UNE FORME CLAIRE DANS LE DÉSORDRE de l'écrivaine Éléonore Létourneau m’a d’abord un peu dérouté. J’ai pris plusieurs pages avant de comprendre l’intention de l’écrivaine. Quatre amis, qui ont fait une résidence d’artiste à la villa Médicis à Rome, se retrouvent après vingt ans. Chacun a fait son chemin et parcouru pour ainsi dire un grand bout de sa vie personnelle et professionnelle. Pendant quelques heures (les collègues ne se sont pas revus depuis) découvrent la ville de leur jeunesse et leurs rêves qui ont une couleur différente. Le temps bouscule toujours les choses quand il n’emporte pas les projets ou ceux que l’on aime. Un roman sur la vie qui bouge imperceptiblement, l’amitié, la création, la longue et lente dérive des jours et du changement des lieux, des regards, des activités, des pays et de tout ce qui est vivant.
Même si nous nous y arrêtons peu, les années transforment les gens et nos milieux à notre insu. Nous sommes tellement distraits ou préoccupés par nos grands et petits problèmes que nous oublions souvent de surveiller les hommes et les femmes qui nous côtoient, les paysages et les villes qui glissent vers autre chose. C’est pourquoi, après des décennies, revenir sur les lieux de son enfance est téméraire. L’impression d’être devenu un étranger dans un univers apprivoisé. C’est du moins ce que je ressens quand je retourne dans mon village. Les gens que je connaissais ont presque tous disparu. Les maisons ont été rénovées et mes points de références ont perdu les aspects que je garde en mémoire. Le monde de mes souvenirs et de mes premiers regards s’est effacé et a muté. J’ai souvent l’impression de m’attarder dans un décor de cinéma où une autre vie s’est imposée sans que je n’aie eu rien à dire. Il n’y a que les montagnes au bout de la paroisse qui restent immuables et se moquent des questionnements des humains.
Pour chacune des villes où ils avaient un jour mis les pieds ressurgiraient sur l’heure ces formes sommaires, à peine des contours, fixant aux extrêmes d’un plan imaginaire des points cardinaux décalés du nord magnétique. Mais c’était de l’intérieur que se déployait le territoire, comme se dépliaient autrefois les cartes routières. Il fallait l’habiter pour en détailler la forme, pour en saisir l’ironie et la poésie. C’était peut-être le projet de ces quelques jours. Arpenter les quartiers, les rues et les places, rassembler les fragments de mémoire éclatée et rendre au Tibre sa sinuosité. (p.25)
Revoir, regarder, parcourir les lieux de sa mémoire. C’est ce que tentent Peter, Adèle, Thomas et Yosr, des créateurs qui ont modelé leur milieu à leur façon et par leur inventivité. Une forme de devoir qui s’est imposé dans leur jeunesse et qui a peut-être perdu son sens ou sa pertinence avec le temps. Tous ont appris à voir le monde autrement et à chercher qui ils sont dans cette mouvance. Le travail de l’artiste est peut-être de concevoir des ancrages, de s’accrocher quelque part pour fixer des images et des moments en les extirpant de cette course qui ne s’arrête jamais. Le créateur, peu importe la discipline, doit avant tout se donner des yeux pour percevoir la réalité autour de lui et la montrer dans toutes ses grandeurs et ses beautés.
LE TEMPS
Qu’on le veuille ou non, le temps modifie peu à peu les regards et la pensée. Arrive un âge où il devient difficile de voir ce qui est important, essentiel et vital. Ce qui reste après toutes les expériences, les sauts et les erreurs, les amours et les amitiés, certaines grandes réalisations et des échecs.
Peter a vécu avec Mia, une passionnée, une originale inventive. Elle est morte d’un cancer et cela a coupé son élan, ses habitudes et ses manies. Il tourne autour du vide que cette disparition a laissé en lui. La vie est terrible et sans pitié. Si nous avons la certitude de pouvoir tout faire et tout entreprendre en nous échappant de l’enfance, de pouvoir faire muter la société, tout s’étiole un peu avec l’âge. Il reste peut-être une forme de nostalgie ou de déception.
