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vendredi 21 octobre 2016

Jean Désy se laisse emporter par sa pensée nomade

JEAN DÉSY AIME le Nord et en a souvent parlé dans ses romans et ses récits. Les habitants de ces lieux qui ont su s’adapter à un climat particulièrement rude le fascinent. Il en a tiré une manière de vivre, une façon de voir qui lui procurent des « vibrations d’âme ». Certains lieux vous emportent et permettent, peut-être, d’atteindre une autre dimension quand le ciel multiplie les étoiles, quand dans le désert le silence devient palpable. Dans Amériquoisie, Jean Désy regroupe des textes écrits au fil des ans, réfléchit à l’esprit nomade, le monde autochtone et métis qui pourrait changer notre regard et nos façons de vivre en cette terre d’Amérique.

Le terme Amériquoisie témoigne de la quête du pays « qui n’est toujours pas un pays », d’une patrie que l’on ne cesse de chercher et d’inventer, de trouver et de perdre, d’une réalité qui reste au cœur du devenir de tous les résidents du Québec. L’histoire a cherché de nouveaux qualificatifs pour dire cette terre d’Amérique, la présence des Européens francophones et des Autochtones. Il y a d’abord eu le terme canadien qui désignait les premiers Blancs à vivre au Canada. Après la Conquête, ce fut les Canadiens français pour différencier la présence française de celle des anglophones. Au début des années soixante, le terme québécois est apparu pour désigner les habitants du territoire du Québec. Faut-il trouver un autre nom pour englober les nations indiennes qui vivent ici depuis des millénaires ?
Gilbert Langevin, dès les années 1970, parlait d’Amériquois dans sa poésie. Un poème tiré de son anthologie PoéVie témoigne de sa pensée.

Amériquois
avec ou sans fusil
par gestes et par cris
plaise à tous que notre vie
donne aux racines
suprématie

Jean Désy reprend le terme et en donne une définition qui correspond à cette volonté de dire le Québec de maintenant dans toutes ses dimensions.

L’Amériquoisie, c’est le pays rassemblant les gens des Premières nations comme ceux qui vinrent en terre d’Amérique après Christophe Colomb… … On peut imaginer que l’Amériquoisie pourrait représenter le territoire de tous les Québécois à travers l’Amérique du Nord. (p.6)

Une idée inclusive pour employer un mot à la mode qui englobe tous les résidents du Québec, surtout les nomades qui parcouraient cette terre du nord au sud, de l’est à l’ouest, avant l’arrivée des Européens.
Jacques Cartier, dans son journal, n’arrête pas de baptiser les lieux qu’il découvre en remontant le fleuve Saint-Laurent. C’est le début de la dépossession pour les Autochtones. Les Européens feront partout la même chose, en Amérique ou en Asie, convaincus que le monde leur appartenait.

AUTOCHTONES

Désy est fasciné par les pays du nord qui ont longtemps été négligés. Ils ont fait fantasmer des écrivains comme Yves Thériault dans Agaguk, ou encore Paul Bussières dans Mais qui donc va consoler Mingo ? Un pays rêvé, un pays qui englobe tous les vivants de ce territoire qui est le dernier refuge de la vie sauvage.

Le métissage, c’est l’union physique de deux personnes de groupes ethniques différents qui permet la venue au monde d’un être neuf, issu de deux univers, mais fraîchement ouvert à un univers plus large, plus libre, plus aéré. La métisserie, c’est le métissage, mais culturel, affectif, spirituel, idéel. (p.7)

Ce métissage a été important au début de la présence française. On encourageait des jeunes à faire des séjours prolongés dans les tribus indiennes pour y apprendre la langue et pratiquer le métier de « truchement ». Ce fut la naissance des coureurs des bois qui ont choisi souvent de vivre à l’indienne, adoptant leurs mœurs et en épousant des autochtones. Ils devenaient « des ambassadeurs » entre les nombreuses tribus qui se partageaient le territoire et les Français qui faisaient le commerce des fourrures. Ils explorèrent l’Amérique du Nord, parcourant les fleuves et les rivières, étendant les frontières de la Nouvelle-France à la grandeur du continent.
Le cinéma américain nous a montré souvent des chariots avançant lentement dans les plaines de l’Ouest. Les migrants se butent souvent à des tribus indiennes avant de s'approprier leurs terres. On oublie que ces vallées ont été parcourues par les coureurs des bois francophones, formant une nouvelle société métisse où le français et les langues indiennes se mélangeaient. Ce personnage du coureur des bois a été biffé de nos manuels d’histoire, étant mal vu par le clergé qui imposait la vie sédentaire pour mieux contrôler ses ouailles.
Une époque fascinante que Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque ont fait revivre dans Elles ont fait l’Amérique ou dans la série radiophonique De remarquables oubliés animée par Bouchard. De véritables héros qui ont exploré un continent. Je pense à Émilie Fortin, originaire d’Alma, et Nolasque Tremblay de Chicoutimi qui ont marché l’Amérique du Nord. Émilie Fortin a été la première femme blanche à vivre au Klondike. 

