En 2010, alors que l’hiver s’installe au Québec, Daniel Canty part sur les routes des États-Unis dans un camion qui ressemble à un capteur solaire. Ils vont là où les vents les poussent, rencontrent des gens, découvrent une géographie, l’histoire de maintenant et un passé moins récent. Tout cela en s’abandonnant aux éléments qui les retiennent et les ramènent, les font tourner en rond comme on le fait toujours dans la vie. Une aventure qui nous entraîne dans un monde familier et étrange.
Chicago, sur les rives du lac
Michigan. On dit que c’est la ville des vents, le lieu idéal pour rencontrer
cet étrange guide. On pourrait penser que les glissements de l’air vont les pousser
irrémédiablement vers le Sud. Ce serait mal connaître les humeurs du ciel et les
souffles qui traversent le continent.
Daniel Canty et Patrick se
retrouvent sur des petites routes, dérivent comme on le faisait peut-être autrefois
quand on levait les voiles pour plonger dans l’inconnu. Les champs abandonnés
et des villages qui se recroquevillent pour garder un peu de chaleur, des noms
comme des bornes qui marquent le territoire. Les vents vont dans une direction,
se calment et les forcent à revenir sur leurs pas. La vie est ainsi faite. Les rafales
ignorent la ligne droite que nous prisons tellement dans notre modernité. Et il
y a parfois un souffle qu’il faut deviner, une respiration qui hésite dans le
matin.
Partir au vent. S’abandonner à des forces qui me dépassent. Obéir à une
raison que la raison ignore. Je sais. Je sais. Mais je suis d’un naturel
anxieux et je tente de m’informer. (p.11)
Sortir à l’aube pour
connaître la direction que l’on va prendre. Le premier geste que mon père
faisait il n’y a pas si longtemps avant d’amorcer sa journée. Le ciel lui disait
qu’il pouvait engranger les récoltes ou labourer la terre.
Étrange
Les gens qu’ils croisent ne
comprennent pas. Il faut une raison pour partir, un but, une explication. Qui prend
la route comme ça sans savoir où il va coucher le soir ? Et puis ils finissent
par hausser les épaules. Ce sont des artistes, des chasseurs de courants d’air,
des gens de la télévision qui traquent les tornades pour les emprisonner dans leurs
images. La gratuité, le plaisir de bouger, de rêver ne trouvent plus sa place
dans notre époque frénétique.
Daniel Canty médite et observe
pendant que son compagnon tient le volant. Les maisons impressionnantes des
origines ont perdu leur lustre. La décrépitude frappe l’Amérique d’Obama. Il y
a eu pourtant un tel désir de changer le monde en ces terres où des nomades
rêvaient depuis des milliers d’années en suivant les troupeaux ; tant d’utopies
qui se sont effilochées dans le matérialisme aveugle. L’impression de fracturer
l’histoire, de remonter le temps. Des noms surgissent, des écrivains qui ont
marqué leur époque et certains lieux. Ils s’attardent devant la maison où
Ernest Hemingway a vécu son enfance. Ces premières années qui expliquent tout
et rien. L’errance que vit Canty n’est peut-être qu’un long retour sur soi pour
tenter de savoir d’où l’on vient et qui l’on est.
J’ai grandi dans deux endroits à la fois : à Lachine et dans cet
ailleurs que j’imaginais, à l’intérieur de Lachine. Nous perdons en grandissant
la conviction des possibles. Parfois, un passage s’éclaire, devant nos yeux,
derrière une porte que nous ne franchirons jamais plus. Devant la maison
d’Ernest, qui ressemble tant à celle d’Emmanuel, je me suis rappelé mes vigies
à l’extrémité de la 47e Avenue. Je ne serai jamais né, ne vivrai jamais à sa place, à Wrightlandia. (p.144)
Époque
Daniel Canty, grâce à sa
grande curiosité, raconte l’histoire de ces petites agglomérations, fait
connaître des personnages qui ont marqué leur époque. Nous voici dans une dérive
qui est peut-être celle de notre temps, le rêve qui a fait naître le Nouveau
Monde et qui claudique maintenant. Le monde a été enfermé dans des boîtes
magiques.
Dans les bars, les
restaurants, les hôtels, des écrans tapissent les murs. Le rêve prend les
dimensions d’un match de football qui fait oublier les peurs et les angoisses. Tout
semble à l’abandon, comme si les
campagnes avaient été désertées. Le pays vacille sous le poids d’une économie
qui se déglingue. Partout, les gens attendent une nouvelle illusion qui leur
permettra de répéter les mêmes bêtises, de secouer des miracles qui mettent la
planète en danger. Des rencontres étonnantes, des résistants, des rêveurs qui
n’acceptent pas le rêve virtuel qui anesthésie le cerveau. Une Julie veut
soigner le corps et l’esprit, croit encore aux contacts humains et à la parole.
Une présence qui séduit les voyageurs et allume une petite flamme.
Dérive
Daniel Canty confronte nos
manies et nos obsessions. Le vent le prend par la main et lui montre les gâchis
d’une civilisation qui a tourné le dos à la nature. Partout les mêmes chambres,
les mêmes décors, des draps, des fenêtres scellées comme des cryptes pour couper
tout contact avec la vie, partout les mêmes cheeseburgers. L’impression de
voyager en ne changeant jamais de lieux. Tout est partout pareil aux
États-Unis. Ne savons-nous que nous répéter jusqu’à épuisement ? Cela m’a
rappelé un voyage en Californie où nous dormions toujours dans une même
chambre, un même motel. Toujours à la même place et ailleurs.
Portrait de la société
américaine qui a oublié ses rêves. La vie se recroqueville dans un match de baseball,
un téléphone qui emprisonne l’intelligence, des jeux qui anesthésient.
Il n’y a plus de terres à
découvrir sur notre planète Terre. Il reste peut-être à partir pour constater
ce que nous avons fait en pensant réinventer la vie. Un livre original, étrange
et formidablement puissant. Il nous ramène à soi, à ses habitudes, à des
certitudes qui permettent toutes les dérives.
Une seule restriction. Les
annotations et les traductions sont quasi illisibles. Ces apartés sont
essentiels au récit pourtant, témoignent bien de cette aventure où il faut
s’ouvrir l’esprit et se dire que tout arrive quand on ne décide de rien.
Canty
Daniel, Les États-Unis du vent,
Chicoutimi, Éditions La Peuplade, 2014, 288 pages, 24,95 $.
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