RAOUL DUGUAY |
Une vingtaine de téméraires ont d’abord puisé dans leurs
économies pour les premières publications, un montant qui nous a permis de
payer l’imprimeur. Après, nous avions une grande boîte d’idées pour rejoindre ceux
que la fiction fascine. Première équipée : Traces,
un collectif de nouvelles d’une quinzaine d’auteurs du
Saguenay-Lac-Saint-Jean. Simultanément, la poésie de Carol Lebel et Maurice
Cadet, un Haïtien devenu bleuet foncé qui enseignait à Alma. Bien plus, nous
avons lancé Ultimacolor de Gilbert
Langevin en 1988. Tout allait bien et l’avenir ouvrait ses portes devant nous. Tous
portions fièrement le T-shirt de la relève qui s’était imposée un peu partout
et surtout nous voulions démontrer qu’il était possible d’éditer des livres, de
faire connaître de bons écrivains hors de Montréal. J’envisageais même une
succursale à New York pour faire un clin d’oeil à Paul Auster qui venait d’offrir
sa Trilogie new-yorkaise et à San
Francisco en souvenir de Jack Kerouac et Lawrence Ferlinghetti. Tout devenait réalisable. À nous
l’avenir, le monde et ses dépendances !
LA
FUITE
Notre directeur général, après l’obtention d’une importante aide
financière du Conseil régional de développement (CRD) pour une collection de
biographies d’artistes (il était question de Daniel Lavoie si je me souviens
bien) a eu la bonne idée de prendre la route du parc des Laurentides avec la
caisse dans le coffre de sa minoune. Disparu sans laisser d’adresse
dans Montréal en 1990, un refuge parfait pour le filou qui veut changer de vie.
Plus de traces, plus de nouvelles,
plus de projets, plus un sou, obligation de fermer les portes, de payer certaines
factures. Notre arnaqueur avait emporté bien plus que l’argent des subventions,
il avait décampé avec notre rêve le plus fou et le plus extravagant. L’aventure
avait pourtant eu de beaux moments au Salon du livre du
Saguenay-Lac-Saint-Jean. Le lancement d’Ultimacolor
de Gilbert Langevin avait eu du succès et un hommage bien senti lui avait fait
essuyer quelques larmes sur la grande scène, surtout pendant le court
témoignage de Gaston Miron. Notre poète, qui avait le sens des affaires ayant
été lui même éditeur, donnait son recueil à tous les visiteurs qui approchaient
du stand. Un peu plus et il écoulait notre premier tirage en une seule soirée.
MUTATION
À mon entrée en littérature, le monde de l’imprimé était en effervescence.
Il y avait le Cercle du livre de France qui était là depuis la venue de Jacques
Cartier, il me semble, et Fides qui
m’avait enchanté avec cette belle collection Nénuphar dont je parle si souvent.
La maison dont rêvaient tous les auteurs, ceux qui portaient
fièrement le dossard de la jeunesse, était Les
éditions du Jour de Jacques Hébert. J’ai eu la chance de m’y faufiler. Pour
tout dire, c’est arrivé encore une fois par Gilbert Langevin, je l’ai appris des
années plus tard. Il avait exigé de Victor-Lévy Beaulieu qu’il publie L’Octobre des Indiens en même temps que Ouvrir le feu et Stress. Sinon, il menaçait de planter sa poésie dans un autre
terreau. Ça s’appelle entrer par la porte d’en arrière dans le monde de la célébrité.
J’y ai rencontré Victor-Lévy Beaulieu et cela changea ma vie de futur écrivain.
Je le suivrais dans ses multiples migrations. VLB Éditeur et Les Éditions Trois-Pistoles
surtout.
Tous les lancements du Jour
avaient lieu rue Saint-Denis, à Montréal. J’y ai croisé Jacques Ferron, Pauline
Julien et Gérald Godin, plusieurs romanciers aujourd’hui inconnus. Une parution
de Marie-Claire Blais faisait courir les foules et même les journalistes. Avec
madame Blais, il y avait des lecteurs jusque sur le trottoir et impossible d’avoir
accès au buffet. Je ne ratais jamais un de ces événements arrosés. Gilbert et
moi étions des participants enthousiastes et il était particulièrement
difficile de nous éloigner du bar.