MAINTENANT

On peut rêver devant les exploits des coureurs de bois et des découvreurs, mais qu’en est-il aujourd’hui ? Un courant de pensée voudrait que le Québec soit une terre métisse. Des films, des essais tentent de prouver cette réalité. Des regroupements de métis demandent d’être reconnus par les gouvernements. John Saul, dans ses ouvrages, tente de démontrer que le Canada a hérité de la pensée indienne par sa manière de voir la réalité et de régler les conflits. La fameuse pensée circulaire, une certaine volonté de conciliation et la recherche du consensus. Les Casques Bleus seraient nés de cet esprit. On peut ajouter au Québec notre désir de vivre pendant la période d’été près de la nature, notre passion pour la chasse et la pêche, le goût du voyage qui viendrait de notre héritage nomade.
Je veux bien que l’on fasse tout pour que les Autochtones retrouvent leur pays, qu’on abolisse les frontières des réserves et qu’ils deviennent des citoyens de première instance dans le Plan Nord qui fait saliver les exploiteurs du Sud. Je m’inquiète cependant. Le Plan Nord risque de détruire un dernier refuge. Les entreprises vont là pour s’approprier les ressources naturelles, raser les forêts, détruire souvent l’habitat des autochtones et des animaux. Un plan d’invasion qui va mener à la destruction de territoires fragiles. Les habitants de ces pays n’ont pas été consultés, il va sans dire. Comme quoi les erreurs historiques se répètent.

ESPRIT MÉTIS

Il est vrai que les Innus s’expriment de plus en plus, particulièrement dans la poésie et la chanson. Tout comme certains le font dans l’Ouest canadien et en Colombie-Britannique. Je pense à Thomas King, un romancier et essayiste remarquable, qui décrit la réalité révoltante des peuples premiers.
Ces voix autochtones expriment leur réalité et aussi la nôtre, forcément, après plus de 400 ans à vivre sur un même territoire.

Je suis d’une Amérique poussée vers ses côtes les plus déchiquetées. Cela me force à travailler dur, à me battre avec mes rêveries les plus bizarres, les plus délirantes et les plus créatrices. Je rêve d’une métisserie amériquoise. Je rêve d’une Amériquoisie que j’habiterai avec passion. Et quant à l’anglo-saxonie mondialisante contemporaine, je me dis qu’avec les amours et les amis, nous finirons bien par l’amadouer sans y sombrer tout à fait. (p.37)

ESPRIT NOMADE

Jean Désy jongle avec l’esprit nomade, ce désir de départ, de mouvement qui est la vie. Cette envie d’aller marcher sur les glaciers, de voir la toundra, de grimper au sommet des montagnes, de sentir sur sa peau l’air chaud de la Vallée de la Mort, d’écouter ce pays oublié qui a laissé des traces partout dans l’Ouest américain.

Le ciel des déserts, qu’ils soient chauds et faits de sable, ou froids, comme la toundra arctique, invite à la contemplation. Comme si l’aridité des lieux ainsi que l’absence quasi totale de végétation commandaient un mouvement de repli vers le « ciel intérieur », pour immédiatement retourner vers le « ciel extérieur », les deux  « cieux » rassemblés favorisant la contemplation. Les déserts furent de tout temps des lieux de prédilection pour les anachorètes. (p.64)

Je me souviens d’un arrêt à La Grange en Géorgie. Un serveur ne savait pas ce que signifiait le nom de sa ville. Il était tout étonné d’apprendre que c’était un nom français et que des Francophones s’étaient installés là avant les Anglophones. Des noms comme des épitaphes que peu d’Américains savent lire de nos jours.
À vrai dire, je me méfie un peu de ceux qui se disent métis et réclament des droits. Je me méfie parce que ce peut être une autre manière de spolier les Autochtones. On connaît les débats où des métis réclament des territoires de chasse et de pêche, veulent participer aux négociations avec les Innus dans l’Approche commune. Il me semble que cela risque de chambouler tout un processus de reconnaissance.

BONHEUR

Jean Désy livre ici des pages magnifiques sur son bonheur de parcourir le Grand Nord, d’oublier les frontières sous un ciel qui semble se rapprocher de la terre pour mieux l’envoûter. Il vibre quand il s’attarde dans les déserts de l’Ouest américain. J’ai connu des moments fabuleux en Arizona, sur une mesa, ou encore en traversant la Vallée de la Mort. Nul ne sait ce qu’est le silence, s’il ne s’est pas arrêté au milieu de cette vallée où le sel fait des plaques blanches sur l’horizon. Un silence qui envoûte, vous transporte dans une dimension capable de vous effaroucher.
Jean Désy est un rêveur qui n’aime pas les frontières. Je le comprends parce que j’ai bien du mal avec les enfermements. L’Amériquoisie reste à définir. C’est peut-être une étape vers la reconnaissance du pays du Québec. On peut se sentir chez soi dans l’Ouest américain, mais les coureurs des bois n’y ont fait que passer, y laissant des noms que peu de gens savent décrypter maintenant. L’écrivain et poète rêve l’utopie pour qu’elle advienne, mais c’est une approche individuelle où il trouve sa pleine satisfaction dans des lieux peu fréquentés, face à une nature qui fait croire qu’il y a peut-être une autre dimension à la vie.


