Nombre total de pages vues

Aucun message portant le libellé Textes parus dans Lettres québécoises. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Textes parus dans Lettres québécoises. Afficher tous les messages

mercredi 13 août 2014

Michael Delisle se met au monde par l’écriture

MICHAËL DELISLE a été amputé des mots à sa naissance, de ces mots d’amour qui permettent à l’enfant de faire confiance au monde et de grandir. Il lui fallait combler cette absence pour s’avancer dans l’âge adulte. Il s’est tourné vers l’écriture alors. Écrire pour briser un silence qui nie l’existence, écrire pour sentir la caresse, un regard, un sourire, être là, vivant, entier.

Un père mafieux qui connaît l’illumination et devient un obsédé du Christ ; une mère dépressive qui, un jour, part chercher sa vie ailleurs. Le feu de mon père de Michael Delisle est un véritable coup de poing. Il y a plus cependant dans ce récit terrifiant. Parlons d’une quête qui permet de respirer, de s’avancer dans la vie en marchant au-dessus des précipices.

Une phrase pour débarrer la porte. Je cherche, je ne trouve pas. Mon dépit ressemble à une déréliction : je me sens abandonné par la littérature, comme un toxicomane l’est par Dieu. On dirait que personne ne veut me donner le la pour avancer dans la suite de morceaux qui m’attend. (p.9)

Il faut nécessairement passer par les mots pour repenser sa vie, s’inventer dans un texte, combler ces trous dans la mémoire. L’écrivain cosigne sa naissance par la poésie pour évoquer Bruno Roy. Dire pour être, secouer le passé peut-être pour mieux le voir, se donner une voix pour s’empêcher de mourir dans le plus terrible des silences. Toujours cette enfance obsédante, marquante qui ne cesse de refaire surface. Pas un écrivain n’en réchappe.

Au fil des ans, j’ai fini par me fabriquer une version zéro : ma mère, dont la grande beauté à l’adolescence lui avait permis d’espérer mieux que mon frère et moi comme avenir, a appelé une gardienne pour aller montrer au monde son allure de star dans un bar-motel du boulevard Taschereau. Mon père est rentré plus tôt que prévu, étonné de trouver une gardienne. Quand ma mère est rentrée pompette, mon père l’a visée avec une arme de chasse en la sommant de lui dire avec qui elle avait couché. Devant le fusil armé, elle est allée me chercher pour servir de bouclier. J’ai pleuré un an et quand j’ai cessé de  pleurer, tout est rentré dans l’ordre. C’est comme ça que l’ordre a commencé : avec mon silence. (p.15)

Un fils dont la mère ne voulait pas. Elle a cherché à s’en débarrasser en se jetant dans les escaliers pour provoquer une fausse-couche. Elle tentera même de l’étrangler après sa naissance, de l’étouffer dans son lit. Il survivra à tout, s’accroche à cette mère, ne veut jamais s’en éloigner quand il est jeune garçon pour connaître une deuxième naissance peut-être, attirer un regard qui lui donne une identité, provoquer un mot qui se change en caresse, inventer un court moment de complicité où deux êtres se reconnaissent.

Être adulte

Michael Delisle sera toujours en quête d’amour, de reconnaissance et d’attention. Il écrira de la poésie pour respirer, rencontrera des femmes qui le marqueront, l’aideront à se redresser : Louise Desjardins et Lise Tremblay. Et comment ne pas chercher un père chez les autres hommes, ce père qui n’était jamais là, qui ne les regardait même pas. Il faut recoudre ce qui a été déchiré, retrouver le fil pour dire sa vie, tenir les deux bouts de son existence.

Comme poète, je profite à revivre ces silences mornes. Contrairement à cette idée qui veut que l’artiste se forme à l’expression, ma condition est davantage liée au silence qui m’a été imposé. C’est de n’avoir pas eu le droit de parler qui a fait de moi un écrivain. (p.19)

Le poète se forge une existence en rompant le silence comme on rompt le pain. Il devient un survivant dans ses textes, ces mots réinventés pour s’empêcher de glisser dans le silence, l’absence.
Un récit d’une totale franchise qui parviendra peut-être à contrer le désordre dans la tête et le corps de cet écrivain unique. Savoir que l’on n’a pas été désiré, aimé par ses parents est peut-être la pire des calamités. Toute sa vie, il cherchera à réinventer ce qui n’a pas eu lieu, à dire en plongeant dans le texte sans parachute.
Un récit bouleversant, prodigieusement humain, touchant, implacable. Un texte qui hante, d’une prodigieuse intelligence, d’une humanité qui vous laisse pantois.

