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jeudi 4 août 2016

Gilles Archambault continue à écrire sa vie

J’AIME VOIR UN Gilles Archambault continuer son travail d’écrivain malgré ses quatre-vingts ans. Plusieurs, à cet âge, se tournent vers les réminiscences et amorcent alors la rédaction de leur autobiographie. Je pense à Gabrielle Roy et à La détresse et l’enchantement, un livre admirable. Malheureusement, je le répète, le temps lui a manqué pour aller au bout de cette aventure. Archambault ne semble pas vouloir s’éloigner de la fiction. Il est vrai qu’il ne s’est jamais beaucoup écarté de son vécu, de ses préoccupations depuis la parution de Une suprême discrétion en 1963. On parle de plus de cinquante ans d’écriture avec des œuvres soutenues, fortes, quoi qu’il en dise. Oui, Gilles Archambault est porté à minimiser son importance.

J’aime qu’un écrivain transporte dans ses pages d’écriture son vécu et ses préoccupations. Surtout, qu’il accepte son âge et en témoigne avec franchise. C’est peu fréquent, du moins dans notre littérature, que des romanciers racontent les fléchissements du corps, la mémoire qui hésite, la perte d’une compagne et la terrible solitude de la vieillesse. La plupart préfèrent se taire ou rappeler une époque où le corps exultait.
Gilles Archambault a raconté de façon admirable la perte de sa compagne, il y a quelques années. Qui de nous deux ? est un roman vrai, senti et particulièrement émouvant. Il poursuit dans cette voie avec Doux dément, son dernier ouvrage, paru il y a déjà quelques mois.
Fait nouveau, le romancier jette à bas les masques pour se placer au cœur de son récit, ce qu’il a toujours fait malgré les déguisements et les astuces de la fiction. Il ne faut pas croire cependant qu’il bascule dans l’autofiction.

J’ai renoncé à inventer un nom pour mon narrateur. Lui attribuer la paternité de romans aux titres fictifs m’a également paru une opération parfaitement vaine. Il se nomme donc Gilles Archambault et ses livres portent les titres des miens. Les agissements de ce Gilles Archambault, ses désirs, ses avis, ressemblent souvent à ceux que j’ai eus ou que j’aurais pu avoir. Comme moi, il est veuf, comme moi, il est inconsolable. Pour le reste, qu’on ne s’imagine surtout pas que j’ai écrit un roman à clés. Je n’ai aucun goût pour le genre. (p.12-13)

Parler de soi comme si c’était un autre… L’entreprise devient fort intéressante.

RENCONTRE

Une jeune femme emménage dans un appartement voisin de celui où Archambault vit depuis toujours. Une rencontre, quelques mots et voilà que se tissent des liens amicaux. Anouk est jeune, à peine la quarantaine, séduisante, un peu perturbée par une rupture amoureuse et vit mal sa solitude. Elle a besoin de se confier et l’écrivain sait écouter. Elle bouscule la vie du vieil homme qu’est Gilles Archambault, le secoue et l’entraîne dans un tourbillon. Et la vie étant ce qu’elle est, il se met à rêver, à aimer même s’il s’en défend, même s’il sait que rien ne peut arriver entre eux.

Comment un vieil homme qui n’a pas parlé à une femme depuis des semaines peut-il demeurer indifférent ? Indifférent, je ne le suis pas. Elle s’est rendu compte de l’émoi qu’elle suscite en moi. En est-elle étonnée ? Certes pas. Elle ne peut ignorer le pouvoir du charme qui émane d’elle. Le problème, c’est moi. Une femme n’offre pas des muffins à un homme qu’elle veut intéresser. Elle me tient pour un vieux monsieur, et elle a raison. Son « vous ne travaillez plus » n’a même pas été prononcé sur le ton interrogatif. Au mieux, je ne suis pour ma nouvelle voisine qu’un vieillard bienveillant à qui elle demandera peut-être de nourrir son chat pendant ses absences. (p.37)

Peut-on oublier son âge ? Archambault raconte ses émotions sans retenue. Il paraît qu’avec le temps, nous perdons toute pudeur et que nous osons dire des choses que nous aurions tues auparavant. J’aime ce regard sur le vieillissement, les réflexions qui étonnent par leur justesse. Nous n’avons pas l’habitude d’entendre de telles « vérités ».
Il y a aussi ces rencontres avec des amis, leurs agapes, leurs propos, leurs manies et les contacts avec son fils. Nous ne sommes pas dans les grandes marées du cœur, mais dans la vie d’un homme conscient de son vieillissement, qui ne peut s’empêcher de rêver, parce qu’après tout un romancier flirte avec les rêves et cherche à abolir les frontières pour oublier le présent.

Moi, l’écrivain discret, qui me suis toujours terré dans une solitude habitée, moi, inconsolable de la perte de ma compagne, courir après sa jeunesse d’une façon qui peut porter à sourire. Je suis le premier à trouver mon comportement étrange, mais je ne suis pas tenté de le modifier. Le courriel qu’elle mentionne tourne autour de Michel Onfray, dont elle a adoré une apparition à la télévision. Elle sait que je viens de lire les trois premiers tomes de son Journal hédoniste. (p.79)
Belle occasion de s’attarder à ses lectures, à sa vie d’écrivain, à la partie publique de ce travail qu’il a toujours détesté. Il se livrait aux entrevues ou encore aux séances de signatures avec beaucoup de réticence et d’hésitation. Il ressemble à Jacques Poulin qui a toujours consenti à ce genre d’exercice à reculons. J’avoue avoir adoré ces présences dans les salons du livre et les lancements. Je dois maintenant faire un effort pour ce genre d’événements où l’on réalise que la vie d’un écrivain est faite de solitude.
Gabrielle Roy s’y refusait totalement et a vécu les dernières années de sa vie en recluse. Ils sont quelques-uns comme ça, osant à peine devenir un personnage public lors d’une nouvelle parution. Dire que plusieurs jeunes écrivains ne vivent que pour être à l’avant de la scène ou sur la place publique.

PROPOS

Cela ne m’empêche pas de sursauter devant certains de ses propos. Malgré une vie professionnelle où il a été au cœur de la vie littéraire du Québec, Archambault ne s’attarde guère à ses pairs et à la littérature d’ici. Il est de cette génération qui donne l’impression d’avoir vécu en France parce que toutes leurs références se tournent vers ce pays. Ils agissent comme si les écrivains québécois n’existaient pas ou n’avaient pas d’importance.

