ALEXANDRE
SOUBLIÈRE étonne dans La Maison mère,
un essai hybride qui prend plusieurs directions et qui se bute à la question du
Québec, son histoire, son identité, sa langue et surtout son avenir. Le
peuplement d’origine française a changé plusieurs fois d’appellation depuis
l’arrivée de Jacques Cartier en 1534 sur les rives de la Grande rivière du
Canada. Canadiens, Canadiens français et Québécois marquent une conception du
territoire et illustrent aussi, peut-être, le long cheminement d’un peuple qui a dû renoncer au grand territoire de l’Amérique, un espace qui était le propre des
Canadiens d’avant la Conquête de 1760 pour se recroqueviller dans l'espace du Québec.
Le concept de
nation au Canada ou du peuplement français en Amérique a connu bien des
mutations depuis l’arrivée de Samuel de Champlain dans la vallée du Saint-Laurent. L’explorateur imaginait une nation
métisse où migrants français s’uniraient aux nations indiennes pour constituer
une population originale. Son rêve ne s’est jamais réalisé, on le sait. Le
terme de Canadien alors désignait les migrants francophones qui s’installaient
à Québec ou à Trois-Rivières et qui parcouraient le continent du nord au sud.
Ils étaient des nomades, des commerçants, des explorateurs qui s’adonnaient à
la traire des fourrures. Ces coureurs des bois honnis par le clergé
s’ensauvageaient bien souvent et vivaient à l’indienne. Ils échappaient à la
vie du sédentaire favorisé par les gouverneurs et les communautés religieuses, correspondaient
peut-être au rêve de Champlain, mais restèrent toujours une minorité.
Serge Bouchard a beaucoup parlé de ces «
grands oubliés » qui ont sillonné les terres de l’Amérique du Nord et sont à
l’origine de grandes villes étasuniennes comme Chicago ou Saint-Louis.
La conquête par les Britanniques en 1760
fit muter le terme. On prit alors l’habitude de parler des Canadiens français par
opposition aux Canadiens anglais qui se partageaient le territoire. Français et
Anglais devenaient les deux grands peuplements du Canada.
Les nations indiennes ne figurèrent jamais
dans ces dénominations, oubliées dans le grand fourre-tout que représente le
mot autochtone. Tous les habitants d’expression française au Canada se
reconnaissaient dans le terme Canadien français.
Les Canadiens français eux, typiquement, ont des
origines qui remontent à la Nouvelle-France. On les retrouve majoritairement au
Québec, mais, par exemple, un francophone ayant des ancêtres de l’époque de
Champlain qui habiterait maintenant le Manitoba est aussi canadien-français
qu’un habitant du Lac-Saint-Jean qui partage les mêmes racines. (p.10)
Ce nom devait changer encore une fois avec
la Révolution tranquille où le terme de Québécois a dorénavant identifié les
habitants de la province de Québec, larguant pour ainsi dire les francophones
qui habitaient l’Acadie, le Manitoba ou encore la Saskatchewan. Ce fut alors
comme une scission dans la population francophone du Canada et certains n’ont
jamais pardonné aux habitants du Québec de leur avoir tourné le dos.
QUESTIONNEMENT
Alexandre Soublière se questionne sur ces
appellations pour désigner le peuplement d’origine francophone du Canada et
propose de revenir au terme de Canadien français pour renouer avec le
territoire, l’immense pays dont le Québec moderne s’est pour ainsi dire amputé.
L’écrivain suggère ainsi de rétablir le contact avec tous les peuplements francophones du
Canada. L’idée est peut-être intéressante, mais je ne connais pas beaucoup de
gens qui vont prendre cette direction. Même si j’ai entendu la formation de
François Legault utiliser le terme lors de la dernière campagne électorale, ce vocable reste anachronique et un peu détonant.