Le feu de mon père de Michael Delisle est paru aux Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/feu-mon-pere-2379.html

lundi 19 mai 2014

Et si certaines personnes ne mouraient pas

Réjane Bougé, dans Bruits et gestes perdus, reconstitue la vie et les gestes de son compagnon disparu trop tôt. Un travail précis, ethnologique je dirais qui trace un portrait touchant de l’écrivain Jean-Marie Poupart. Jamais il n’est nommé, mais c’est bien ce magnifique auteur que l’on découvre dans ces courts tableaux.

Jean-Marie Poupart est décédé en 2004 et pourtant il est là, bien présent dans l’esprit de Réjane Bougé qui a partagé sa vie. Une quarantaine de tableaux, des scènes courtes évoquent sa présence, ses façons d’être, de rire, de lire et de traverser le jour du matin au soir.

Depuis ton départ, elle n’en finit plus de creuser dans les épaisseurs de silence que tu laisses derrière toi. Et la voilà à déterrer le plus de bruits possible. Puis, pour se réconforter, un à un, lentement, elle les déplie. (p.9)

Réjane Bougé retrouve ainsi une présence, une façon d’habiter la vie. C’était un autre temps. Elle était peut-être une femme différente alors. C’était avant la maladie, la fin, le grand vide. Voilà pourquoi le je cède la place à un elle. Une façon de prendre ses distances, de signifier que sa vie avance à petits pas malgré cette absence qui la hante.
Elle s’attarde à sa façon de se raser, sa manière de repasser une chemise ou de marcher sous la pluie dans son grand imperméable. Son rituel singulier quand il dégageait les marches de l’escalier après une tempête de neige, son exubérance dans la cuisine quand il se lançait dans la préparation d’un repas et sa passion pour les mots et les dictionnaires. Une reconstitution minutieuse, précise comme un travail d’enluminure.

Les morts squattent le corps des vivants qui continuent de les aimer. Et c’est avec brusquerie et trivialité que, parfois, ils se rappellent à eux. (p.36)

J’aime surtout cette attention à la présence de l’autre, aux bruits qu’un humain fait en respirant, en habitant une pièce, en écrivant, en cherchant dans un dictionnaire ou en caressant un chat qui n’est jamais rassasié.
Les odeurs aussi, celles de la peau, de ses vêtements.
Comment ne pas s’attarder à sa passion pour les mots qu’il traquait comme un limier, son métier d’écrivain et d’enseignant. Et après, après un jour qui devient une brisure, une absence, le silence terrible de la mort qui emporte tout, efface tout, garde tout. Il reste le souvenir, l’évocation pour ramener celui qui marche sur d’autres rivages. Les gens ne meurent pas tant et aussi longtemps qu’il reste quelqu’un pour rappeler leur existence.

Bien sûr, il y a l’odeur de ton peignoir dans laquelle elle s’enfouit pour se réconforter pendant des mois. Mais il faut dire que ce sont tes chaussures et tes gants qui, gardant l’empreinte de ton corps, continuent à parler de toi avec le plus d’intensité après ta disparition. (p.33-34)
Présence

Réjane Bougé l’entend rire, lire, le voit marcher dans la rue à grands pas ; elle le retrouve sur son lit d’hôpital où il prend des notes et remplit des fiches pour faire un pied de nez à la mort peut-être. Et tous les livres qu’il abandonnait après quelques pages de lecture, les notes — ses traces de lecteur jamais satisfait —, ou encore les corrections qu’il suggérait quand il se penchait sur un manuscrit. Peut-être que les gens aimés restent là à tourner autour des vivants et qu’ils demandent un peu d’attention, quelques mots.