Une chose m’indisposait surtout chez Simone, le culte exagéré qu’elle vouait à la culture québécoise. Croyant m’être agréable, elle disait des phrases du genre « Vos livres, à vous, auteurs d’ici, valent bien ceux des Américains ou des Italiens, pourtant il n’en est jamais question dans Le Monde ou dans L’Express. C’est inacceptable, tu trouves pas ? » Non, je ne trouvais pas. Simone avait commencé à m’énerver. (p.44)

Peut-être, oui, Simone s’énerve un peu, mais elle a raison. Pourquoi ce silence ? Parce que trop souvent les écrivains du Québec préfèrent s’attarder aux écrivains américains, sud-américains, japonais ou européens quand on leur donne la parole. Ils évitent systématiquement de faire référence à leurs contemporains. Ces propos m’ont toujours étonné et dérangé. Comment être soi en s’ignorant ? Pourquoi écrire si notre littérature et le travail de ses collègues ne nous intéressent pas ?

TÉMOIGNAGE

Gilles Archambault témoigne des préoccupations d’un homme qui sait que le temps lui est compté et qui ne peut se permettre de perdre la tête. J’aime cette lucidité, cette retenue, cette conscience du moment présent.
Un roman que les jeunes ne liront pas, il le sait, mais qui reste touchant. C’est ça la littérature, peu importe l’âge. Dommage que l’on oublie au Québec ces écrivains qui publient depuis longtemps et qui réussissent encore à nous bousculer. Archambault sait qu’il est sur la voie d’évitement et qu’il n’y en a que pour cette jeunesse pétillante qui a toutes les audaces. Il écrit, c’est le plus important. Pour lui et ses lecteurs. J’en suis.

DOUX DÉMENT de GILLES ARCHAMBAULT est paru chez BORÉAL ÉDITEUR, 248 pages, 22,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : LES CAHIERS VICTOR-LÉVY BEAULIEU publié chez NOTA BENE.

mercredi 27 juillet 2016

Louis-Philippe Hébert explore le monde des cauchemars

LES RÊVES FONT PARTIE de nos nuits et s'aventurent parfois en plein jour. Certains nous titillent longtemps et nous permettent de réaliser des choses étonnantes. Ils peuvent être à l’origine d’œuvres littéraires fascinantes. Je connais des écrivains qui rêvent leurs histoires avant d’en faire des livres. Je pense aussi à ce cauchemar que j’ai placé au début de mon carnet L’enfant qui ne voulait plus dormir. Une histoire de destruction qui m’a suivi pendant des jours et que j’ai exorcisée par l’écriture. Heureusement, à peu près tous les rêves se diluent dans les premières gorgées de son café. On dit qu’ils sont là pour « nettoyer l’esprit » et calmer certaines angoisses. Chose certaine, cela permet de comprendre le fonctionnement complexe du cerveau qui possède des dimensions ignorées. Il me semble téméraire cependant de vouloir leur trouver une signification précise, de chercher à les classer pour en faire une science exacte.

J’ai hésité sur les premières pages du roman de Louis-Philippe Hébert. Je ne sais trop, un certain vague, un flou, une réalité qui nous échappe. Et ce James, animateur vedette d’une émission scientifique à la télévision, rêveur obsédé qui note ses cauchemars et tente de les analyser. Il suit une thérapie, participe à des rencontres avec un groupe qui se débat avec des phobies. La narration nous déroute souvent et nous ne savons plus qui raconte l’histoire. Mais qui dit que le monde des rêves est linéaire et rassurant comme la physique quantique ?
Et il est arrivé ce qui arrive souvent : je me suis laissé prendre par ce texte qui ne cesse de nous bousculer et de se dérober. Louis-Philippe Hébert possède ce talent de nous faire perdre pied et de nous étourdir.
James Cook ne veut plus fermer l’oeil. Est-ce possible ? Il semblerait que l’on ne peut résister qu’une douzaine de jours sans dormir. Il s’ensuit après de graves problèmes de santé, d’équilibre et de perceptions. Toutes les fonctions normales du corps sont altérées.
Et comment ne pas penser encore à mon carnet, à l’enfant que j’ai été et qui ne voulait plus dormir par peur de la mort ? Décidément, Louis-Philippe Hébert touchait des peurs et des obsessions que j’ai soigneusement camouflées par l’écriture.

COMPRENDRE

James glisse peu à peu dans une sorte d’état second où il dérive entre la veille et le sommeil. Il bascule dans des cauchemars où il est écrasé, étouffe et n’arrive plus à respirer. Le pire des supplices. Et puis cela m’a frappé. Le personnage d’Hébert porte le même nom que l’explorateur, celui qui a été le premier Européen à aborder l’Australie, la nouvelle Calédonie et Hawaï. Ce navigateur a été aussi le premier à faire le tour de l’Antarctique. Peut-être que l’écrivain veut nous faire comprendre que le rêve est un continent à découvrir et qu’un explorateur doit être un grand rêveur. Jacques Cartier et Samuel de Champlain avaient certainement un bel imaginaire. Il faut rêver longtemps pour penser marcher sur la Lune ou les planètes de notre voisinage. Jules Verne ne s’en est pas privé.

Plusieurs fois, tu as vécu cet étrange passage entre le rêve et la réalité. Colportant du rêve à la réalité des préoccupations qui ne la concernaient pas. Il y a vraiment deux mondes qui ne doivent pas emprunter l’un à l’autre, car ils ont leurs propres exigences, leurs extravagances et leur matière capricieuse. Nous nous imaginons durant toute une vie que l’un de ces deux mondes triomphera. Que la mort décidera pour le rêve, et qu’il faudra laisser derrière nous la réalité. Alors que, de toute évidence, un état n’est pas possible sans l’autre. Et le fait de combattre l’un ou l’autre n’entraînera jamais d’issue victorieuse. (p.17)

Il y a des dimensions de l’esprit que nous ne pouvons appréhender que par le rêve. Une sorte de monde secret que nous avons du mal à comprendre et qui peut effaroucher par certains aspects.
Pourtant, de grandes découvertes, les théories de l’univers par exemple, des concepts qui ont changé notre vision du monde, même si nous avons du mal à les assimiler, viennent d’abord du rêve. Il faut imaginer le monde pour le comprendre et percer certains de ses secrets. Que serait la connaissance sans ces chercheurs ? Einstein a répété que l’important était l’imaginaire. Mais le rêve éveillé a-t-il un lien avec celui du sommeil qui nous fait glisser dans des dimensions qui deviennent souvent cauchemardesques ?

RÉFLEXION
 
Le roman de Louis-Philippe Hébert est une véritable exploration du réel ou ce que nous pensons être la réalité. Qui sommes-nous dans l’univers et à quoi correspondent nos rêves ? Avons-nous en nous des dimensions que nous ignorons ? James entraîne son réalisateur dans ses obsessions, tente de voir clair, de trouver une façon de comprendre ce qui se passe en lui.