AMÉRIQUOISIE de JEAN DÉSY est paru chez MÉMOIRE D’ENCRIER.

PROCHAINE CHRONIQUE : PASSION CHRONIQUE de JEAN-FRANÇOIS CRÉPEAU publié aux ÉDITIONS TROIS-PISTOLES.

vendredi 14 octobre 2016

Étienne Beaulieu bouscule nos manières de voir

UN PARC EN PÉRIPHÉRIE de la ville de Sherbrooke, une forêt très ancienne comme celles qui existaient avant l’arrivée des Européens en terre d’Amérique. On le nomme le Bois-Beckett. Il ne s’agit pas du grand Samuel, on s’en doute, et personne n’y attend Godot. Un espace unique dans une ville qui, comme toutes les villes américaines, a tendance à avaler tout l’espace qui l’entoure. Étienne Beaulieu, dans un livre étonnant, nous entraîne dans une réflexion sur la vie, la nature, le rôle de la forêt à travers les âges et l’importance qu’elle tient dans notre imaginaire. Les arbres sont là depuis toujours et il semble que notre époque est devenue une menace pour les poumons de la planète.

On trouve des parcs partout dans les villes. Des lieux naturels que l’on a domptés la plupart du temps, domestiqués avant de les rendre accessibles à tous. Un lieu où il fait bon flâner pour retrouver un tant soit peu le contact avec la nature. On pense spontanément au parc du Mont-Royal à Montréal ou au parc Lafontaine que tous les Québécois connaissent. Il y a bien les plaines d’Abraham à Québec, mais pour les autres villes, j’avoue mon ignorance. Il y aurait certainement un livre à publier sur les parcs urbains et leur histoire.
Étienne Beaulieu m’apprend que Sherbrooke a le Bois-Beckett, un lieu fascinant et unique.

Ce que l’on appelle de nos jours le parc du Bois-Beckett n’est pas qu’une somptueuse forêt, en partie ancienne, demeurée pratiquement intouchée aux abords mêmes de la ville de Sherbrooke et qui, sans une volonté ferme de préservation, serait sans doute encerclée d’ici quelques décennies par un développement urbain sans cesse croissant, comme une sorte de Central Park en devenir. Osons le dire sans ambages : la forêt Beckett constitue un miracle politique. C’est l’alliance improbable entre des citoyens désintéressés  et des élus municipaux qui a permis à ces arbres, pour certains plus de trois fois centenaires, de rester debout et de perpétuer leurs ombres et leurs feuillages. (p.8)

Un miracle dans un monde où le développement économique emporte tout et où les forêts sont des obstacles à éliminer.

HISTOIRE

Étienne Beaulieu raconte l’histoire de cette enclave, territoire indien avant l’arrivée des Blancs comme tout le Québec et l’Amérique, domaine des Beckett qui s’y sont installés après la Conquête du Canada par les Britanniques. On pourrait s’attendre à ce que l’écrivain s’attarde à la flore, aux arbres, jouant au frère Marie Victorin pour mieux connaître cet espace qui a été protégé en 1963. Mieux que cela, Étienne Beaulieu entreprend de réfléchir à la place de la forêt dans notre civilisation occidentale. Il en fait un livre remarquable d’intelligence, de réflexions, de méditation je dirais, tout comme on le fait quand on a la chance de s’aventurer dans un boisé, de se retrouver face à soi, devant une nature qui en impose.
J’aime les forêts d’épinettes et de cyprès qui ont marqué mon enfance, la plainte du vent dans les branches, les grandes fougères des sous-bois et surtout les oiseaux et les bêtes que l’on peut y surprendre. J’ai été familiarisé à la forêt par mon père qui y devenait volubile, lui si silencieux d’habitude. Je vis au milieu de grands pins, des survivants du Grand Feu qui a ravagé le Lac-Saint-Jean en 1870, avec des mésanges partout, la présence des vagues du « Grand Lac sans fin ni commencement » pour marquer les jours.

REGARD

Étienne Beaulieu s’interroge sur notre attitude devant la forêt, le monde sauvage, le refuge des bêtes dangereuses, quand ce n’est pas la retraite des voleurs et des pilleurs. Dans les contes, des brigands se cachent immanquablement dans la forêt pour surprendre le voyageur téméraire. On risque sa vie en s’aventurant dans la forêt. On se souvient de la fameuse phrase de Maisonneuve qui s’est installé sur l’île de Montréal même si « tous les arbres pouvaient se changer en Iroquois ».

