QU’EST-CE QUI TIENT en vie ou qui fait que le corps
flanche ? Christiane Duchesne, dans MOURIR PAR CURIOSITÉ, aborde cette
question de façon étonnante. Emmanuel, après un grave accident, se retrouve
dans le coma. Ses signes vitaux sont là, mais on doute de sa survie. Au mieux,
il perdra l’usage de ses jambes. Rose, sa tante, décide de lui parler
pour le retenir, pour le garder là. Elle entreprend un voyage particulier en
lui racontant la vie des ancêtres, se permettant d’inventer des personnages.
Elle remonte l’échelle généalogique pour donner un visage à ceux qui, avec le
temps, se réduisent à un nom et deux dates dans un cimetière. Ce qui importe
pourtant, c’est l’espace entre la naissance et la mort, là où le vivant prend
toutes ses dimensions.
Je me suis retrouvé, en lisant Christiane Duchesne, dans
l’esprit d’un enfant qui attend son histoire avant de s’abandonner au sommeil.
Mes parents ne nous racontaient jamais d’histoire avant d’aller au lit, mais
nous avions un voisin qui était peut-être le plus grand menteur de la paroisse,
celui qui pouvait transformer sa journée en événement fabuleux. Et comme il
venait presque tous les soirs après le souper, il donnait sens à notre journée.
Il ne faut pas chercher ailleurs mon goût pour les romans et l’écriture. Cet
homme extravagant m’a poussé vers les livres et fait découvrir le merveilleux
qui se cache dans tous les jours de la semaine.
Une vie est une vie, mais peut-être aussi qu’elle ne
serait rien si elle n’était pas liée au passé, à une histoire qui permet de
nous dresser dans le maintenant et à un souffle qui nous berce, nous enchante,
nous bouscule et nous emporte comme une bouteille à la mer. Un héritage aussi,
le plus beau de tous. Nous sommes ce maillon qui permet d’échapper au temps et
aux enfermements du présent. Nous sommes ce temps entre un passé et le futur, un
croisement qui soutient toute l’histoire de l’humanité.
Pour le moment, je me contente d’observer la mort
en silence et de l’intérieur, tout cela est bien intriguant, ça aiguise la
curiosité, je suis mon propre cobaye et je m’examine sous toutes les coutures
avec attention, mais je ne suis pas mort, alors réjouissez-vous plutôt que de
pleurer sur mon sort. Réjouissez-vous à ma place parce que, moi, je n’y arrive
pas. (p.23)
Emmanuel s’accroche à la vie par la parole de cette
tante qui n’est jamais à court de mots. Une expression biblique dit « le verbe
s’est fait chair ». La vie se fait mots, histoires qui s’imbriquent à toutes
les histoires vraies, possibles, rêvées ou inventées. Les phrases sont un
souffle qui permet la conscience. C’est là la plus folle et la plus belle des
aventures. Christiane Duchesne chevauche entre le réel et l’inventé, le
possible et l’impossible. Elle nous permet de se moquer de la mort et de la
déjouer par son imagination.
Dans le grand arbre de la famille, elle choisit
chaque jour un personnage, c’est la mission qu’elle se donne et dont elle ne
parlera à personne. Thérapie par la généalogie, des histoires de famille comme
une musique qui se fraiera un chemin entre les strates de la conscience, par
petites couches qu’elle laissera se déposer lentement au rythme d’une par jour.
Les histoires rassurent, même celles qui sont tristes, même celles qui font
peur du seul fait qu’elles sont vraies ou tout au moins possibles, parce qu’une
voix les raconte et les offre sans rien demander d’autre que d’y croire. Une
corde à nœuds pour Emmanuel. (p.28)
Une sorte de conte des Mille et Une Nuits qui
vous garde dans le présent. Rose est une Shéhérazade qui tient la mort à
distance. J’aime ces personnages qui se succèdent et nous permettent d’oublier les
enfermements du silence. L’impression d’aller d’une pierre à l’autre pour
traverser une rivière.
LIEN
Emmanuel a conscience de certaines présences, de ses
parents ou du personnel soignant, mais ce qui importe, c’est cette corde que
tient Rose, cette présence qui l‘attire tout doucement du côté de la vie.