Plus de vingt ans après le deuxième échec
référendaire, comment pourrions-nous nous redéfinir pour regagner un peu de
notre vigueur perdue ? Dans l’urgence des années 1960, en changeant de
signifiant pour nous désigner, avons-nous perdu certains des mythes fondateurs
qui nous définissaient ? Cet essai ne porte pas sur les axes
fédéraliste-souverainiste ou réactionnaire-progressiste. Mon hypothèse est la
suivante : n’aurions-nous pas avantage, dans la situation actuelle, à
faire un pas en arrière pour recommencer à nous voir en tant que Canadiens
français et non en tant que Québécois ? (pp.11-12)
Ce pas en arrière comme dit Alexandre Soublière
aurait comme effet de biffer l’idée de faire du Québec un pays indépendant, d’oublier
le concept de nation francophone. Ce serait repousser une idée qui a cheminé
depuis 1760 et tourner le dos à une période récente où le Québec s’est
modernisé et ouvert au monde. Qui voudrait faire ce pas en arrière ?
PERSONNEL
Le jeune écrivain a migré à Vancouver et aimé
cette ville où le nom de Québécois perd son sens. Il a dû accepter de vivre la
plupart du temps en anglais et garder son français pour le retour à la maison, en
faire sa langue d’appartement ou de jardin. Le francophone a beau se sentir
bien dans sa peau, parfaitement à l’aise près du Pacifique, il ne possède plus la
totalité de l’environnement par sa langue et son imaginaire. La place est
occupée par un autre. Vivre à Vancouver ou dans l’Ouest canadien, c’est
accepter de parler anglais. Je sais que je risque d’en heurter plusieurs en
écrivant cela, mais c'est la réalité.
Le sort des peuplements francophones dans
l’Ouest ou ailleurs aurait dû faire réfléchir Soublière, particulièrement la situation
de Louis Riel et des métis. Je veux bien posséder l’Amérique, mais je tiens
encore plus à la langue française et à un territoire où cette langue peut
s’épanouir dans toutes les sphères d’activités, pas seulement dans le
confinement de la vie privée.
CATASTROPHE
Soublière invente un récit catastrophe où
le Québec et toute l’Amérique plongent dans le noir. Plus rien ne fonctionne.
C’est peut-être le sort des francophones en Amérique qui doivent oublier tous
les grands concepts pour survivre au quotidien. Peut-être que l’écrivain sait
que ce « pas en arrière » qu’il préconise ne peut que provoquer une catastrophe ? Quelle
idée étrange et dérangeante !
Ce scénario n’est pas sans rappeler les
romans de Christian Guay-Poliquin où les personnages sont plongés dans un monde
qui s’est arrêté. Plus rien ne fonctionne avec une panne d’électricité
généralisée et tous doivent se débrouiller avec les moyens du bord, revenir si
l’on veut à des manières qui remontent avant l’électrification. Tous les
gadgets électroniques deviennent désuets alors et encombrants.
Tout comme chez Guay-Poliquin, les
personnages de Soublière, (lui-même et ses amis), doivent se débattre dans une
société qui retourne à la barbarie. Les amis de l’écrivain se retrouvent à la Maison mère, un appartement de Montréal
qu’ils transforment en bunker pour se protéger de toutes les attaques. Il n’y a
plus rien qui tienne. Le civisme, la bonne entente, le partage, tout disparaît.
Tout comme chez l’auteur du Poids de la
neige, la tribu trouve refuge à la campagne où c’est plus facile de survivre.
Étrange comme la grande ville devient impossible et impensable dans les
scénarios catastrophiques. Faut-il revenir au monde rural pour se redéfinir et se forger une identité ?
RÉFLEXION
Ce retour au terme de Canadiens français
demande-t-il de renoncer à la modernité pour faire un saut en arrière ?
Soublière devient inquiétant en suggérant qu’il faudra peut-être une « fin du
monde » pour retrouver les vraies valeurs de la famille et du clan.