[Très tôt dans l’histoire] les forêts devinrent profanes : elles obstruaient la communication des volontés et des intentions de Jupiter, car leurs feuillages bouchaient la vue du ciel. Intuition fabuleuse et pénétrante de Vico, car si l’histoire occidentale hait les forêts, c’est que, au moins depuis les Grecs et les Romains, nous avons été une civilisation d’adorateurs du ciel, enfants d’un père céleste. La où la divinité a été identifiée au ciel, ou à la géométrie éternelle des étoiles, ou à l’infinité cosmologique, où aux cieux, les forêts deviennent profanes, car elles cachent la vue de Dieu. (p.18)[1]

Volonté de voir loin, de dégager le ciel, d’éloigner la barbarie, de nier le réel pour mieux atteindre l'invisible.
Maintenant, la forêt est quadrillée et vue comme une ressource que l’on peut récolter avec le fourrage. Faut-il replanter ou réinventer des forêts un peu partout dans le monde ? Que faire devant notre manie de considérer la planète comme un réservoir de matières qu’il faut transformer ?

C’est toute la culture qu’il faut refonder, dans la mesure où la notion même de culture implique la déforestation et la transformation des forêts en vastes plaines jouxtant les villes, image plane d’un paysage domestiqué donnant lieu à la cultura agris (la culture des champs) qui servira de base métaphorique à l’édification de la cultura mentis et de la cultura animi (cultures de l’esprit et de l’âme) qui seront en faveur dans l’Antiquité et au Moyen Âge  pour former enfin ce que nous appelons depuis le XIXe siècle la culture. Se cultiver, prendre soin de son âme, c’est en Occident se rendre accessible à l’oculus divin s’agrandissant sans cesse depuis les premières civilisations défricheuses des grandes forêts primitives. (p.20)

AVENTURE

Beaulieu touche les liens fascinants que les humains ont toujours entretenus avec les arbres, les mystères et l’inconscient, le paysage aussi. Il remonte jusqu’à L’épopée de Gilgamesh qui met déjà en place toute une mythologie autour de la forêt, deux siècles avant Jésus-Christ.

Le premier exploit des héros vise non seulement à éradiquer « le mal sur la terre » que sont pour l’homme les forêts, mais aussi à trouver l’immortalité : détruire la forêt de cèdres d’Houmbaba, c’est en quelque sorte pour les humains une manière de chercher à éviter la mort. La forêt, c’est le lieu où l’homme n’était pas encore tout à fait humain, alors qu’il était animal parmi les animaux, ne se sachant pas mortel, comme Gilgamesh revêtu de la peau des créateurs qu’il tuait. (p.22)

Je pense à Maria Chapdelaine qui récite son chapelet en regardant la forêt qui avalera François Paradis. Il faut la raser et l’éloigner pour survivre, défricher pour installer la civilisation.
La représentation du monde, la naissance du paysage dans les tableaux et les campagnes, la manie peut-être que l’on a maintenant de tout photographier pour mieux s’approprier le réel. Une réflexion sur la pensée, l’amitié, le regard que l’on pose sur nous et le monde, nos peurs et nos étranges comportements.
Un livre d’heures que l’on traîne partout pour apprendre peut-être ce que nous sommes et où nous allons.
Étienne Beaulieu défait des nœuds et nous force à nous demander ce que nous avons fait de la planète en nous arrogeant le droit de tout nommer. Il faut entreprendre le dialogue avec la nature et aussi avec son semblable. Trump et Couillard auraient avantage à s’inspirer de Joubert.

Certes, il ne fait aucun doute que Joubert n’aime pas passionnément la polémique, lui qui croit que « la peine de la dispute en excède de bien loin l’utilité. Toute contestation rend l’esprit sourd ; et, quand on est sourd je suis muet ». Cependant, il demeure lucide et sait bien « qu’il y a naturellement dans l’homme un esprit de chicane ». Aussi ne se refuse-t-il pas à la polémique, mais précise qu’avant tout « le but de la dispute ou de la discussion, ne doit pas être la victoire, mais l’amélioration ». (pp.129-130)

Un livre à lire et à relire, une petite merveille d’intelligence comme il s’en fait peu. Splendeur au bois Beckett va me suivre longtemps.

SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU est paru chez NOTA BENE.

PROCHAINE CHRONIQUE : AMÉRIQUOISIE de JEAN DÉSY publié chez MÉMOIRE D’ENCRIER.



[1] Robert Harrison, Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1922, p.24.

vendredi 7 octobre 2016

Renaud Jean démonte les fils de notre société

  
DEUX HOMMES DÉBARQUENT dans l’appartement d’un locataire, s'installent et entreprennent de le transformer. Il n’est plus chez lui et peu à peu, il doit fuir. Il trouve refuge dans les bibliothèques où les responsables n’aiment pas le voir traîner. Des policiers l’arrêtent et l'obligent à suivre des thérapies et un conditionnement au travail, à respecter les directives des intervenants qui l’aident à s’intégrer. Il deviendra chef de train et verra le monde changer autour de lui.