C’est le docteur Mortier qui, le premier, te suggéra de les transcrire et de noter l’heure de tes cauchemars. N’importe quel psy t’aurait dit la même chose. Et toi, tu as vu dans cette suggestion une démarche qui pouvait te plaire. Une solution scientifique. Tu t’es appliqué. Tu as voulu vérifier les occurrences à ton cadran même avec tes yeux de presbyte. Prendre conscience du moment de la nuit où tes ennemis intérieurs te hantaient. Je crois que le psychanalyste voulait ainsi créer une distance, disons objective, entre tes cauchemars et la réalité. Mais toi, tu as voulu mesurer l’immesurable. (p.29)

Un événement perturbe le narrateur. Sa servante, en voulant se faufiler d’une pièce à l’autre, reste coincée entre deux cheminées. On la retrouve quelques jours plus tard et elle ne s’en remettra jamais. Elle a perdu l’esprit. C’est certainement ce qui attend le narrateur. On ne peut se glisser dans une autre dimension sans tout risquer, sans perdre ce que l’on appelle notre bon sens.

Le rêve : voilà donc un théâtre sans critique, sans analyste véritable. C’est pourtant le théâtre le plus répandu : un théâtre universel où chaque nuit des milliards de spectateurs et d’acteurs à la fois se retrouvent, créant leur décor, dirigeant la mise en scène, pour qu’il se produise quelque chose qu’ils seront les seuls à voir. Pour qu’un ange transmette un message, combien de nuits d’orgie devaient avoir lieu… (p.79)


Comme de raison, tout cela finit par la mort. Le fameux boa qui a poursuivi James pendant son combat finit par l’emporter. La mort est-elle un rêve ou un cauchemar ? Pourquoi l’esprit nous entraîne-t-il dans des dimensions où nous perdons tout ? Pourquoi rêver la mort ?

Le rêveur n’a plus qu’à descendre plus profondément dans la mine. Parce que, dans les couches les plus profondes, là où le rêveur n’a plus aucun contrôle sur le film qui se déroule, là où il n’y a même plus de projecteur, là, dans l’obscurité complète, là n’importe quel intrus peut agir à sa guise, là réside la vérité. Pas d’effort à fournir. Pourquoi se forcer ? La bonne vieille routine devrait suffire. Celle du tunnel, du couloir, de la grotte dont l’animateur n’arrive plus à s’extirper, l’endroit où James étouffe. Même plus besoin d’inventer une astuce pour le faire entrer là-dedans. Le prendre au piège. Il y va de lui-même maintenant. Mais il faut creuser la mine, et c’est leur travail. Chaque jour, chaque nuit, ils recommencent. Car les couloirs de la mine se remplissent aussitôt après le réveil…(p.129)

Un livre menaçant, étonnant, qui est venu me chercher dans mes peurs et mes obsessions. Une narration qui bascule dans des raccourcis fréquents, où l’on n’est plus certain d’être ce que nous sommes. Hébert m’a souvent dérouté et, en même temps, m’a fait parcourir un territoire qui me semblait connu. Tous les grands rêveurs sont peut-être passagers d’un même navire.
Nous ne sommes pas plus rassurés après les 101 fiches de James ou du réalisateur. Comme nous n’en savons guère plus sur la mécanique du rêve et son rôle. Tout est toujours à recommencer dans cette aventure. J’avoue avoir eu un peu peur d’aller au lit en lisant ce roman qui vous pousse dans des territoires que vous n’aimez guère fréquenter.
Oui, il y a encore des continents à découvrir, mais ils sont dans notre cerveau. Et il semble que l’on ne peut s’aventurer dans ces dimensions qu’en risquant sa peau ou en s’abandonnant à tous les rêves.

JAMES OU LES HABITS TROP AMPLES DU BOA CONSTRICTOR de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR, 290 pages, 30,00 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : DOUX DÉMENT de GILLES ARCHAMBAULT publié chez BORÉAL ÉDITEUR.

jeudi 14 juillet 2016

Kim Thuy ne cesse d’explorer l’histoire de sa famille

CERTAINS ÉCRIVAINS NOUS décrivent une réalité autre et changent nos regards et nos idées préconçues. Je pense à Sergio Kokis et sa façon particulière de raconter l’aventure humaine, Daniel Castillo Durante, Abla Farhoud et bien d’autres. Le hasard a fait que j’ai lu Dimitri Nastrallah et Kim Thuy dans un même élan. Deux histoires de réfugiés. Des moments difficiles, la misère et la terrible entreprise de devenir un citoyen modèle dans un nouveau pays. Heureusement, il y a les belles histoires de Kim Thuy et Dany Laferrière pour nous rassurer. Ça ne veut pas dire que leur parcours s’est fait sans hésitations après avoir tout laissé derrière eux. Kim Thuy a déjà raconté son départ du Vietnam avec sa famille, le bateau surchargé et le camp en Birmanie, un lieu où les survivants attendent en marge du monde. Et sa venue au Canada, un peu par hasard.

Kim Thuy, encore une fois, dans un court récit, revient sur l’histoire de sa famille qui a connu l’aisance matérielle au Vietnam et qui, devant la montée du communisme et la victoire imminente du Vietnam du Nord, doit partir. Bao Vi, la narratrice, raconte les pérégrinations de sa famille dans de courts chapitres. J’ai eu l’impression de feuilleter un album de famille et de retrouver certains visages familiers. Le grand-père Le Van An devenu juge et qui a amassé une fortune, sa rencontre avec la grand-mère, une beauté et la naissance du père de la petite Vi, Petrus, un garçon choyé à qui tout semble facile.
Sa mère, une femme volontaire, se consacre à sa famille, à son mari, à ses multiples désirs, ferme les yeux sur ses incartades. Elle a beau être douée pour les affaires et la gestion d’entreprises, l’homme occupe le centre de l’univers dans la société traditionnelle vietnamienne. La famille veille à protéger ces façons de faire dans le nouveau pays où les mœurs sont tellement différentes.

HISTOIRE

On connaît le drame du Vietnam, l’intervention américaine, les grands mouvements en faveur de la paix et la fuite de dizaines de jeunes Américains vers le Canada pour ne pas avoir à faire une guerre qu’ils ne comprenaient pas. On a eu des films remarquables sur le sujet. Je mentionne Apocalypse Now qui vous laisse avec des images difficiles à oublier, des scènes où la folie humaine se déploie dans un décor grandiose. Le village que l’on brûle au napalm, par exemple.
Bao Vi ne s’attarde guère aux grands bouleversements qui ont secoué son monde, mais plutôt aux effets que cette migration a eus sur sa famille.