Aujourd’hui encore, il lui arrive de ne pas bouger, tout en étouffant les bruits ambiants. Régulièrement, elle fait ainsi la morte. Comme si le silence et l’immobilité pouvaient lui permettre non pas d’arrêter le temps ou de le ralentir, mais d’enfin découvrir le repli où tu te terres depuis le jour de ta disparition. Tu sais, n’est-ce pas, que tout ce qu’elle veut, elle, c’est te garder ? (p.125)

Réjane Bougé effectue dans ce récit une forme de pèlerinage amoureux où elle retrouve son compagnon par la mémoire et l’évocation. Particulièrement touchant. Surtout, elle démontre une attention étonnante à l’autre, au détail, à tout ce qui fait les petites choses du quotidien. Un livre inhabituel qui m’a beaucoup ému. Surtout, Bruits et gestes perdus m’a ramené vers un écrivain que j’ai beaucoup aimé.

Bruits et gestes perdus, Quarante-deux tableaux pour une disparition de Réjane Bougé est paru à L’instant même, 17,95 $.

Ce qu’elle a écrit :

Tu lis. Tu flattes la chatte.
Tu regardes à travers la large fenêtre.
Patiemment, tu l’attends pour déjeuner.
Aimer, c’est aussi éviter de faire du bruit. (p.9)

Il y a des bruits que le temps n’émousse pas. Ainsi c’est toujours le double toc de ce premier baiser qu’elle entend le plus clairement dans sa tête. Car, malgré ce que prétend la chanson, tu pars… et elle n’en meurt pas. (p.54)

Les chats apparaissent un peu partout dans tes livres. L’un deux, nommé Gora-Gora, est aussi noir que Philomène. De cette petite chatte élancée, tu admires les étirements langoureux sur le tapis du salon et sa façon d’attendre que passe le temps avec une impassibilité qu’aucune frénésie n’affecte. (p.102)

« Il faut voir la vieillisse comme un escalier qui permet de descendre un peu plus doucement vers la mort. Au bout, il reste cependant toujours un saut dans le vide. » Celle-là, elle est de toi. (p.120)


mercredi 14 mai 2014

Aurélien Boivin fait œuvre de mémoire

Aurélien Boivin récidive et présente le tome 2 de Contes, légendes et récits de l’île de Montréal. Le premier volet est paru en mars 2013. Une œuvre fascinante, imposante par son ampleur, l’imaginaire et le réel d’une ville qui donne le pas au Québec depuis fort longtemps.

Le premier jalon, une brigue tout aussi impressionnante de près de 900 pages, présentait les récits fondateurs, les mythes et les textes historiques qui touchaient directement le territoire de l’île de Montréal. Si certains constats pouvaient étonner à la lecture, comme l’impossibilité de trouver des légendes qui s’enracinaient dans le lieu même de Montréal, le second tome nous réserve autant de belles surprises et soulève aussi des questions.
La ville donc, la réelle, la physique, celle où des hommes et des femmes vivent, des enfants qui hantent les trottoirs et les ruelles, tentent de s’y épanouir et de s’approprier un univers particulier.

Ce deuxième tome est essentiellement consacré aux récits dits réalistes, c’est-à-dire qui, s’ils se déroulent comme les textes du premier tome dans la ville ou dans l’île de Montréal, ne laissent aucune emprise ni au surnaturel, ni au merveilleux, ni au fantastique, ni à la science-fiction ou à l’anticipation. Les récits réalistes se rapportent à un monde du quotidien dans lequel tout événement s’explique par les lois de la raison. (p.XVI)

J’ai eu la chance de lire des nouvelles policières, réalistes et des extraits de romans. Le tout se déploie dans un foisonnement de textes. Quatre-vingt-douze extraits par quatre-vingts écrivains différents. Il resterait même assez de matière pour constituer un troisième volet. C’est dire la richesse de ce corpus littéraire unique et singulier. Les deux publications cumulent plus de 1800 pages.

Centre

Montréal occupe une place essentielle dans la vie économique, sociale et politique du Québec en plus de regrouper la moitié de sa population si on englobe les villes environnantes. Voilà qui peut expliquer l’abondance des textes. La littérature suit toujours le politique et la démographie même si dans les romans et les récits, il n’y a pas si longtemps au Québec, les écrivains tournaient le dos à la ville, ce lieu où le diable avait ses aises. Montréal a su reprendre sa revanche envers et contre tous, particulièrement sur l’Église.
Aurélien Boivin a, encore une fois, su dégager des particularités.