On ne prenait plus le temps de le faire, d’assister à ces scènes d’effusions ou de déchirement, d’étirer les minutes et parfois les heures, d’assigner aux histoires des suites possibles. On préférait se présenter à l’heure pile, ou mieux encore, avec quelques minutes de retard, faisant étalage de sa vie bien remplie. Il n’y avait plus d’espace pour le temps perdu. (p.48)
Des phrases comme celles-là me parlent. Ces moments où je m’arrête, surtout en voyage, sur une terrasse ou dans un bistrot pour surprendre des bribes de conversations, imaginer des drames ou des amours, des aventures qui naissent dans un éclat de voix. Comme si alors je pouvais me glisser dans la vie des autres. En fait, c’est peut-être pendant ces heures où j’écris vraiment, avec le plus d’acuité. Les femmes et les hommes autour de moi deviennent des personnages et je peux me pencher sur leurs épaules pour saisir leurs moindres désirs.
MUTATION
La vie transforme les humains comme les villes et les villages. Surtout depuis la dernière décennie où tout s’est accéléré vertigineusement. Il y a aussi les bouleversements du climat, les saisons qui se recroquevillent et ont tant de mal à se reconnaître. Et cette planète est devenue si petite avec les moyens de transport, l’informatique qui permet de communiquer dans un clic avec tous les pays en tout temps. Il a fallu cette agitation et ces déplacements pour rapporter un virus dans nos bagages et que la machine s’enraye. La pandémie est un fléau moderne et une conséquence de ce nomadisme effréné. Elle nous force à nous arrêter et à nous demander pourquoi nous sommes toujours à bout de souffle. Que faire quand nos existences tombent en panne, que nous n’avons plus à nous plier à un horaire, à un patron, des obligations qui nous étourdissent du matin au soir ?
On parcourait le monde sans jamais le connaître, collectionnant les souvenirs, les photos géolocalisées, les étampes de douanes. Ceux qui étaient aux commandes de la société moderne prenaient de grandes décisions dans des salles capitonnées, oubliant presque où ils se trouvaient, entre deux déplacements en jet privé. Pendant ce temps, à la surface du monde habité, des embarcations de fortune s’échouaient sur des rivages étanches. (p.86)
Les signes sont là depuis longtemps pourtant. Les réfugiés abordent les rives de l’Europe et des États-Unis (ces rivages étanches). L’arrivée d’autant de démunis exige des mutations dans tous les pays. Des identités sont menacées, secouées et confrontées. Ces envahissements deviendront de plus en plus importants dans les années à venir et vont modifier le visage des villes et toutes les activités.
CHANGEMENTS
Certains groupes veulent bousculer des manières d’être et de voir pourtant. Il y a eu le printemps arabe et les carrés rouges, des émeutes et des violences, des désirs de faire différemment, mais une inertie de plus en plus forte écrase toutes ces tentatives. Comme s’il n’était plus possible de changer quoi que ce soit dans nos sociétés insaisissables et inatteignables. Peut-être qu’une bâche emprisonne tous les pays et nous empêche de penser le monde autrement. Cette impuissance pousse certains à la révolte et aux pires atrocités. Nous voilà tous ligotés par des structures, de grands systèmes et des concepts qui modèlent tout sans que nous parvenions à nous faire une existence plus simple et plus valorisante.
Éléonore Létourneau aborde ces sujets tout doucement, sans proférer de cris, mais permet au lecteur de s’avancer dans ce temps perdu si important pour secouer nos manières d’agir, de voir et de transformer les choses autour de nous. Sur la pointe des pieds, l’écrivaine nous pousse dans la réflexion avec des personnages fascinants et peut-être ravive la flamme de la création, la possibilité d’un nouveau regard et d’une vie régénérée. Voilà un propos subversif sans en avoir l’air.
Cette forme claire dans le désordre surgit quand nous nous tenons en marge pour entrer en soi pour redécouvrir des amis, des connaissances et les agitations des villes et des milieux de travail. Un texte qui est bellement subtil et nécessaire. Cet arrêt permet de mieux comprendre ce qu’est l’art de vivre avec soi et les autres, ce qui est essentiel dans le chaos de l’univers.
LÉTOURNEAU ÉLÉONORE, Une forme claire dans le désordre, VLB Éditeur, 144 pages, 19,95 $.
http://www.edvlb.com/forme-claire-dans-desordre/eleonore-letourneau/livre/9782896498420
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