Renaud Jean dans Rénovation nous plonge dans un univers familier et inquiétant. Le personnage doit se plier au monde du travail. Dans notre société, tu n’existes que par les fonctions ou le titre que tu possèdes, le rôle que tu joues. Les errants et les flâneurs dérangent et ils sont de moins en moins tolérés.
Les femmes et les hommes s’appartiennent de moins en moins comme individu. Ils doivent se mettre au service de la société et faire souvent fi de leurs préférences. La liberté est de plus en plus une notion abstraite. Pourtant le goût de vivre loin des agitations du monde a toujours existé. Il n’y a pas si longtemps, au Québec, des hommes ou des femmes s’installaient en forêt et prenaient le temps de regarder la vie autour d’eux. J’ai eu un oncle qui a vécu toute sa vie à l’écart, dans un camp au bord d’une rivière, et il semblait plutôt heureux. Que dire des recluses et des moines qui cherchaient la solitude, le silence pour oublier les turpitudes de leurs contemporains ?

Je somme les deux hommes de quitter les lieux. Allongés sur leur lit, ils ne réagissent pas. Se sont-ils assoupis ? Je les interpelle en haussant le ton, mais ils n’ouvrent même pas les yeux. Je me tiens debout au milieu de la cuisine, en caleçon, entre un Scandinave et un Japonais qui viennent d’élire domicile chez moi, dans mon appartement, mon appartement qu’ils prétendent rénover : la chose me paraît d’autant plus invraisemblable que je n’ai été informé de rien. À ma connaissance, aucuns travaux ne sont prévus dans l’immeuble. (p.9)

Le personnage se réfugie dans les bibliothèques. Le lieu n’est pas choisi au hasard, du moins j’aime le croire. Quelle est la place du livre et de la littérature dans notre société d'agités ? Les livres et la pensée sont confinés dans ces lieux surveillés et pas question d’y dormir. On le sait, les sociétés autoritaires n’aiment pas les écrivains et les livres.
Après son arrestation, notre itinérant doit entreprendre sa rééducation. Il vivra de véritables lavages de cerveau où on le persuade de travailler, de devenir un rouage de la société. Son stage dans un relais touristique sera singulièrement absurde. Il devient chef de train, y trouve une certaine satisfaction dans un parc qui s’agrandit constamment pour devenir de plus en plus monstrueux. Une caricature de la société et des forces qui s’y affrontent, des manœuvres de certains pour s'approprier des privilèges.
Je n’ai pu m’empêcher de penser à L’expérience interdite de Ook Chung où l’on enferme des écrivains dans des cages pour qu’ils sécrètent l’œuvre parfaite. Une lecture perturbante qui nous fait réfléchir à ce que l’humain deviendra dans notre monde et à ce que nous valorisons.

SOCIÉTÉ

Renaud Jean s’interroge sur la liberté individuelle de plus en plus menacée par des contraintes qui font de l’humain un rouage d’une machine qui avale tout. L'apathie et la docilité des gens.
Le monde a vécu une mutation quand Henry Ford a eu l’idée de la chaîne de production pour fabriquer ses automobiles. Charlie Chaplin en a fait une caricature géniale dans son film Les temps modernes. On dit que les travailleurs ont eu du mal à s’adapter à l’époque parce qu’ils n’avaient pas l’habitude de répéter un même geste pendant des heures. Cette machine broie l’individu comme le personnage de Charlot qui est avalé par les engrenages.

Je m’adapte mal à la vie en communauté. La compagnie forcée des autres hommes me défait. Invité à parler, poussé à agir, obligé à des interactions infinies (depuis mon arrivée, on m’a astreint à une série d’activités de socialisation), je lutte contre un sentiment d’éparpillement qui ne me quitte plus. Mes efforts pour me rassembler, dans la solitude retrouvée de la nuit, échouent lamentablement, l’appel du sommeil étouffant mes velléités. Honteux de ne pas savoir résister davantage au maelström de la petite société du Centre, je me traite de faible, de misérable et souhaite disparaître. (p.36)

L’homme appartient-il à la société et est-il libre de ses gestes et de ses idées ? La question ne se pose pas dans Rénovation. Les dirigeants utilisent tous les moyens pour le faire entrer dans le rang. L’originalité, la différence y perd son sens. Il devient un robot qui répète des gestes et se sent de plus en plus étranger. Ce personnage reste anonyme, sans passé, un numéro qui se met au service du train, effectuant toujours un même parcours qui ne cesse de s’allonger. Il deviendra désuet, on s’en doute, avec tous les changements technologiques.