Il est toutefois un constat certes étonnant, du moins pour moi, peu importe la catégorie des récits sélectionnés dans l’un ou l’autre tome : rares sont les écrivains qui se sont attardés à décrire Montréal, un quartier ou une rue, avec ses caractéristiques ou ses habitants. (p.XXXVI)

Pas de descriptions des rues, des maisons et peu de présence des communautés ethniques. C’est assez étonnant cette « absence ». Si on ne s’étonne guère de voir des groupes culturels occuper des lieux délimités, du peu de contacts véritables entre ces communautés, on peut se demander pourquoi les écrivains ne décrivent pas la ville, ses maisons, ses escaliers, ses parcs et ses belles artères ?

Exceptions

Yves Beauchemin et Gabrielle Roy échappent à ce constat heureusement. Les extraits de Bonheur d’occasion collent à la géographie de Montréal de façon organique, je dirais. La montagne, où vivent les riches et les possédants, fait contre poids à Saint-Henri où  les démunis et les travailleurs s’entassent. La mouvance de la ville avec ses classes sociales est particulièrement présente dans les extraits choisis par monsieur Boivin.
Yves Beauchemin démontre une belle conscience environnementale et architecturale dans son texte. Un point de vue unique dans ce florilège. Comme si les écrivains étaient plus préoccupés par leurs émotions ou leurs questionnements que par les lieux qu’ils habitent. Cela me laisse perplexe. Les gens de la ville sont-ils dépossédés de leur environnement au point de ne pas s’y attarder ?

C’est Montréal qui m’a fait découvrir que je suis Québécois, pour le meilleur et pour le pire. C’est ici que j’ai appris ma condition, devant les affiches unilingues anglaises, dans les manifestations et les assemblées politiques, ou tout simplement en écoutant les passants, mes voisins de métro, les serveuses, le dépanneur du coin, les chauffeurs de taxi de bonne humeur ou pas, les enfants avec leurs fusils de cow-boy, leurs bicycles, leurs cordes à danser, leurs mots salés, leurs sourires à couper le souffle. (pp.134-135)

Le lecteur voyage ainsi du début des années 1800 jusqu’à l’époque contemporaine. Ce qui permet de voir l’évolution des moyens de transport, certaines transformations de la ville qui rejoint peu à peu la modernité des grandes agglomérations d’Amérique. Un aspect qui demeure toujours en arrière plan.

Corpus

Il en ressort, peu importe les genres ou les auteurs, que les hommes et les femmes qui retiennent l’attention à Montréal ont souvent du mal à transcender leur quotidien. La présence des riches est évoquée sans qu’ils deviennent des personnages importants, sauf dans une nouvelle de Harry Bernard. Le professeur d’italien met en scène un faux aristocrate qui manipule une société bourgeoise qui aimerait se donner des lettres de noblesse et qui se laisse filouter en craignant d’avoir l’air de provinciaux.
Les guerres, la maladie, le travail répétitif et peu valorisant, les épreuves quotidiennes retiennent l’attention des écrivains. On louange rarement la réussite matérielle et les prosateurs ne s’aventurent jamais dans le monde des affaires ou de la politique. Certainement une conséquence de la pensée sociale et religieuse de l’Église si dominante avant les années 70. Les originaux payaient cher leurs incartades alors. Pensons à Rodolphe Girard.

Cette œuvre toutefois, malgré le talent qu’elle décelait, n’eut pas l’heur de plaire à l’archevêque Bruchési qui, non seulement la condamna et en interdit la lecture, mais fit perdre au jeune écrivain l’emploi de reporter qu’il occupait à La Presse. Tout désemparé, Rodolphe Girard, marié et père d’un enfant, alla frapper à la porte du Canada dont Godefroi Langlois était rédacteur en chef.  (p.235)

Aurélien Boivin a fait un travail colossal avec son équipe pour cerner ce lieu dans ses différentes époques. Des textes qui témoignent du glissement lent et certain de Montréal vers la ville colorée et multiethnique que nous connaissons et que nous aimons.
« Un ouvrage indispensable » que j’écrivais pour les premiers pas de cette aventure. C’est toujours le cas. Aurélien Boivin donne une mémoire aux Québécois. Il faut savoir lui dire merci.

Contes, légendes et récits de l’île de Montréal 2. Montréal : une ville imaginée, d’Aurélien Boivin est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 74,95 $.

