde
autour de cette fraction de seconde où tout peut se produire. Jordan reste «
sur le seuil », devant sa mère alitée, n’osant pas bouger par peur de tout
perdre. Un arrêt qui lui permet de se tourner vers sa vie, les liens qui l’unissent
à cette femme. L’immersion est vertigineuse.
Mes yeux trouvent ton corps dans le noir. Et tandis que ton corps
se met au point, quelque chose en moi s’effondre. S’écroule. Tu es immobile et
inconsciente. Yeux fermés, bouchée bée. Les lèvres entrouvertes, comme dans une
mauvaise publicité de parfum. Je regarde ton corps et suis incapable de le
concevoir. Pourquoi ? Il est dans un entre-deux. Je n’arrive pas à le
comprendre parce qu’il est pris entre deux possibilités distinctes : a- tu
es endormie ; b- tu es morte. (p.14)
Au cinéma, on parlerait d’arrêt sur l’image, d’un plan qui nous
retire de l’action et de l’histoire. J’ai pensé aussi à la toile de Marcel
Duchamp, Nu descendant un escalier où
le peintre tente de fixer dans l’instant du tableau, tous les mouvements d’une
femme qui passe d’un palier à un autre. Comme si le temps se compressait et que
la succession de gestes se superposait. Ça donne une image étrange, une sorte
de mécanique qui illustre plus le déplacement que l’individu en question. Nous
ne sommes plus devant un sujet, mais un état.
Tannahill revient sur son enfance, certaines expériences, s’accroche
au présent, examine sa mère, ne sachant si elle respire ou pas. Si la croyance
dit que son existence défile peu avant l’ultime souffle, peut-être que celui
qui regarde les derniers spasmes d’un proche emprunte les mêmes sentiers et
s’égare dans sa propre histoire.
ENFANCE
Jordan a grandi auprès de sa mère, une scientifique. Sans père
connu, seul avec cette femme autonome, une spécialiste de la robotique et de
l’intelligence artificielle, il a vécu une enfance singulière. Nous voilà au cœur
de l’actualité, de cette société qui cherche frénétiquement à nous remplacer
par des machines qui prennent une apparence assez similaire à la nôtre. L’homme
et la femme, devant ces mécaniques, semblent désuets et peu fiables. Une
science qui secoue le rôle de la race humaine dans l’univers, l’intelligence,
la sagesse, l’émotion et cette fameuse raison qui nous fait commettre les pires
horreurs et mettre la planète en danger. Des questions qui hantent le fils qui
cherche une place, ne sachant jamais vraiment ce que sont ses ancrages. Le
lecteur ne peut échapper à tout ça dans cette « histoire quantique ».
C’est la capacité du mot à dénoter une créature à la fois morte et
vivante qui me perturbait, parce qu’elle suggérait l’aisance, un glissement
presque imperceptible entre un état et l’autre, comme si le monde pouvait être
rempli de corps se trouvant dans les deux états à la fois, se mouvant de façon
fluide entre les deux ou les habitant tous deux au même moment. (p.69)
Jordan est homosexuel et est le double d’Ana, sa grande
amie d’enfance. Ils se perdent, se querellent, ne peuvent jamais être longtemps
sans se croiser. Comme si dans la vie, nous étions soi et aussi un peu un
autre, pouvions déborder chez un proche qui nous ramène à soi. Jordan est à la
fois masculin et féminin, glissant entre deux états d’être. Toujours ce postulat
quantique qui traverse le roman et secoue les personnages, vient compliquer la
situation, créant des formes d’embâcles où l’être devient fragile. Peut-on se
perdre dans cet entre-deux inquiétant ? Et à vrai dire, tout culbute autour de
soi, comme le froid et le chaud se succèdent dans une année, comme la jeunesse
glisse imperceptiblement vers la vieillesse. Nous sommes à la fois un et tous nos
contraires.
Ça peut sembler compliqué quand je jongle comme ça avec ces
hypothèses, que je m’attarde aux histoires de Tannahill, mais on peut très bien
se coller à la narration et jamais l’écrivain ne bouscule ses personnages et ne prend la place et s’impose. Jordan secoue cette petite assertion qui hante l’humanité
depuis des siècles : « être ou ne pas être ». On ne s’éloigne jamais de Shakespeare, dirait
Mustapha Fahmi.
PAS
DE CÔTÉ
Et il est vrai que la vie permet bien des pas de côté, des
retournements qui obligent à passer d’un état de conscience à un refus. Notre «
je » est multiple et jamais nous ne sommes confinés à un seul rôle comme le
robot qui répète des gestes et qui ne peut réfléchir à sa nature.
Nous sommes humains par nos faiblesses, nos hésitations et certaines décisions
irrationnelles, surtout par nos rêves et notre imaginaire.
Voilà une manière particulièrement habile de secouer des
questions qui n’ont peut-être pas de réponses. Qu’est la vie ? Qu’est la mort ?
L’amour et l’indifférence, la passion et la haine. Tout ce qui fait que
l’humain répète les mêmes erreurs et oublie souvent sa nature. Tout
comme ce personnage qui fait de son corps un projet artistique avec de
multiples interventions chirurgicales, nous sommes en constante mutation et en
train de nous transformer. Gia devient une femme d’une beauté foudroyante tout
en restant souffrante dans sa peau et son esprit. Se mouler à un idéal artistique
et abstrait ne peut que broyer l’être. La télévision est la grande matrice qui
brasse ces stéréotypes.
L’acte sexuel n’est-il pas qu’une répétition en vue de la mort ?
Le jeu de rôle agréable du devenir-corps ? Pendant l’acte sexuel, je veux
outrepasser ma personne jusqu’à n’être plus que sensation, abandon, jusqu’à
être mon corps dans son étendue la plus réelle possible mais en le transcendant
également, en devenant celui d’un autre, corps hybride, et en le poussant même
vers un plaisir qui dépasse tous les récipients physiques et se prolonge jusque
dans le vide, effacement total, fusionnant ma mortalité avec celle de quelqu’un
d’autre, sa mort avec la mienne, jusqu’à ce que nous atteignions l’orgasme, la petite mort. (p.295)
J’aime ces ouvrages qui évitent les balises et qui ne se
contentent jamais des gestes d’un personnage ou d’une fiction. « Ça brasse »
comme on dit, ça soulève des questions qui nous poussent devant l’être et la
vie qui peut être absurde ou fascinante. Nous ne pouvons jurer de rien maintenant
à moins de s’abandonner à la foi et aux croyances religieuses qui nient la
pensée. Un roman original qui laisse des traces, une forme de magie qui nous
emporte dans le doute et les incertitudes. J’adore ça. Un texte qui va faire sa
place, j’en suis convaincu.
TANNAHILL JORDAN, LIMINAL, Éditions LA PEUPLADE, 2019, 440 pages, 27,95
$.
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