FRISSONS

Jean nous dresse un portrait assez inquiétant. On se rend compte rapidement que chacun utilise l’autre pour en retirer des avantages. Tous cherchent à améliorer leur sort en manipulant son voisin. Il y a toujours des rusés pour vous faire croire qu’ils pensent à votre bien en rognant votre liberté et votre espace.
L’homme devient obsolète, peu performant et inutile dans cet univers. Je parle d’hommes depuis le début de cette chronique parce qu’il n’y a pas de femmes dans l’oeuvre de Renaud Jean. À croire qu’elles sont disparues de la surface de la Terre et que les mâles se reproduisent entre eux.

Pourquoi ne se révolte-t-on pas ? Tout le monde porte déjà l’uniforme en attendant d’être convoqué. Chacun rêve du poste qu’il obtiendra et anticipe sur ses responsabilités futures, convaincu qu’elles seront d’importance. (p.83)

J’ai souvent pensé à L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse qui m’a secoué au temps de mes études universitaires. Il démontrait que l’humain avait perdu sa liberté de choix pour ne garder qu’une dimension, soit celle de consommateur ou de producteur d’objets. Le philosophe publiait son livre aux États-Unis en 1964 et il était traduit en français en 1968. Un essai remarquable qui est demeuré percutant même si on a fait des bonds incroyables dans la « mécanisation » de l’humain. Il tenait cette réflexion avant l’arrivée de l’ordinateur, du monde binaire qui a encore accentué l’unidimensionnalité de l’humain.
Qui s’attarde de nos jours à parler de liberté, à vouloir comprendre la vie et la place de l’être dans l’univers ? Les humanistes, les penseurs, les philosophes et les sociologues n’auront bientôt plus leur place dans les universités. L’humain est une quantité négligeable dans la logique de productivité et de rentabilité qui met en danger l’avenir de la Terre. Cette approche est à l’origine de toutes les perturbations, des guerres absurdes, des massacres écologiques et des génocides. Faut croire que nous revenons lentement vers la barbarie et la sauvagerie au nom de la modernité.
L’allégorie de Renaud Jean est particulièrement efficace. L’écrivain montre l’absurdité d’une société qui ignore la culture, la pensée et l’intelligence. Son personnage est à l’image de ce que sont de plus en plus les humains. Un numéro d’assurance sociale, un NIP ou un mot de passe pour avoir accès au merveilleux monde de la consommation et du nuage numérique, devenir chasseur de Pokémons et la vedette du Selfie.

RÉNOVATION de RENAUD JEAN est paru chez BORÉAL ÉDITEUR.

PROCHAINE CHRONIQUE : SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU publié chez NOTA BENE.

http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/renovation-2510.html

mardi 27 septembre 2016

Nicolas Tremblay invente un monde en mutation

PHILIPPPE SE REMET plutôt mal de la mort de Marie. Un accident d’auto et après la solitude, la vie malgré la perte de repères. Il boit trop, continue son travail à l’usine, tente de résister aux bouleversements qui frappent l’industrie. La vente du papier est en baisse et la fermeture est imminente. Les événements étranges se multiplient. Sa femme apparaît sur l’écran du téléviseur et un ouvrier est retrouvé dans un bassin de décantation. Nous basculons alors. Le rêve et la réalité se mélangent. Revenants, professeur qui semble avoir vaincu l’espace et le temps, qui se transforme en une sorte de Méphisto qui manipule tout. Nous voici dans une histoire où tout peut arriver.  

Nicolas Tremblay nous a habitués aux histoires étranges qui demandent d’oublier nos repères, bousculent et dérangent. Encore une fois, dans La mémoire du papier, il nous entraîne dans un monde qui s’effrite peu à peu. Pourtant, tout nous dit que nous sommes à Jonquière, à la papeterie fondée par Price et les événements font référence à certains faits historiques, comme la mort de l’homme d’affaires qui est survenue lors d’un glissement de terrain près de la rivière aux Sables, tout près de l’usine. Nicolas Tremblay prend plaisir à visiter les rues de la ville où il est né.
Tout comme il s’attarde longuement à la tragédie qui a frappé Saint-Jean-Vianney en 1971, emportant presque tout le village, faisant des dizaines de morts. C’est fascinant de voir que deux écrivains originaires de la région du Saguenay, Larry et Nicolas Tremblay, font référence à cet événement dans leurs romans qui paraissent en même temps. Il faut croire que certains drames marquent les esprits, les écrivains en particulier. Le fameux déluge surgit aussi dans le roman La déesse des mouches à feu de Geneviève Petersen.

BASCULE

Peu à peu, l’étrange ou le fantastique se glisse dans l’histoire de Tremblay. Il y a d’abord Marie qui semble vouloir échapper à la mort par le biais du téléviseur, lance un appel à l’aide. Comme si elle n’était pas morte dans l’accident d’auto.