Semaine après semaine, Gilbert devait me présenter à Jacques
Hébert. Il ne se souvenait jamais de moi et c’est alors que j’ai commencé à
avoir des doutes. Monsieur Hébert n’avait certainement pas regardé mon chef-d’oeuvre.
L’impression d’être un écrivain invisible chez son éditeur a quelque chose de
désagréable et de frustrant. « Être et ne pas être », voilà la question qui me
hantait et qui me taraude toujours.
SIGNATURE
Comment oublier le jour où je suis devenu écrivain
professionnel, ce moment où j’ai signé un contrat d’édition avec Victor-Lévy
Beaulieu qui fumait sa pipe dans son petit bureau en secouant sa grosse barbe
qui me faisait envie. La mienne était plutôt courte et refusait de dépasser une
certaine longueur. J’étais fébrile, nerveux, comme si j’allais dire oui à cette
fille qui m’étourdissait et me retournait l’âme devant le curé Gaudiose, dans l’église
de La Doré. Par hasard, je me suis retrouvé avec Raoul Duguay dans l’antre du
directeur littéraire. Il publiait L’apokalypsô
si je me souviens bien. J’étais prêt à tout accepter sans me pencher sur une
ligne, à vendre mon corps au diable et à VLB pour voir mon nom sur la page d’une
plaquette de poèmes. Duguay étudiait chaque article, posait des questions,
évaluait le pour et le contre, soupesait encore chaque bout de phrases pour en trouver
toutes les interprétations possibles. Ce qui aurait dû se régler en quelques minutes
avait pris des heures. J’avais eu ma leçon : ne jamais signer un contrat
sans l’avoir examiné à la loupe.
MIGRATION
Et puis Victor-Lévy Beaulieu a quitté la rue Saint-Denis pour
faire un détour par L’Aurore, avant
de fonder VLB Éditeur. Je l’ai
retrouvé avec La mort d’Alexandre qu’il
accepta avec enthousiasme. Je lui avais été infidèle pour Le violoneux, m’égarant au Cercle
du livre de France à cause de Guy-Marc Fournier, un ami journaliste et
écrivain du Lac-Saint-Jean, le grand responsable de mon entrée dans le monde de
la presse.
Il était arrivé comme ça pour me surprendre dans ma vaste demeure
de La Doré où je m’étais réfugié pour apprivoiser les phrases. Je venais de
publier Anna-Belle. Il voulait une
entrevue parce qu’il collaborerait avec le journal Le
Quotidien. Je ne sais comment il avait appris que j’étais là. Il faut dire
que Guy-Marc savait tout ce qui se passait au Lac-Saint-Jean. Après des heures à
discuter et à vider des bières, l’idée de changer de métier nous est apparue
comme allant de soi. Lui s’installerait dans ma grande maison du bout du rang
et je déménagerais à Roberval pour emprunter son veston de correspondant et
piégeur de nouvelles. Ce fut fait. C’est comme ça que je suis devenu
journaliste. Le hasard fait toujours bien les choses, surtout dans mon cas. L’auteur de Ma nuit et Les ouvriers m’avait incité à envoyer mon manuscrit chez son
éditeur. Une aventure décevante. Je n’ai jamais rencontré Pierre Tisseyre, jamais
mis les pieds dans les bureaux de cette entreprise qui avait fait d’Alice
Parizeau une vedette, jamais dit mon mot pour la jaquette qui aurait pu
inspirer Stephen King. Le roman le plus laid au Québec en 1979, j’en suis convaincu.
J’aurais pu remporter le prix Horreur s’il avait existé. Monsieur Tisseyre
m’avait laissé entendre qu’il me publiait parce qu’il avait reçu une subvention
d’Ottawa. Ma prose ne semblait guère l’édifier et je ne crois pas qu’il se soit
attardé aux aventures de Philippe Laforge, un personnage qu’aurait pu imaginer Jacques
Ferron ou Yves Thériault. Ce fut pourtant mon best-seller.