Ce qu’ils ont écrit :

Lorsque nous arrivâmes dans le Grand Morial, il mouillait à boire de n’importe quelle façon, aussi bien assis que debout. Nous allions habiter dans une pauvre et laide maison froide qui avait été construite en plein champ glaiseux, à côté de Boscoville, un centre de réhabilitation pour la jeunesse délinquante, et qui faisait face à la Rivière-des-Prairies. (p.139)
— Victor-Lévy Beaulieu

Les hommes, pour moi, sont des vaniteux qui marchent trop droit. Je n’aime pas qu’ils bombent la poitrine en présence d’une compagne. Ceux-là sont bossus du devant. Je préfère pour époux celui qui s’est familiarisé avec l’humilité, celui qui marche courbé, tel que vous sans doute, sous le poids d’une grande affliction, un malheur de naissance. À ceux-là, la Providence réserve la récompense d’une âme habituée à la souffrance et d’un cœur qui se conserve pur. (p.558)
Jean-Aubert Loranger

Depuis une grande heure, Rose-Ana marchait en direction de la montagne. Elle avançait à pas lents et tenaces, le visage baigné de sueur, et enfin arrivée à l’avenue des Cèdres, elle n’osa de suite l’attaquer. Taillée à même le roc, la voie montait en pente rapide. Au-dessus brillait le soleil d’avril. Et, de-ci de-là, entre les fentes humides de la pierre, jaillissaient des touffes d’herbe déjà verdissantes. Rose-Anna, s’étant arrêtée pour souffler un peu, laissa filer son regard autour d’elle. (p.740)


— Gabrielle Roy

dimanche 2 mars 2014

Belle façon de connaître le Sénégal

Après avoir subi l’occupation française pendant des décennies, le pays du Sénégal tente de devenir un état depuis 1960, année de l’acquisition de son indépendance, avec des succès étonnants et des faux pas. L’apprentissage de la liberté est toujours long. Boubacar Boris Diop invite le lecteur à le suivre dans son pays d’origine pour y faire la rencontre d’hommes et de femmes qui ne manquent pas d’étonner.

Ce pays méconnu se glisse parfois dans un bulletin d’information pour de mauvaises raisons, presque toujours. Il en est ainsi de ces pays d’Afrique où la démocratie, ou ce que nous appelons la démocratie, prend parfois des chemins étonnants pour ne pas dire déroutants. Le jeu des victoires et des défaites électorales semble mal compris par certains politiciens qui n’acceptent pas que le peuple les bouscule et les remette en question. Oui, la corruption, les manigances existent là-bas… comme au pays du Québec. Il devient de plus en plus difficile pour les pays occidentaux de faire la morale ou de donner des leçons.

— Je lui ai dit, hein, Monsieur le Président, la corruption existe partout, chez moi en France, en Australie, en Chine, partout, hein. Ce qui est dangereux, c’est l’impunité. Une société ne peut pas et ne doit pas accepter de consensus autour de la corruption. (p.13)

Des propos que nous pourrions entendre à la Commission Charbonneau où des tricheurs viennent raconter leurs faits d’armes sourire aux lèvres. Un monde. Des héros, des luttes pour le pouvoir, la torture, la peur partout, mais surtout une volonté de vivre et un amour inconditionnel pour ce coin de terre où il fait bon vivre malgré tout.

La vie

La police emprisonne une femme par erreur, mais il s’avère que l’on ne peut la libérer. L’État ne se trompe pas, l’État est gardienne de la vérité.

La rumeur publique s’était amusée à écrire un roman sans queue ni tête, à partir de faits totalement imaginaires. Seulement voilà : toutes ces fantaisies avaient fini par exciter l’opinion et les politiciens de tous poils étaient entrés dans la danse. Il est par exemple question dans mon affaire — « l’affaire Myriem Dembélé » ! — de la mystérieuse ville de Strindgahm. Et bien, personne ne sait où elle se trouve. (p.44)

Le goût de la fête, Saint-Louis que le narrateur peint avec ses plus beaux pinceaux après un long exil pour se convaincre peut-être, et persuader son épouse Deborah, que c’est la plus belle ville au monde. Beaucoup de nostalgie aussi pour une époque coloniale révolue où la richesse et la pauvreté allaient de soi.
Et des gens tourmentés, la solitude, un homme qui voudrait être vu comme un humain par son maître, des situations difficiles à imaginer.