Le téléviseur avait perdu le signal du câble et émettait un son de friture. Le téléphone était resté muet, hormis le fort grésillement, qui peu à peu cessait par intermittence. Et, soudain, dans une percée silencieuse — avait-je halluciné ? —, l’écho d’une voix venant de très loin, des limbes, celle de ma femme qui m’appelait… Je ne sais trop comment la définir. Était-ce la panique. Puis le grésillement était revenu, plus fort encore. Le phénomène avait été passager. La voix s’était tue, même si j’avais crié, follement désespéré, le nom de Marie, implorant son retour fantastique. (p.29)

Marie devient de plus en plus présente et obsède Philippe. Il s’accroche à des films, des recherches qu’elle effectuait à l’université avec son collègue Louis Humbert. Ils semblent avoir inventé une machine qui élimine les frontières, permet au cerveau de communiquer directement avec un clavier et de traduire les pensées à une vitesse folle. Marie était une sorte de médium qui avait le pouvoir de communiquer par la pensée.
Si j’ai cru au début que je faisais face aux divagations d’un homme qui boit trop, j’ai vite commencé à douter. Plus j’avançais dans ma lecture et plus les événements étranges ont eu le dessus. L’ouvrier trouvé noyé dans le bassin de décantation revient à la vie et répète les discours où Marx s’en prend aux capitalistes. Deux mondes se chevauchent. La fin d’une époque et l’arrivée d’une nouvelle société où le papier perdra son utilité.
Nous avons toujours du mal à saisir notre époque, mais il ne faut pas être devin pour voir que nous plongeons allègrement dans le virtuel, l’immatériel, que nous sommes entourés de gadgets qui nous font oublier notre environnement. Nous écoutons des disques et des musiques d’artistes morts depuis des décennies grâce aux enregistrements audio et visuel. Comme si certains créateurs déjouaient la mort. Nous lisons des textes qui se matérialisent à la surface d’un écran et qui n’ont plus de présence concrète. Nous avons réussi à maîtriser l’espace et le temps en communiquant partout sur la planète grâce à Internet et cela quasi instantanément.

Je découvrirais mieux plus tard la nature fugitive du professeur, avec laquelle ses propres étudiants devaient composer. Louis Humbert avait le don d’apparaître puis de disparaître aussitôt, d’être là sans y être vraiment, y compris dans sa salle de classe, où son corps pouvait se manifester virtuellement par des procédés techniques mystérieux quand il ration son avion ou qu’il était retenu ailleurs. En sa présence, il s’avérait difficile en effet de déterminer si on était réellement avec lui ou si on était plutôt l’objet d’une savante illusion. (p.96)

Nicolas Tremblay nous fait vivre « un glissement de société », une mutation où le papier qui a servi à préserver les connaissances en devenant l’instrument de la mémoire disparaît. Nous voici dans l’éphémère, l’instantané, le mouvant et le changeant, le vrai et le faux, l’immatériel et le réel. Difficile de savoir vraiment où nous en sommes. Que penser devant ces millions de gens qui participent à la chasse aux Pokémons, traquant des êtres virtuels et immatériels qui semblent devenir plus vivants que les voisins ?

RÉFLEXION

Le monde ancien résiste devant une technologie qui demande de changer nos manières de penser et de voir. Nous ne savons plus vraiment ce que peut être le moi, le rôle de l’humain dans cette aventure. Que devient l’individu quand il échappe à l’espace pour se matérialiser un peu partout, quand on peut créer des avatars qui jouent à la place des comédiens au cinéma ? Que devient le soi ou l’être dans l’espace cybernétique ?

Mais là, à vous voir ainsi vieilli devant moi, j’avoue être moi-même surpris parce ce progrès phénoménal. La distorsion temporelle a réussi pour la première fois. Je vous annonce que l’avenir n’appartient plus au futur désormais. C’est prodigieux de contrôler ainsi la temporalité ! Si vous le voulez, nous vous rajeunirons ce soir. Et vous vous retrouvez dans le lit avec votre femme, dans la peau de votre double vidéographique. Vous serez enfin persuadé que je suis un chic type qui ne veut que votre bien. (p.155)