Un peu plus tard, je me suis retrouvé chez Québec-Amérique avec André Vanasse pour Les oiseaux de glace. Une autre rencontre qui allait bouleverser ma
vie. Vanasse devait lancer XYZ Éditeur
peu après, devenant le mentor de plusieurs de mes livres, un ami et un confident.
Cet homme généreux lit encore mes manuscrits. Je suis le plus grand des
chanceux parce que c’est un redoutable pisteur et un œil de lynx. Sans lui, Le voyage d’Ulysse n’aurait jamais vu le
jour. Ce fut lui aussi qui a pris le risque de publier nos pérégrinations à
l’étranger et au Québec quand tous boudaient le récit de voyage. Il a fait de Un été en Provence, écrit en
collaboration avec Danielle Dubé, un succès.
Depuis, j’ai compris que les maisons d’édition au Québec ont la
vie brève et durent le temps que le fondateur s’y épuise. Des entreprises que j’imaginais
indestructibles ont disparu lors d’une vente, d’une transaction ou encore pour
des raisons obscures. Un monde fascinant qui ne cesse de muter.
J’aurais adoré devenir directeur littéraire, pour l’amour du
texte, les discussions avec les ouvreurs de mots et le plaisir de concevoir un
objet attirant. La joie de pousser un récit « dans ses grosseurs » comme dit
l’ami Victor-Lévy. J’ai fait une incursion dans cet univers avec Jean-Claude
Larouche. Une expérience qui m’a fait surtout connaître l’étrange vie
des manuscrits et le contact avec certains auteurs qui tentaient de me convaincre qu’ils étaient des génies et que leur histoire serait un triomphe
international. Bien plus, Hollywood les attendait. C’était l’époque des Filles de Caleb d’Arlette Cousture et
j’ai lu des dizaines de pâles copies de ce très beau roman. Tous avaient une
tante dans le grenier ou une mère sans peur et sans reproches. J’ai compris
depuis que nombre de gens qui veulent entrer en écriture suivent la courbe des
succès du jour.
ÉPOPÉE
Le monde de l’édition au Québec est une véritable épopée avec ses
hauts et ses bas, ses exploits et aussi de magnifiques échecs. Qui va nous
offrir un essai sur les remous de l’aventure littéraire au Québec à partir des
années 70, où les entreprises se sont laïcisées (c’est malheureusement encore
d’actualité), diversifiées et même spécialisées avec La courte échelle qui a rejoint des milliers de jeunes. Tous ont
réussi avec plus ou moins de facilité à se frayer un chemin vers la modernité
et à faire un travail professionnel. Beaucoup de petits artisans surgissent
chaque décennie pour s’imposer ou vivre le temps de quelques livres comme nous
l’avons fait avec Sagamie/Québec.
Je regarde souvent le recueil de mon ami Carol Lebel,
son si beau titre qui me fait toujours rêver : Difficile de respirer dans les yeux des autres. Juste cette phrase
méritait la publication.
Et que dire d’un poème qui vient me hanter comme l'appel d’un
gong.
« Toute la matière à peser
dans l’idée du
territoire d’autrui
ça inquiète ça blesse
l’équilibre de la lumière » [1]
Des aventures où beaucoup des écrivains ont tout perdu, un
monde qui ne cesse de se régénérer pourtant. Le plus intéressant a été de voir
naître des petites maisons qui ont su se démarquer en travaillant hors
Montréal, ce qui semblait impossible dans les années 70. Chose certaine, il y a
toujours quelqu’un pour ouvrir une fenêtre, faire un pas vers ces inventeurs
d’histoires qui me fascinent depuis que j’ai lu mon premier livre. C’est le
plus important. Et j’applaudis quand de nouvelles figures s’imposent sur le
plan international. Que d’aventures après Traces,
la folle décision de mes amis rêveurs qui croyaient aux mots et aux phrases.
Peu ont continué sur les chemins de l’écriture dans ce groupe d’audacieux, mais
ce qui compte, c’est d’avoir osé, de concrétiser une idée même si elle est
devenue un splendide désastre.
Une version de cette chronique est
parue dans LETTRES QUÉBÉCOISES, Numéro 174, juin 2019.
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