Ce scénario lui permet cependant de
réfléchir à l’amitié, l’amour, le partage et ce qui devient important dans un
monde qui se défait et qui bascule dans les guerres tribales. Les armes deviennent
l’outil de survie et ceux qui s’en sortent sont ceux qui manient ces armes et
sont les plus agressifs.
Ce n’est guère différent du monde actuel.
Que l’on pense aux États-Unis de Donald Trump qui régente la planète ou encore à
Israël qui impose ses diktats au Proche-Orient grâce à la puissance de son
armée.
Qu’est un Québécois ou un Canadien français
? Quelles sont les valeurs qui font surface quand on se retrouve en état
d’urgence et de survie ? Il reste la famille biologique ou cette famille que la
vie moderne a constituée, c’est-à-dire le réseau des amis.
« Quand une société n’a plus de mythe fondateur
sain, elle sombre dans le chaos. » De nos jours, le mouvement souverainiste,
malgré les nobles intentions qui le sous-tendent, fait plus de tort à la
jeunesse québécoise que se tenants ne voudraient le croire. Ce n’est pas son
projet qui fait problème, c’est le manque de vision et de solutions pour le
réaliser. Ce sont des valeurs dépassées. Sans issue, le mouvement s’entête à
vouloir aller dans la même direction avec les mêmes stratégies qui se sont
révélées perdantes dans le passé. (p.161)
Est-ce qu’il va falloir vivre le chaos pour
que les francophones en Amérique se retrouvent et s’imposent…
Soublière réfléchit à la langue, la
culture, ce qui fait une identité, cherche de nouvelles valeurs avec les
trentenaires, remet en question sa vie, ses amours, mais ne peut imaginer qu’un
retour en arrière et cela me dérange beaucoup. La pensée tribale n’est
certainement pas une solution. Pourquoi ne pas avoir fait un bon en avant et
imaginer un Québec indépendant ? Pourquoi associer la création du territoire
national à une perte ?
Somme toute, l’écrivain en arrive à la
conclusion que la famille, l’amour des siens, de ses proches importe plus que
tout. Dans la nécessité, les conflits de générations s’effacent. Le rapport au
territoire, la langue, la collectivité alors prennent un tout autre sens.
Cette fiction avec ses rebondissements m’a
fait oublier souvent le questionnement de Soublière. La réflexion cède le pas devant
la fiction.
CONVICTIONS
Soublière n’a pas ébranlé mes convictions
et mon engagement politique. La Maison
mère possède la grande qualité cependant de jongler avec certains
concepts que l’on ne prend guère la peine de considérer et qui agacent souvent
les médias de masse.
Le retour à la loi du plus fort ne me
fascine pas particulièrement. Pourquoi ce ne serait pas le contraire qui se
manifeste, l’entraide, le partage et l’amitié ? C’est une vision très égoïste
de la société que de réduire le collectif à son groupe d’amis. Il me semble que le
Québec dans lequel je vis est beaucoup plus solide que ça et qu’il est capable
de réagir collectivement. Nous l’avons vécu lors de la crise du verglas ou
encore le déluge au Saguenay. Pas nécessaire de renoncer à soi pour faire sa
place en Amérique. Il faut plutôt se donner une identité
solide, devenir une nation pour exister dans l’œil de l’autre. Se diluer dans
le grand tout comme le suggère Alexandre Soublière est la fin de tout
et la perte de sa langue, son identité, ce qui fait du Québécois un être
distinct. Je sais aussi que pour bien des jeunes, les idées que j’énonce ici
peuvent sembler archaïques, mais j’y tiens, ce sont des idées qui
m’accompagnent depuis fort longtemps et que le temps n'a pas rendu obsolètes.
LA MAISON MÈRE, un ESSAI d’ALEXANDRE SOUBLIÈRE publié
chez BORÉAL ÉDITEUR, 2018, 288 pages, 26,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/maison-mere-2623.html
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