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lundi 29 avril 2024

JULIEN GRAVELLE RETROUVE À LA FORÊT

UN NOUVEAU Julien Gravelle, If, un roman tout neuf, où l’écrivain retrouve la forêt dans une saga «familiale» qui met en scène quatre générations des Malençon. Tout cela dans un monde qu’il connaît bien, le nord du Lac-Saint-Jean, le secteur de Girardville où il habite. De l’année 1921, avec Léopold, jusqu’à Tania en 2023. Des vies de père en fils et en fille, des premiers colons et des trappeurs à aujourd’hui. Surtout, ce grand territoire boisé honni par les curés qui y voyaient un espace où la raison se perd, où le mal et les pulsions animales ont le champ libre. Toute cette beauté et cette liberté qu’ils cherchaient à contenir dans des clôtures et des rangs bien droits pour maîtriser les élans du corps et des esprits.

 

Léopold m’a rappelé le premier ouvrage de Julien Gravelle, Nitassinan, où des frères s’exilent dans la forêt pendant les longs hivers pour trapper les bêtes à fourrure, vendre le tout au printemps pour faire des sous. Ce sont les mêmes personnages qui reviennent dans cette fiction de Gravelle. Sauf qu’ils ont changé de nom. Dans son premier roman, Léopold et Onésime étaient des Simard. Une histoire de Caïn et Abel en Amérique, la confrontation du sédentaire et du nomade qui ne pouvait que mal se terminer. Les Malençon sont aussi présents dans Les cowboys sont fatigués.

Léopold adore la forêt et ne respire bien que dans son «campe» qu’il a construit de ses mains malgré la solitude, le froid et la dureté des jours qui exigent toutes ses énergies. C’est un colérique qui déteste que les objets lui résistent. Il est très rude avec ses bêtes. Son frère Onésime l’a accompagné le temps de défricher son lot. Il rêvait d’un village, d’une église, d’influencer le cours des choses. Tout le contraire de Léopold qui n’aime pas avoir des gens autour de lui et surtout qui tolère mal qu’on lui dise quoi faire.

 

«Onésime venait chercher en ces bois le financement qui permettrait son installation. L’été, il bûchait son lot, arrachait les aulnes, labourait, pour que naisse au cœur des terres boréales une verte campagne canadienne-française. Pendant la saison froide, il collectait les peaux et les échangeait au retour contre des lames de scie, des clous, un peu de barbelé, toutes ces choses nécessaires à l’établissement d’une ferme.» (p.12)

 

Léopold échappe à la mort de justesse, grâce à une petite chienne qu’il a violentée plus souvent qu’à son tour et à une famille innue qui campait dans les parages. Ils l’ont sauvé d’une fin horrible et il passe le reste de l’hiver avec eux pour se refaire une santé et revenir du côté des vivants. Sa vision du monde et des choses sera transformée. Le fait de frôler la mort et le quotidien avec cette famille innue changeront tout. Surtout, il découvre ces «sauvages» qui ont si mauvaise réputation, des êtres bons qui savent compter les uns sur les autres pour survivre dans ce monde souvent hostile.

 

«Lui, l’enfant de Charlevoix, a compris quelque chose de nouveau sur la vie dans le bois, une idée qui est aussi ancienne que le bois lui-même, mais que personne ne lui a jamais apprise jusqu’à alors. La vie en forêt en est une de solitude, mais pas d’isolement. Il est reconnaissant de pouvoir compter à présent sur un voisinage de gens fiables et travaillants. Ils pourront en dire autant de lui à présent.» (p.37)

 

SIMÉON

 

Le fils de Léopold, Siméon, est tout le contraire de son père. Il déteste la forêt et c’est un châtiment pour lui que de devoir y vivre. Il tremble à l’idée de se retrouver seul dans une cabane. Il doit s’y résoudre pourtant pour fuir l’armée qui embarque les jeunes en âge d’aller se faire tuer en Europe par Hitler et les nazis. Nous sommes en 1944. Beaucoup de célibataires ont choisi de disparaître en s’enfonçant dans les bois pour échapper aux militaires qui sillonnaient les campagnes. On dit même que la caverne du Trou de la fée à Desbiens a accueilli ces déserteurs. La bonne fée ne serait qu’une fille du village qui apportait des vives aux réfugiés. 

Siméon se trouve seul avec sa peur, des pulsions qui lui font perdre la tête. Rapidement, il n’arrive plus à séparer le réel de ses fantasmes. La forêt peut devenir l’espace de toutes les obsessions quand on se retrouve dans le bois, coupé des autres. 

 

«Siméon est malade presque tout le temps et la nuit, le souvenir d’Odette lui cause de nouvelles pollutions nocturnes. Il faut dire que les fantaisies imaginaires auxquelles il soumet son idylle ne peuvent mener à autre chose. Siméon inviterait le diable lui-même à sa table pour avoir quelqu’un avec qui échanger, mais à l’évidence, il est déjà là.» (p.58)

 

Il ne pourra vivre cette terrifiante solitude, triompher des heures qui figent, de ses fantasmes et de ses obsessions. Autant aller à la guerre pour ne plus être seul. Il fuit le campe après une nuit terrible où il a l’impression d’avoir été sacrilège et d’avoir forniqué avec le malin.