Soudain, je l’ai vu poser ses deux mains sur sa poitrine, s’affaisser lentement puis se rouler par terre. Ainsi donc, il avait des problèmes de cœur. Je n’en savais rien, moi. Je savais rien de lui. C’était de sa faute, aussi. Il n’avait jamais voulu me parler. Est-ce pour le punir de ses cachotteries que je lui ai donné une dizaine de coups de poignard? Je ne pense pas avoir fait cela exprès. Je ne sais pas ce qui m’a pris de chercher à tuer un type déjà en train de mourir. (p.130)

Comment ne pas croiser des manipulateurs, des potentats qui s’accrochent au pouvoir et se comportent en salauds. Voilà le monde de Babacar Boris Diop. Des récits vivants, tendres, malgré tous les excès et les horreurs. L’humain, on le sait, est capable d’engendrer le pire, mais aussi des beautés qui vous laissent sans voix. Un amour contagieux pour cette terre qui a vu naître l’écrivain. Des textes sentis, sensuels qui ne peuvent que faire ressentir un désir terrible de vivre, de connaître des humains dans leur grandeur et leur faiblesse. De beaux textes sentis, prenants.

La nuit de l’Imoko de Boris Diop Boubacar est paru chez Mémoire d’encrier, 19,50 $.

Ce qu’il a écrit :

S’il avait fait partie d’un groupe armé, il n’aurait pas hésité à dénoncer ses camarades pour avoir la vie sauve. Il ne s’était jamais cru très courageux, mais il ne se savait pas non plus prêt à tout par crainte de la souffrance. (p.17)
Nos dix-neuf années de vie commune étaient en train de nous sauter littéralement à la figure. Notre avenir ne dépendait plus de nous, mais de l’idée que ce flic se faisait de la vie humaine en général. Myriem et moi, nous allions devoir nous expliquer sur des choses simples, des choses du passé que nous avions faites parfois sans même y penser et qui pouvaient à présent nous précipiter dans l’abîme. (p.36)
Et voilà qu’à la fin des fins il ne lui est même plus possible de faire confiance à ce président qui a tout promis et tout trahi. Il ne le voit pas, même dans ses rêves les plus fous, céder un jour le pouvoir à son adversaire, juste parce que ce dernier aura totalisé plus de misérables bulletins de vote que lui. (p.74)
Mais dans la ville de Danki rien n’a changé, seule la couleur de la politique est passée du blanc au noir, et encore… Arrivées de lointains villages ou de sombres quartiers de la banlieue, les jeunes bonnes attendent chaque jour dès neuf heures du matin. Elles ont mis leurs guenilles les plus propres, certaines portent des perruques et toutes cherchent à paraître d’une parfaite docilité. Les riches détestent les domestiques effrontées. (p.121)

dimanche 23 février 2014

Heureux qui avec Ulysse a aimé le voyage

Barthélémy Courmont a fait de sa vie un voyage et continuera ses explorations avec sa conjointe. Une manière d’être, de voir, de comprendre les humains dans leurs singularités et leurs extravagances. Un art de vivre aussi que de partir ainsi sur les routes du monde pour plonger dans des histoires qui font la Grande histoire de la race humaine. Il raconte l’un de ses périples dans Avant Éden, Sur les routes d’Europe et d’Asie.

Le couple s’aventure d’abord dans l’envers et l’endroit d’une Europe un peu en marge. Des séjours en Croatie, en Serbie, au Kosovo et les nouveaux pays de l’Estonie et de la Lituanie. Jusqu’à la Russie, ce pays inaccessible avec ses tracasseries administratives. Un bond et voilà la Chine, les pays de la Chine plutôt, avant la rentrée à Taïwan.
Toujours avec beaucoup de lenteur, pour prendre le temps de voir, de sentir, d’écouter les femmes et les hommes, s’attarder à l’histoire de lieux millénaires et peut-être faire éclater le temps.

Je voyage en bus parce que je n’aime pas les décalages horaires, qui établissent de manière trop arbitraire des distances si fortes entre nous et le monde qu’on se résout à ne jamais les franchir, par crainte de ne pouvoir s’en remettre. Je voyage en bus parce que je n’aime pas les langues étrangères, qui nous séparent et créent des identités trop souvent superficielles, et qui pour ajouter au lot nous sont imposées de manière tout aussi arbitraire. (p.11)

Une observation fine des populations, des conflits qui durent et perdurent, des guerres qui ont balafré la Bosnie et le Kosovo. Ces tensions toujours là et la population qui cache mal sa nervosité. Le couple admire aussi le courage des gens qui parviennent à se redresser après les catastrophes pour reconstruire des cités où la vie reste si douce, où le temps ne semble avoir aucune emprise.