Nous avons quitté le Vietnam dans trois bateaux différents. Le nôtre a accosté en Malaisie sans avoir rencontré de tempête ni pirates. Hà et Tri n’ont pas eu la même chance. Leur bateau a été intercepté par les pirates à quatre reprises. Au cours de la dernière attaque, Tri a reçu un coup de machette accidentel d’un homme nerveux. Ma mère a menti à la sienne en lui disant qu’il était porté disparu en mer avec les parents de Hà. Mon père n’a jamais su qu’il avait perdu un fils. (p.44)

Voilà la manière de Thuy, de raconter des drames avec une retenue et une discrétion remarquable. Un garçon est tué par un pirate, un massacre, l’horreur et elle parle d’un homme nerveux, peut-être maladroit. Un écrivain des États-Unis aurait décrit la scène, le meurtre, dans les moindres détails. Pas elle. Un bout de phrase tout simplement. C’est comme ça chez cette écrivaine qui vous aspire par sa façon de dire une tragédie qui a secoué le monde entre les années 1963 et 1975. C’est peut-être aussi la manière orientale de parler de ces choses qui survivent en elle malgré son adaptation à la vie québécoise.
Nous connaissons l’histoire de la migration de la famille Thuy. Vi suit un parcours similaire. La famille s’installe au Québec, s’intègre, mais reste tiraillée entre deux mondes, deux manières de vivre les amours en particulier. Tout se passe bien, mais cela ne veut pas dire que la vie est facile pour la jeune Vi. Le passé est lourd pour les enfants des immigrants et peut les étouffer, malgré certains moments amusants.

Nous sommes arrivés dans la ville de Québec pendant une canicule qui semblait avoir déshabillé la population entière. Les hommes assis sur les balcons de notre nouvelle résidence avaient tous le torse nu et le ventre bien exposé, comme les Putai, ces bouddhas rieurs qui promettent aux marchands le succès financier et, aux autres, la joie s’ils frottent leur rondeur. (p.48)

Long, le frère de la petite Vi ne prend pas de temps à faire son chemin et à connaître tout le monde dans le Limoilou où la famille s’est installée. Il a le charisme de son père et de sa grand-mère.

DRAME

Vi s’efforce d’être la fille modèle. Tous l’encouragent à devenir chirurgienne, à être la fierté de la famille et de la communauté. Des rencontres feront en sorte qu’elle prendra un autre chemin. Un garçon, l’amour et malgré son comportement très québécois, elle reprend instinctivement les façons d’être de sa mère. Elle suit Hà à Montréal au grand dam de sa famille. De nouvelles études et des amitiés, un garçon qui l’abandonne parce qu’elle est trop occidentale. Les hommes s’en sortent toujours mieux que les filles dans ces cas. Il reste la peine, la douleur d’avoir déçu les siens.

Mon comportement avait détruit la réputation de deux familles parfaitement respectables. Ma mère avait dû répondre aux questions des mères curieuses et, surtout, supporter leurs remarques assassines : « Lui permettre d’habiter seule était une erreur » ; « Hà a eu une mauvaise influence sur Vi » ; « Quel garçon osera vouloir d’elle maintenant ? »… J’ai brisé ma relation avec ma mère. J’ai brisé ma mère. Comme mon père l’avait brisée. (p.96)

Vi agit comme ces centaines de jeunes Québécoises. La question est fort intéressante. Les filles et les fils héritent de traditions que les parents cherchent à garder vivantes dans un pays où les choses se pensent et se vivent d’une autre manière. Ils restent souvent entre deux mondes, ne sachant quelle direction prendre.
Vi retournera au Vietnam pour travailler. Une autre manière de choquer sa famille et la communauté du Québec. Cette collaboration avec l’ennemi qui les a forcés à l’exil est difficile à accepter. Elle y rencontre Vincent, connaît le grand amour, mais l’homme disparaît sans laisser de traces. Vraiment une histoire d’abandons, de pertes que celle de cette femme qui demeure discrète, écrasée par une sorte de fatalité qui ne semble jamais trop l’atteindre.

DÉCHIREMENTS

J’imagine les efforts qu’il faut faire pour s’intégrer. Je me souviens comme il a été difficile de quitter mon village du Lac-Saint-Jean pour m’installer à Montréal et y poursuivre des études. Je me sentais ailleurs, dans l’envers du monde, moi qui avais connu que les champs de trèfle et les forêts. L’amour des livres et de la littérature me demandait de changer de peau, de migrer dans ma tête. Rien de comparable avec le drame des réfugiés cependant.
Encore une fois, Kim Thuy est touchante dans sa manière de nous montrer toutes les difficultés que rencontrent les arrivants dans leur désir de se faire une place dans un nouveau pays, de tourner le dos à des traditions millénaires.

J’hésite à annoncer à Aline et à Hanh la fin de mon mandat à Hanoi. J’hésite à suivre mon désir de me retirer à Nowhere, en Oklahoma. J’hésite à m’enfuir du Vietnam une seconde fois. J’hésite à demander à Hanh l’adresse de mon père. J’hésite à délaisser les draps décolorés de Vincent, à me départir de son hamac affaibli par les mailles déchirées, à jeter ses stylos dont l’encre a séché, à décrocher sa moustiquaire reprisée tous les dix centimètres. J’hésite à me quitter, à abandonner la Vi de Vincent. J’hésite parce que je projetais de partir sans rien dire, sans rien prendre, sauf le grand foulard bleu de Vincent. (p.138)

Tout le travail de l’arrivant est de renoncer à son ancienne vie et de devenir celui que le pays d’adoption souhaite. On peut quitter un pays, mais on n’y laisse jamais sa culture et ses traditions. Et pas besoin de bagages pour transporter cet héritage unique.

VI de KIM THUY est paru chez LIBRE EXPRESSION, 144 pages, 24,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : JAMES OU LES HABITS TROP AMPLES DU BOA CONSTRICTOR de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

http://www.editions-libreexpression.com/vi/kim-thuy/livre/9782764811030

lundi 11 juillet 2016

Dimitri Nasrallah nous plonge dans la vie des réfugiés

LA GUERRE A TOUJOURS bousculé les populations et fait bouger les frontières. La faim aussi, la misère. Pensons aux Irlandais qui ont fui la famine en venant en Amérique. Beaucoup sont morts dans des bateaux insalubres ou encore sur une île, au milieu du Saint-Laurent, lors d’une quarantaine qui ressemblait à une expiation. Quelques écrivains se sont attardés à leurs misères. Je pense à L’été de l’île de Grâce de Madeleine Ouellette-Michalska. Les déportés de maintenant vivent les mêmes terreurs et on s’émeut pendant quelques jours devant un petit garçon trouvé mort sur une plage, son corps secoué par les vagues. Nous sommes mitraillés par des images et des informations qui décrivent le drame d’hommes et de femmes qui fuient la guerre pour venir en Europe. Ils ont tout perdu et après avoir frôlé la mort, se butent à des frontières et des militaires. Nous nous émouvons, nous nous agitons et après, nous retrouvons notre confort et notre indifférence.