 

LYNE

 

Sa fille Lyne veut faire sa vie comme elle l’entend. Un bel Italien arrivé récemment dans le pays la courtise et une excursion dans un camion tout neuf dans la forêt tourne mal. Le couple, après les élans de la chair, doit se résoudre à passer la nuit dans le bois, affronter les moustiques qui ne laissent pas un moment de répit. Elle découvrira ce qu’elle croit être le secret de son père, de cet hiver où il a croisé le diable en personne. Un terrible événement qu’elle devra taire pour ne pas entacher la réputation familiale.

Cette folle nuit bousculera sa vie. 

Julien Gravelle, encore une fois, touche deux approches qui cohabitent difficilement quand il est question de la forêt et des milieux naturels. Il y a ceux qui souhaitent protéger et garder le côté sauvage de ces espaces et ceux qui ne voient que des chantiers, des arbres que l’on transforme en deux par quatre. Ces deux points de vue se sont heurtés lorsque l’on a voulu construire des barrages sur la rivière Ashuapmushuan. Pour une fois, les environnementalistes ont triomphé. 

Denis se range du côté des saccageurs de la forêt. Il s’arrange pour que Dino, le soupirant de Lyne, déguerpisse. L’intimidation, la violence, tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins. Pour sauver la face, Lyne, enceinte, après la fuite obligée de Dino, accepte de l’épouser. Il la traite comme une bête domestique. Pour lui, un arbre, un boisé d’épinettes blanches et de cyprès n’a de sens que si tout est rasé et devient de l’argent. Et les humains ne sont pour lui que des objets.

 

TANIA

 

Reste Tania, la toute dernière, fille de Dino et Lyne. Elle déteste Denis plus que tout au monde. Son père par substitution a été impitoyable avec elle. Et la voilà enceinte après bien des errances et des expériences plus ou moins douloureuses. Elle retrouve le campe et perce le secret de Siméon qui a pesé si lourd dans la vie de sa mère. La fatalité est levée pour ainsi dire et Lyne prendra les grands moyens pour que les Malençon relèvent la tête. Je n’en dis pas plus, mais la solution passe par l’if du Canada, cette plante à la fois médicinale et toxique qui donne le titre au roman.

 

«Ça a bien profité à Denis, puisqu’en mariant Lyne il a hérité du tiers des lots à bois de son père, des hectares de forêt primitive intacte. Il les a fait bûcher et a bâti sa fortune sur ces premiers revenus. Tania le déteste. Il lui en a fait baver, cet homme-là. Elle se concentre sur le doux murmure du vent qui berce la tour pour ne plus y penser et s’abîmer dans la houle.» (p.119)

 

Un roman captivant et «pas fait pour les faibles», répétait Léopold. Des histoires où les femmes se faufilent et finissent souvent par avoir le dernier mot. C’est surtout les immenses territoires qui s’imposent avec toutes les musiques que le vent peut y inventer, les beautés des lacs et des rivières, les flancs des montagnes d’épinettes comme des tableaux, la nature dans ce qu’elle a de plus extravagant et de fascinant. 

Julien Gravelle adore le bois, ces vastes espaces où les humains ont multiplié les saccages au cours des ans, rasant tout ce qui y poussait. La haine de la forêt vient de loin. Dans l’imaginaire occidental, c’est le refuge des esprits maléfiques, des fantasmes et des obsessions. Toute l’entreprise de la colonisation est une guerre contre les arbres, le monde intact et sauvage.

Julien Gravelle nous surprend encore une fois avec son art de raconter, de nous dire combien il aime son pays d’adoption et les gens qui y vivent et se débattent en oubliant la beauté de leur environnement. Ça m’a touché profondément. Je l’ai déjà écrit, Julien Gravelle, dans ses fictions, me donne souvent l’impression d’avoir connu mes frères qui ont rasé des territoires immenses. Ils savaient aussi que les plantations de petites épinettes ne pourraient réparer le gâchis. J’ai été l’un des leurs pendant des années. Je me souviens, nous étions pénalisés monétairement si nous laissions un arbre debout dans les lieux d’abattage. La coupe à blanc obligatoire. Nous étions alors des faiseurs de déserts et les blessures que j’ai infligées à la forêt dans le parc de Chibougamau avec mes frères, même en Abitibi, sont encore visibles. Quand on aperçoit de l’argent dans les branches d’un pin ou d’une épinette, tout peut arriver. Un saccage que Louis Hamelin aborde dans son dernier roman Un lac un matin où il suit les traces de Henry David Thoreau. Déjà, on voit que le massacre s’organisait et était planifié en 1845. Cette guerre a transformé l’Amérique et tout le continent. Nous n’avons malheureusement pas échappé à ce désastre environnemental.

 

GRAVELLE JULIEN : If, Éditions Leméac, Montréal, 152 pages.

 https://www.lemeac.com/livres/if/

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