Plus on explore des lieux merveilleux, plus l’envie d’en découvrir d’autres se fait pressante, et plus le besoin de retrouver les sensations de la première fois grandit. Sans doute est-ce la raison pour laquelle certains estiment que le voyage est une drogue. (p.35)

Des souvenirs douloureux à Auschwitz avec les camps nazis et la mort de millions de Juifs. L’impensable devenu réalité. La logique froide de la bêtise.

La Chine

Et la Chine que nous connaissons mal, si peu. Ce continent garde ses mystères et réserve bien des surprises aux audacieux. Une nation qui peut maintenant regarder le monde droit dans les yeux avec une incroyable activité économique.
 
L’activité règne de façon frénétique ici, sept jours par semaine, jour et nuit. Comme toutes les villes chinoises, Mongla donne l’impression de ne jamais s’arrêter, au point de fatiguer les observateurs effarés. Et la fatigue n’est pas que celle des yeux, mais également des oreilles. Les gens parlent fort ici. Beaucoup plus fort qu’au Laos. (p.175)

Des habitudes qui peuvent dégoûter les maniaques de la propreté que sont les Occidentaux.

Il s’agit d’offrir au monde une image de la Chine plus civilisée, pas celle d’une bande de cracheurs… Mais à Mongla, de telles préoccupations ne sont pas encore d’actualité. Ici, les cracheurs ont encore de beaux jours devant eux, les âmes sensibles sont prévenues ! (p.177)

Des populations qui protègent leurs traditions, des cultures, des villes qui changent d’heure en heure, semblent toujours se faire et se défaire. La Chine est un pays étonnant, diversifié. Comme ce village où il n'y a que des gens âgés et des enfants. Tous les autres sont partis à l'extérieur pour travailler. Les voyageurs vont de surprise en surprise avant de se retrouver en Corée du Sud, un territoire qui semble en perpétuelle transformation.
J’aime le regard lucide et aimant de Barthélémy Courmont qui tente de faire tomber les frontières, les différences et les méfiances. Une avancée dans le temps pour mieux apprécier la diversité humaine de la planète, les façons de vivre le réel, de chercher le bonheur peut-être. Avant Éden témoigne de la beauté du monde et de sa diversité malgré l’horreur des conflits, des affrontements où les tueries ne règlent jamais rien.

Avant Éden, Sur les routes d’Europe et d’Asie, de Barthélémy Courmont est paru aux Éditions du Septentrion, 24,95 $.

Ce qu’il a dit :

Le temps s’est déplacé un peu plus vers l’Est, laissant derrière lui des mondes de plus en plus uniformes, au bénéfice du plus grand nombre sans aucun doute, mais au grand dam d’une poignée de rêveurs un tantinet égoïstes qui se souviennent de leurs aventures épiques dans cette Europe alors si différente. (p.27)
À Auschwitz, il ne peut pas faire beau. Le soleil n’a rien à faire dans un tel lieu. Il préfère s’arrêter de briller, par respect sans doute. Difficile d’Imaginer un endroit plus terrible que celui-ci. On peut chercher loin, argumenter, débattre, mais au bout du compte rien ne peut rivaliser avec Auschwitz au registre de l’horreur. Une horreur comptable d’abord : 1,5 million de personnes entrées dans les deux camps, et qui n’en sont jamais ressorties. (p.75)
Toutes les routes du Laos se ressemblent, et celles au nord du pays, dans les régions difficilement accessibles où le relief est presque un défi, sont les plus pittoresques, mais aussi les plus difficiles. Chaque voyage d’une ville à l’autre est une véritable épopée, dont on se demande à chaque virage comment elle prendra fin. (p.167)
Comme dans tous les villages de Chine, qu’ils soient ou non peuplés de minorités, les vieux sont en surnombre, exode oblige. Ce sont eux qui prennent soin des plus jeunes, et assurent leur éducation quand les parents ne sont pas là, pour ne pas dire en permanence. (p.223)