Niko vit avec son père et sa mère. On est au Liban, à Beyrouth et la guerre civile fait rage. Antoine, le père, ne peut plus travailler. La boutique où il vendait des appareils photo a été  pulvérisée par un missile. La mère rédige des textes, on ne sait trop pour qui, mais ça semble suffisant pour avoir de quoi manger. Les tirs viennent de partout. Pendant une accalmie, Niko retourne à l’école après des mois d’absence. La guerre ferme aussi les écoles. Il perdra sa mère ce jour-là, fauchée par une bombe. Un long calvaire commence pour lui et son père Antoine.

Là-bas, l’avertit-il, tu vas voir des choses que tu ne vas peut-être pas comprendre, que moi-même je ne suis pas sûr de comprendre. Personne ne sait ce que nous réserve le futur. Le seul choix qu’il nous reste, c’est de vivre, de continuer à vivre, et de découvrir ce qui va arriver ensuite. Tout ce qu’on peut faire, c’est espérer. (p.31)

La vie ne peut plus être pareil. Antoine décide de quitter ce pays où l’avenir prend les traits de la mort. Partir, refaire sa vie. L’aventure commence pour ce petit garçon qui s’accroche à son père comme à une bouée de sauvetage.
Ce sera d’abord l’Égypte où Antoine a des amis. Il ne peut résider plus d’un an dans ce pays. Les lois sont ainsi faites et comment trouver du travail dans de telles conditions ? Ils doivent aller en Grèce, sur une île où il est peut-être possible de s’inventer un quotidien.

Il doit accepter son sort et laisser derrière lui l’orgueil et la fierté, il doit commencer à réfléchir comme le pillard qu’il est en train de devenir. Il a fait de graves erreurs de jugement. Leur exil s’est avéré plus dispendieux qu’il ne l’avait prévu. Il s’est perdu dans le brouillard. À cause du désespoir, ses pas sont devenus de plus en plus maladroits. (p.62)

Un travail difficile, des tâches que personne ne veut faire et que l’on confie à ces hommes prêts à tout pour manger et nourrir leurs enfants. La situation est intenable, Antoine ne peut infliger une telle errance à son fils. Il a de la chance. Une sœur de sa femme a migré au Canada. Elle accepte de prendre Niko. Un voyage, une nouvelle famille à Montréal, une autre vie pour le petit garçon. Tout vaut mieux que ce maintenant où ils arrivent difficilement à manger et à avoir des vêtements décents.
Partir au Québec, quitter Antoine est une épreuve terrible pour Niko et il a l’impression d’être arraché à tout ce qu’il est.
Le jeune garçon doit apprendre à vivre chez sa tante Yvonne et son oncle Sami, des étrangers malgré les liens familiaux. Une solitude terrible l’attend, la pire peut-être, l’apprentissage d’une autre façon de vivre, d’une langue, avec cet espoir toujours déçu de retrouver un père qui disparaît.

SURVIE

Antoine s’engage sur des bateaux qui transportent du pétrole illégalement dans des pays en guerre. Un travail où on ne pose pas de question, où on n’a pas besoin de passeport ou de visa. On se tait, on reçoit un peu d’argent, on recommence, devient invisible pendant de longues périodes. Antoine pense à son fils, mais le quotidien l’avale et il doit repousser continuellement le jour où il va partir pour le Canada.
L’enfant, malgré les soins et les attentions de sa nouvelle famille, n’arrive pas à oublier. Sami, le mari de sa tante reçoit bien une lettre, mais faut-il entretenir l’espoir chez Niko de retrouver un père qui dérive dans le monde, ne parvient pas à sortir de son gouffre.
Pour se rapprocher de son fils, Antoine entreprend le voyage le plus fou à bord d’un navire qui appareille pour l’Amérique du Sud. Il sera au moins sur le même continent que Niko et il trouvera bien un moyen de traverser les Amériques pour venir à Montréal.

Il trouve un bureau de poste et envoie ses lettres, pour laisser savoir à Niko et aux Malek qu’il est en route. Dans l’enveloppe, il insère trente mille dinars, qui serviront à payer pour la nourriture de Niko. Le monde déborde de possibilités, pense-t-il, quand on a la chance de se voir sur une carte comme celle-là. Il sait exactement où il se trouve et il sait où il doit aller. (p.160)

Antoine fait naufrage et se retrouve à Valparaiso au Chili, ne sachant plus qui il est. Il a perdu la mémoire. C’est peut-être ce qui attend tous les migrants. Il s’installe dans une nouvelle ville grâce à une infirmière, apprend une nouvelle langue et devient père d’une petite fille.

RECHERCHE

Après bien des déboires et des aventures, Niko retrouve la trace de son père. Comment le rejoindre ? Peut-être alors que la vie pourra changer et s’ouvrir devant lui, peut-être qu’il va alors avoir la certitude d’exister et d’avoir un avenir. Il est prêt à tout.
Il fuit, retrouve Antoine, mais la vie a fait d’eux des étrangers. Peut-on changer le passé, changer une vie, tout recommencer ? Faut-il perdre la mémoire pour migrer ? Niko ne sait plus, ne peut savoir. Son père est un autre homme qui a échappé à ses souvenirs et peut-être que lui aussi est devenu un autre.

