La journaliste Anica Lazin, née à Kikinda au nord de l’ex-Yougoslavie, a dénoncé la guerre et la dictature du président Slobodan Milosevic. La jeune femme devient l’ennemie d’un régime totalitaire et raciste.
«Tisza» témoigne de son exil et de son désarroi, mais aussi de celui de ses proches. Les lettres deviennent un cri, les confidences qui tentent de briser tous les isolements quand l’avenir n’est plus certain.
Il faut le dire, j’ai eu du mal à m’ajuster à «Tisza». Je m’attendais au récit d’une longue migration qui passait par la France avant d’aboutir au Québec.
Il faut un temps pour apprivoiser les signataires de ces lettres, se familiariser avec des univers qui semblent disparates. Après une vingtaine de pages, j’ai connu le ravissement.
«Je l’ai vue ce matin. J’ai vu l’histoire des peuples condamnés à choisir entre l’exil et la guerre. J’ai vu le Danube bleu rougir du sang, juste là, après le virage soudain qu’il fait en tournant vers l’est. Je l’ai vue ce matin, petite Kila, coincée dans le long entracte entre deux soupirs. Ne parlant que l’allemand, le serbe et le hongrois, elle sautait sur les toits de l’exil en cherchant pendant quinze ans un signe reconnaissable, une flèche, un repère.» (p.46)
Nous touchons le souffle, la pulsion, l’espoir qui permet de croire en une autre existence; cette étincelle qui fait que les humains passent à travers les pires épreuves.
Formes d’exils
L’exil prend plusieurs formes. Les lettres de Tchaïkovski à son ami Modeste Vakar ou de la comtesse Nadejda von Meek ne témoignent pas de la réalité de ceux qui vivent la guerre, la violence et la dictature. On peut fuir un amour d’enfance, tenter de nier son homosexualité, vivre à l’écart pour mille raisons. Que dire du désarroi de Frantz Schubert quand il a lu cette ultime lettre de sa mère.
«Je quitte cette salle d’opération, dans laquelle j’ai subi pendant des années l’acte de chirurgie du cœur. Je débranche tous les appareils qui m’ont tenue, y compris l’amour maternel. Trop forte pour continuer et trop faible pour résister. Je ne vous demanderai jamais de me pardonner, parce que le pardon n’existe pas. Il existe l’oubli, l’acceptation et la résignation. Choisissez ce que vous voulez ! C’est votre vie, la mienne ne vous appartient pas. Je vous ai donné ce que je pouvais. Je ne veux pas assister à votre fin. Qu’elle arrive sans témoins!» (p.39)
La tragédie peut être intime ou celle de tout un peuple.
Une quête
La lettre claque tel un cri dans la nuit. Et peut-être que c’est tout ce qui reste quand on ne sait plus si demain sera possible. Pas question de tricher alors ! La vérité éclate, sans retenue. Ces dépêches dénoncent la folie des hommes et des femmes, ces vies impossibles, expriment des secrets refoulés pendant toute une vie.
Voilà des textes d’exil et d’amour qui atteignent des sommets, des pages qui montrent l’âme humaine quand tous les interdits s’effritent. Les victimes qui subissent les bombes, les soldats qui sèment la mort dans les villages, les femmes qui protègent les enfants et vivent la peur, la violence et la haine parlent.
«J’ai pensé pouvoir placer une vie dans quatre valises. Je me suis trompée. Je n’ai réussi à y faire entrer qu’une chose : la peur. Et même là, elle déborde. Je traverserai ce soir les hantises de la censure. Qu’y a-t-il au-delà d’une vie?» (p.214)
Un grand livre qui touche les fibres de l’être et dénonce les folies humaines que sont la guerre, le racisme et tous les excès du pouvoir. Vrai ! Bouleversant ! Anica Lazin révèle l’humain dans sa simplicité et sa vérité, quand toute retenue tombe.
« Te rappelles-tu cet arbre centenaire, noueux comme tes mains, vigoureux comme notre amour, solitaire comme moi ? Il nous offrait son ombre, planté là, sur la plage sauvage, où nous nous sommes unis. Le jour de notre départ, tu m’as dit que si tu mourais jeune, tu voudrais que ton âme devienne l’âme de cet arbre.» (p.321)
Cette quête dépasse toutes les époques et échappe à toutes les frontières. Un éblouissement.
«Tisza» d’Anica Lazin est publié aux Éditions Trois-Pistoles.
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