Entre les visites de mes parents, des médecins et
des infirmières, des ergos, des physios et tes sit-in, Rose, il y a de très
longues heures de simili silence. Je pense au silence, je pense que je suis
dans le silence, très loin à l’intérieur du silence. Ou dans ses creux. Je m’y
perds comme on se perd dans celui de la mer qui n’est surtout pas tranquille,
qui mène un vacarme énorme, avec le vent, les galets qui crépitent en roulant
dans la vague, les mouettes agitées, les rouleaux blancs d’écume, les vagues
qui se cassent, celles qui se frappent et celles qui s’enfuient, tout n’est que
bruit au bord de la mer et en mer aussi, mais on se trouve au milieu de ce
tapage dans un maelström de silence, dans un creux du silence, chacun possède
le sien, et ce silence-là ne se partage pas puisqu’il naît de l’intérieur de
celui qui écoute. (p.57)
Petit à petit, Emmanuel revient vers ses parents et
son amie Juliette, retrouve tout ce qui lui a été enlevé quand le bolide a
foncé sur lui. C’est long, c’est lent, ce sont bien des chemins et des courbes.
Tout dans la vie est méandres et courbes sinueuses qui nous égarent dans le
plus chaud du jour. Quand plus rien ne tient, il reste l’imaginaire, le pouvoir
d’évoquer et de dire. « Vivre pour raconter », répétait Gabriel Garcia Marquez.
Je souhaite que sur mon lit de mort, quelqu’un vienne
lire un livre que j’ai particulièrement aimé. L’un de ces écrivains qui ont
marqué ma vie et m’ont permis de m’ouvrir les yeux sur ce qu’est l’art de
vivre. Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Robert Lalonde, Gunther Grass, Jean
Giono, Nicole Houde et Jacques Poulin. Je suis certain alors que je pourrai
partir en souriant parce que jamais je n’aurai été aussi vivant.
RENCONTRE
Christiane Duchesne rend hommage ici à l’art de dire,
de raconter, au métier qu’elle pratique et qu’elle pratiquera encore jusqu’à
son dernier souffle. Parler, c’est vivre. Quel bel hommage à la littérature, à
son travail qui est peut-être de tenir les consciences en éveil. J’aime penser
que les écrits permettent de s’accrocher au présent et de tendre les bras vers
le passé afin de permettre le futur. Tout repose sur nos gestes, des paroles, des
rêves et nos manières de s’inventer. Les histoires permettent de tisser ces
liens, de garder des personnages et des événements bien vivants. Autrement, que
resterait-il ?
Se souviendra-t-il de tous ces gens, les inventés,
les connus, les inconnus, aura-t-il su distinguer les vrais des faux ? Ils en
reparleront tous les deux sur la plage de galets ronds, à moins qu’une fois
revenu dans le monde, il n’ait plus envie de cette vaste famille. Un jour, plus
tard, Rose racontera la vie de ses petits des écoles, ce sera son livre des
miracles. Terminées les histoires, et les chaussettes aussi. (p.293)
Rien n’est fini. Tout recommence. On ne peut jamais en
finir avec les histoires. La vie est une merveilleuse intrigue qui ne cesse de
se renouveler. Il ne faut jamais arrêter d’inventer des « mensonges vrais » et
des personnages parce que ce serait consentir au silence. Et cela, la vie ne le
permet pas. Et je pense à Nicole Houde, Claude Le Bouthillier, Jacques Girard,
tous des inventeurs de mondes qui viennent d’entreprendre le grand voyage. Je
sais qu’ils ne peuvent mourir pour vrai malgré les apparences. Ils sont là, ils
me tendent la main parce qu’ils m’ont laissé des romans, des talles de mots qui
se moquent du temps.
Mourir par curiosité de CHRISTIANE DUCHESNE est paru chez Boréal, 296 pages, 25,95 $.
PROCHAINE CHRONIQUE : Rouge la chair
de DYNAH PSYCHÉ
publié chez XYZ ÉDITEUR.
Le segment qui parle de votre lit de mort est touchant et le reste de votre texte invite à la lecture. Je lirai cet ouvrage. Merci.
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