Personne n’a jamais réclamé sa présence ici, comprend Niko, ni cette femme ni son père ne veulent de lui. Il n’a pas de plan de retour, il n’en a jamais eu. Son père a eu une fille. Elle porte le nom de sa mère, et la seule personne qui ne figure pas au tableau, c’est Niko. (p.366)

IDENTITÉ

Nous suivons à la fois la dérive du père qui risque sa vie sur des bateaux pour survivre. Et Niko, cet enfant dans une nouvelle ville, un nouveau pays qui s’accroche à des souvenirs. Nous plongeons dans le drame de tous les migrants qui, après avoir fui l’enfer, se retrouvent dans une sorte de purgatoire où ils ne savent plus qui ils sont et ce qu’ils vont devenir. Ils ont échappé aux bombes, mais ils hésitent dans leur tête et restent des marginaux malgré les apparences.
Ce qui fait qu’un individu appartient à un pays et un lieu, ce sont ses racines, sa famille, les amis sur qui il peut compter. L’oncle et la tante font tout pour se faire une nouvelle vie, pour aider Niko. Ils ont un espoir, mais sont-ils intégrés malgré le beau certificat qui prouve qu’ils sont des Canadiens ?
Niko illustre cette tragédie devenue trop familière. Bien sûr, la source première est cette folie meurtrière, les guerres, les massacres et les bombardements qui forcent des populations à fuir. Un drame que Dimitri Nasrallah décrit de façon touchante et intime. La migration, l’exil, l’installation dans un nouveau pays demandent des efforts incroyables. Et comment oublier son passé, sa propre histoire ? Niko vit dans son corps et sa tête un exil terrible, le pire de tous, tout comme sa tante Yvonne et son oncle Sami malgré leur aisance financière.
Ce roman touche par sa simplicité, sa vérité et sa justesse. De quoi vous ouvrir les yeux et l’esprit pour comprendre que rien n’est réglé quand on accueille des réfugiés qui viennent d’échapper à l’enfer. Le confort matériel est peut-être assuré, mais il reste la mutation d’esprit qu’exige l’exil et il faut parfois des générations avant d’y arriver. Que dire de plus ? Voici le drame de notre époque raconté en suivant les pas d’un jeune garçon. Tout commence quand des réfugiés s’installent dans un appartement de Montréal ou de Québec et qu’ils découvrent un autre monde où aucun de leurs souvenirs n’a de racines. Un long voyage vers l’identité commence alors et il exige un effort de tous les instants.

NIKO de DIMITRI NASRALLAH est paru à La Peuplade, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : VI de KIM THUY publié chez LIBRE EXPRESSION.

vendredi 1 juillet 2016

Éric Plamondon nous fait redécouvrir notre époque

UN PETIT VOYAGE à Québec. Je prends l’autobus maintenant pour ces déplacements, avec un livre pour oublier la distance et la route. Un roman traînait sur mon bureau depuis un moment. Lire dans un véhicule en mouvement, surtout quand on traverse le parc des Laurentides, est une aventure. J’ai feuilleté 1984 avant le départ et pensé qu’il convenait. Outre le titre qui me rappelait George Orwell, les fragments conviennent pour une lecture voyageuse, surtout sur la route sinueuse entre Hébertville et l’embranchement de l’autoroute qui va vers Chicoutimi ou Québec. Un beau soleil, un jour chaud, l’un des premiers de l’été, un siège pour prendre ses aises et j’ai ouvert le roman en longeant le lac Vert. Je me suis rendu compte rapidement que je ne traverserais pas seulement le parc des Laurentides, mais que je vivrais une expérience de lecture.

Je ne savais rien d’Éric Plamondon. J’avais droit à trois romans publiés entre 2011 et 2013 réunis en un gros volume. Hongrie-Hollywood Express, Mayonnaise et Pomme S. Une réédition originale. Cela ne se fait guère. Je me suis avancé sur la pointe des pieds. Surtout avec les courbes de la route, les moments pour regarder la rivière aux Écorces dans toutes ses grosseurs du printemps, ou encore ce paysage qui me coupe le souffle quand on aborde les descentes du mont Apica.
Une mauvaise impression d'abord. Cette longue énumération du début m’a fait sourciller. L’auteur se complaît dans une logorrhée sans fin et normalement, j’aurais rebroussé chemin.

J’ai eu de l’acné, je suis allé à l’université, j’ai eu du cul, je me suis marié, je me suis drogué, j’ai voyagé, j’ai fait du sport, j’ai lu les journaux, j’ai dit « bonjour », j’ai dit « oui, merci », j’ai été président de classe, j’ai été employé du mois, j’ai milité pour ci et j’ai milité pour ça. J’ai ouvert un compte en banque, j’ai économisé, j’ai acheté une voiture, j’ai roulé un peu ivre, mais pas trop, je n’ai pas grillé de feu rouge, j’ai repassé mes chemises le dimanche soir, j’ai acheté des cadeaux de Noël, d’anniversaire, de mariage, de Saint-Valentin… (p.13)

La danse du « je » continue pendant trois ou quatre pages. Je n’aime pas les répétitions et chasse les mots qui reviennent dans mes textes en véritable obsédé. Je crois que j’aurais mis le livre de côté normalement. Je suis un lecteur patient, mais certaines choses me rebutent. J’ai continué, malgré mes hésitations, me disant que ce serait ma lecture de voyage. Et je n’avais pas envie de passer des heures à compter les épinettes.
Et est apparu Johnny Weissmuller, le grand champion olympien et comédien qui a fait les beaux jours de mon enfance. Quand nous avons enfin eu la télévision dans la maison familiale, un peu après tout le monde au village, je ne ratais jamais Jim de la jungle. Une sorte de gardien de parc, une manière de Tarzan qui vivait bien des aventures. Comment oublier le plongeon du début, le chapeau qu’il jetait d’un geste assuré avant de s’élancer du haut d’un rocher ?
Et un écrivain américain que je ne connaissais pas. Un autre ! Richard Brautigan, un résistant qui a vécu à San Francisco à la belle époque. Son grand-père serait né au Québec.

PIÈGE

Et je me suis laissé prendre par ces textes qui nous lancent sur les traces de Tarzan, l’homme au cri inoubliable qui a fait rêver tous les garçons de mon époque et aussi un certain Gabriel Rivages qui est hanté par Brautigan, lit ses livres, ne semble jamais vouloir connaître la paix, sauf quand il plonge dans la lecture.
Ce n’est qu’au retour que j’ai été happé par 1984 qui tient du journal, de la fiction, de l’invention, de la biographie de Johnny Weissmuller, ce héros olympien et comédien qui a fini dans la dèche. Une histoire fascinante d’un petit garçon né en Hongrie et qui est devenu un champion de natation. J’ai su devant l’Étape, tout près du grand lac Jacques-Cartier qui digérait ses dernières glaces, que j’irais jusqu’au bout de cette lecture un peu particulière. Pas évident d’osciller entre la fiction, le bavardage, les éléments biographiques de l’écrivain, des réflexions personnelles et une forme d’enquête sur notre monde ou des évidences que l’on ne prend jamais la peine de vérifier. Une sorte de capharnaüm où l’on retrouve Johnny Weissmuller dans son enfance à Chicago, près du grand lac Michigan où il a développé une véritable passion pour l’eau et la natation. Un palmarès unique et impressionnant. Le premier humain à nager le cent mètres en moins d’une minute. Si vous aimez les exploits sportifs, vous êtes comblés.
Et il y a l’après, sa carrière au cinéma. Un homme qui n’est jamais arrivé à s’installer dans la vie avec ses nombreux mariages et qui a tout flambé. Les héros dégringolent souvent aux États-Unis. Et il y a ce Brautigan que l’on découvre peu à peu. Un original, un singulier qui échappe à toutes les balises.

Entre la guerre du Vietnam, les émeutes raciales et le droit des femmes, il trouve sa place parmi les allumés de la côte ouest. Il ne se veut pas directement anarchiste comme les Diggers, mais son style respire la liberté à pleine page. Quand il parle d’une partie de pêche ou d’une balade en bus, Brautigan, par son style, tape autant que Bakounine ou Blanqui. Ni dieu ni maître ! (p.237)

Je suis allé sur Internet pour savoir qui était cet écrivain. On a beau passer sa vie à lire, il y a toujours des auteurs qui restent dans l’ombre. Il suffit d’entrer dans une bibliothèque ou dans une librairie pour prendre conscience de l’ampleur de son ignorance. Une tête sympathique et un mythe de la contre-culture.

FASCINATION

Et je me suis passionné pour cette écriture qui se moque des belles manières, n’hésite jamais à bousculer les convenances et à défaire les schèmes de la narration. Nous sommes à la fois dans le réel et le fictif, dans le journal intime et la biographie d’un sportif et d’un écrivain mythique, dans l’actualité aussi. Brautigan m’a rappelé Kerouac et cette génération qui rejetait toutes les obligations pour vivre la vie d’errant qui ne croit et n’espère que dans les rencontres fortuites, les amitiés qui vous emportent parfois au bout du monde. Surtout que je venais juste de sortir de la lecture des romans en français de Kerouac et de son journal de bord. J’étais particulièrement bien préparé pour suivre Rivages, Plamondon et Brautigan.

En 1926, le quadruple médaillé des Jeux olympiques de Paris est invité à visiter les studios de la MGM à Hollywood. Il y rencontre, médusé, son héros d’enfance Douglas Fairbanks. Ce dernier lui donne alors ce conseil : « Si jamais tu fais du cinéma, faut te faire raser tout le corps, sinon à l’écran les poils paraissent énormes. On ne voit plus que ça. C’est dégoûtant. » (p.59)

Anecdotes, réflexions pour mieux voir peut-être l’histoire contemporaine, me faire prendre conscience que j’ignorais bien des choses. L’ordinateur par exemple.
Je me suis passionné pour Brautigan dans Mayonnaise, ses déplacements, ses lectures, ses écrits, ses succès étonnants et son refus de toutes les normes, ses excès aussi. Il finira alcoolique, un peu comme Kerouac, se suicidant en 1984. Toujours l’ombre d’Orwell, l’année particulière.

POMME S

Le dernier roman m’a emballé. Je me suis retrouvé devant l’ordinateur que j’utilise tous les jours. Pomme S, le titre, rappelle la fonction clavier pour enregistrer un texte. Plamondon nous fait connaître Steve Jobs, l’inventeur de Appel et de l’ordinateur personnel. Le lancement a eu lieu en 1984 et cet appareil a changé le monde. L’histoire d’une réussite exceptionnelle, l’invention d’une machine qui a bouleversé nos manières de faire et de concevoir la mémoire. Avant l’écriture, l’invention de l’imprimerie pour tout dire, les humains cherchaient à savoir le plus de choses possible et à les répéter à leur descendance. L’invention de la rime aurait facilité ce travail de mémoire. L’ordinateur, les transistors, le disque dur ont fait en sorte de déposer le savoir humain dans une immense bibliothèque pour nous libérer du devoir de mémoire. Steve Jobs a été un visionnaire et un homme fascinant malgré ses obsessions.

Steve Jobs aimait se prendre pour Léonard de Vinci. Il voyait dans l’Italien la figure parfaite du gentilhomme, à la fois artiste et scientifique, poète et technicien. Pour lui, le portraitiste de Mona Lisa représente l’alliance par excellence entre l’art et la science. Toute sa vie, Jobs se réclame de cette dualité. Il veut marier la technologie la plus parfaite au design le plus raffiné. (p.520)

Une aventure passionnante que celle de l’informatique. Steve Jobs est devenu une légende et une sorte de prophète. Chose certaine, je ne vois plus mon ordinateur de la même façon.
Plamondon m’a fait connaître quelques grandes figures de mon époque et mieux aimer mon siècle que l’on a tendance à voir comme celui des excès et des agressions contre l’environnement. Certains ont vécu d’incroyables aventures qui ont changé le monde et nos manières de faire. Oui, les découvertes sont encore possibles et tout n’a pas été dit et fait. Il faut juste un peu d’imagination pour emprunter des sentiers inconnus. Tout est toujours à découvrir.
Un écrivain étonnant que cet Éric Plamondon. Il aime défaire les normes de l’écriture et réussit à nous accrocher avec ses réflexions, sa curiosité, son plaisir de raconter, son amour de l’humain et de son époque. Que demander de plus ?

LA TRILOGIE 1984 d’Éric Plamondon est paru au QUARTANIER, 616 pages, 31,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : NIKO de Dimitri Nasrallah publié à La Peuplade.

mercredi 29 juin 2016

Jean-François Beauchemin aime flâner dans sa vie


LES ÉCRIVAINS FINISSENT tous par s’attarder à leur vécu avec le temps. Malheureusement, presque tous tardent à écrire leur autobiographie. Je pense à Gabrielle Roy et à Gabriel Garcia Marquez qui se sont arrêtés, dans cette entreprise fascinante, à leur première publication. Bonheur d’occasion pour Gabrielle Roy et Cent ans de solitude pour Gabriel Garcia Marquez. Ils ont traversé l’enfance et n’ont pas eu le temps de raconter comment leur vie a changé avec le succès. Peut-être que les écrivains rêvent d’être maîtres du temps en luttant constamment avec lui. Jean-François Beauchemin raconte son vécu, s’attarde à des réflexions et des pensées dans un autre de ses carnets. J’aime ces textes qui s’aventurent autant dans le passé que le présent. Une manière d’apprivoiser les mots en demeurant attentif à l’aventure de vivre.

Les écrivains aiment s’attarder aux détails et aux contours de leurs jours. Plusieurs finissent par arpenter leur jardin, s’attarder dans un coin isolé, jongler avec une pensée qu’il reprenne sans cesse pour la scruter sous tous les angles. Ces porteurs de mots tentent de comprendre ce que la vie a fait d’eux et ce qu’ils font d’elle. Tous les écrivains cherchent cet équilibre, même quand ils s’égarent dans la fiction et tentent de déjouer le réel.
Avec Objets trouvés dans la mémoire, Jean-François Beauchemin ne fera pas courir les foules même s’il a ses lecteurs. Cet écrivain est passé maître dans l’art de flâner, de s’attarder à un souvenir, une rencontre, une lecture ou une phrase qu’il retourne comme les pierres sur son chemin pour voir ce qu’elles cachent.
L’aventure débute par une citation un peu intrigante de Gustave Flaubert.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. (p.7)

Un livre libéré des intrigues et des personnages, avec des mots qui vont dans toutes les directions pour mieux vous cerner. De quoi attirer l’attention de Jean-Pierre Girard avec ses Chroniques de riens. Un livre qui ignore les intrigues et les personnages pour s’installer dans le présent, se coller simplement à la vie et aux bonds qu’elle peut inventer. Un carnet où l’écriture s’abandonne à l’écriture. Pourtant, ces petits riens finissent toujours par prendre une direction, s'attarder dans les coins les plus secrets. L’écriture vagabonde veut cela, comme si on se laissait emporter par les mots, des odeurs et des souvenirs qui ne cessent de nous bousculer et de vous hanter d’une certaine façon.

ARRÊT

Cette démarche fascine tous les écrivains qui, après avoir fréquenté la fiction, sentent le besoin d’oublier le personnage qui devient souvent tyrannique. On le sait, le roman impose sa direction, son vocabulaire, sa musique et des lieux, vous fait fréquenter des personnages plus et mieux que certains humains. C’est peut-être ce qui arrivait à mon père quand il se berçait au bout du poêle. Tous savaient qu’il ne fallait pas le déranger ou lui demander à quoi il pensait. Il allait dans un monde que j’aurais tant aimé connaître. J’imaginais qu’il s’aventurait dans les forêts qu’il redécouvrait chaque fois qu’il s’éloignait de la maison en souriant. Il ouvrait les yeux et regardait autour de lui, comme s’il prenait un certain temps à retrouver notre monde. J’étais certain de l’avoir deviné dans ses errances.
 Les écrivains sont des nomades qui tournent autour de certains lieux, des souvenirs, des moments de leur enfance, des rencontres ou des lectures qui les habitent. Ils ne savent jamais où ils vont quand ils s’éloignent comme ça les mains dans les poches, mais souvent leurs pas les mènent dans des endroits connus et visités de nombreuses fois.
Ces moments heureux où l’on a eu la certitude d’être à la bonne place et de respirer en toute liberté. Et ce calepin que l’on traîne avec soi comme un panier pour les champignons. Écrire en marchant, en flânant comme le faisait Nietzsche dans ses promenades en forêt et que raconte si bien Victor-Lévy Beaulieu dans sa dithyrambe beublique.

RENCONTRE

Jean-François Beauchemin a fait face à la mort et l’a raconté dans La fabrication de l’aube, un récit qui touche l’intelligence et l’émotion. Il pense souvent à cet instant où tout pouvait s’arrêter. Un soupir et c’était la grande aventure, la perte des mots et du monde. Comment oublier ce face à face ? Son écriture finit toujours par retrouver le chemin de cet instant qui a changé sa vie. Il a beau s’abandonner aux méandres de sa pensée, s’inventer des sentiers qui semblent n’aller nulle part, il y a toujours ce vécu où il a pris conscience d’avoir failli perdre un monde précieux et unique.

À mon avis, ce livre que j’écris, plein des objets trouvés dans ma mémoire, est encore une façon de détourner l’attention de mon interlocuteur. Je l’oblige en lui racontant mon passé à regarder par-dessus mon épaule plutôt que sur mon visage, sur mes mains et sur mon corps, où l’essentiel est écrit. Ma vie est ailleurs que dans ces braises que je ranime. Ma vie est ailleurs que dans ces braises que je ranime. Je la rencontre bien davantage dans ce battement venu des arrière-fonds de la poitrine et auquel je tâche d’ajuster mon pas, dans ce regard vert qui était aussi celui de maman. (p.69)

Quel plaisir de s'avancer dans une écriture qui vous bouscule et vous entraîne sur des chemins détournés où vous retrouvez vos propres souvenirs. Beauchemin pratique l’art de la confidence où il n’y a plus que la vie qui importe, que ce murmure rassurant. C’est pourquoi, peut-être, ce genre de récit me fascine tant. Voilà une façon unique de cerner l’humain, ses angoisses et ses espoirs, de se voir dans les yeux des autres. Après tout, écrire répond à ce besoin de toucher un lecteur, de retenir son attention, de se comprendre et de cerner une pensée souvent imprévisible.

Je pense que je n’ai de ma vie que cette même connaissance abstraite, ou poétique, si on veut. Ce cœur qui souffle dans la poitrine comme le bœuf dans une certaine étable, ce cerveau veillant de son mieux sur les quelques hectares mal tenus de son domaine, ce corps secourable et problématique, ces croyances abandonnées au bord du ciel, tout cela qui me forme jour après jour m’est au fond étranger. (p.87)

L’écrivain fait de sa vie une réflexion qu’il ne cesse de tisser jour après jour.

EXPÉRIENCE

J’ai lu Objets trouvés dans la mémoire dans le calme du soir, quand le jour se laisse aller, juste après que le soleil renverse toutes ses couleurs de l’autre côté du grand lac, au-dessus de la pointe Taillon en nous faisant des promesses pour le lendemain. J’ai compris encore une fois, avec Jean-François Beauchemin, que la vie est une aventure quand on prend le temps de retenir ses gestes pour être là, maintenant.
L’écrivain touche ce qui se dépose au fond de soi après les grandes rafales, les bousculades et les occupations souvent futiles qui avalent tout notre temps. Il suffit du chant d’une mésange, du regard d’un chat qui s’avance lentement ou de l’envol d’une corneille qui rentre pour la nuit.
Jean-François Beauchemin nous rend plus conscients du présent et de la beauté du jour. Ce carnet, il faut l’ouvrir souvent parce que c’est une main sur votre épaule qui vous empêche de vous lancer dans des frénésies qui laissent épuisé. L’auteur vous donne du temps pour être partout dans votre corps, pour sentir que la vie peut suivre les méandres d’une musique de Ravel ou de Debussy. Une lecture pour se réconcilier avec soi et les autres, surtout avec la course du temps qu’il faut toujours ralentir pour être le plus possible.

OBJETS TROUVÉS DANS LA MÉMOIRE de JEAN-FRANÇOIS BEAUCHEMIN est paru chez LEMÉAC ÉDITEUR 184 pages, 22,95 $. (Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, Été 2016, numéro 162) 

PROCHAINE CHRONIQUE : LA TRILOGIE 1984 d’ÉRIC PLAMONDON publié AU QUARTANIER.