Nous sommes des mutants qui vivent de plus en plus hors de ce que nous avons toujours considéré comme le réel. Tout cela avec une aisance déconcertante, remettant en question des vérités auxquelles nous nous accrochons depuis des millénaires. Que va devenir l’être, l’identité, le corps, l’âme, la pensée devant le temps qui se dédouble, quand nous pourrons nous aventurer dans l’avenir, corriger le  passé ou encore intervenir dans plusieurs lieux à la fois, décuplant ainsi nos façons de nous imposer. Toute la pensée humaniste, les lois qui régissent nos sociétés seront alors obsolètes et archaïques. Ce monde est là, maintenant. Les frontières n’existent plus avec le virtuel. La propriété intellectuelle est devenue une idée ancienne et le savoir humain est stocké dans des nuages insaisissables, pouvant s’effacer peut-être ou disparaître dans une autre dimension.
La vie de l’individu est de plus en plus fragilisée avec toutes les données que nous trouvons sur le web. Notre moi se dilue dans l’espace public et l’intime est une chimère.
Nicolas Tremblay a le grand mérite de nous faire réfléchir à ce qui se passe maintenant. Les connaissances qui se réfugiaient sur le papier depuis des centaines d’années sont en train de glisser dans un ailleurs que nous avons du mal à concevoir. Un monde qui peut faire frémir en ressuscitant les morts et en étouffant les vivants.
L’écrivain est percutant et particulièrement dérangeant. Notre monde peut glisser comme le village de Saint-Jean-Vianney qui a fait basculer toute une population dans l’horreur, démontrant que tout est fragile, changeant et insaisissable. Après avoir terminé ma lecture, je me suis longuement regardé dans le miroir, n’étant plus tout à fait certain de savoir qui était l’individu que j’y voyais.

LA MÉMOIRE DU PAPIER de NICOLAS TREMBLAY est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

PROCHAINE CHRONIQUE : RÉNOVATION de RENAUD JEAN publié chez BORÉAL ÉDITEUR.

jeudi 22 septembre 2016

Larry Tremblay dresse encore le bien devant le mal

ANTOINE LIT Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, rencontre Félix, un idéaliste qui s’accroche à un amour absolu avec sa cousine morte en 1971, lors du glissement de terrain de Saint-Jean-Vianney. Antoine veut désillusionner cet ami qui remet en question sa façon de voir et de vivre. Il fait tout pour démontrer que « cette foi aveugle » est factice avec la complicité d’Alice. La raison triomphe de tout, du moins on aime le croire. Tout n’est pas si simple cependant. Alice décide de montrer l’envers de la médaille dans un roman, beaucoup plus tard, frappant Antoine là où la raison perd tous ses moyens. Voilà un roman et son contraire, les deux versions d’une même histoire particulièrement dérangeante.

Encore une fois, le mal se dresse devant le bien dans L’impureté de Larry Tremblay. Parlons plutôt de la raison qui confronte les croyances, la foi qui déplace les montagnes, qui permet de croire à un monde meilleur où le mal a été éradiqué par la logique, la raison qui sacrifie souvent les individus. Ces deux approches peuvent nous emporter dans les pires situations. L’extermination des juifs par les nazis était menée avec une logique déconcertante. D’un autre côté, la foi des islamistes intégristes est tout aussi perturbante et dangereuse. Ces deux extrêmes mènent aux pires folies et, malheureusement, n’ont cessé de marquer l’histoire humaine. Voilà pourtant les faces d’une même médaille. Le bien ne peut exister qu’en s’appuyant sur le mal et l’envers est aussi vrai. Antoine et Félix ne peuvent que se heurter, l’un menaçant l’autre.
Comment ne pas songer à cette période de ma vie où, à Montréal, plus seul que mon oncle qui vivait en ermite dans la forêt, je me retrouvais dans les salles de cours de l’université en me sentant un étranger, marchais sur les trottoirs, retournais des phrases de Jean-Paul Sartre que je venais de découvrir en lisant La nausée. Antoine Roquentin réalise l’absurdité de la vie et éprouve un dégoût terrible pour ses contemporains. Un nihilisme, une conscience d’être qui secouent tout jeune homme qui s’aventure dans le monde des idées. Du moins à l’époque. Je ne pense pas que Sartre ait autant fasciné les filles alors. Une période sombre où je vivais en retrait de tout, obsédé par des lectures qui me stimulaient et me désolaient. Heureusement, Albert Camus est arrivé et j’ai pu entrevoir l’éclaircie. Il fallait croire aux femmes et aux hommes, travailler à diminuer leur douleur et leur désespérance. L’humain ne peut qu’aller vers l’humain.

CONFRONTATION

Antoine est subjugué par Sartre qui n’était pas trop certain de la condition humaine. L’homme devait se hisser vers la conscience selon lui et ne parvenait qu’à quelques moments de lucidité dans sa vie. Il faut lire Le siècle de Sartre de Bernard-Henry Lévy pour comprendre la démarche de ce penseur et aussi ses aveuglements. Le philosophe existentialiste prendra bien du temps avant de condamner les horreurs de Pol Pot au Cambodge. Et je me demande souvent comment il naviguerait de nos jours avec les attentats terroristes, les missions de ces croyants qui massacrent femmes, enfants au nom de leur dieu. 
La connaissance, la raison et la science pouvaient tout régler, nous aimions le croire dans les années 70. Pourtant la planète est en danger et nous fonçons vers la catastrophe malgré toutes les sonnettes d’alarme. La logique sert souvent à justifier les pires folies et les comportements les plus absurdes.
Antoine connaît les codes, le langage des émotions et peut en jouer avec une aisance déconcertante. Il ment, séduit, triche pour arriver à ses fins. Félix en est incapable et devient particulièrement vulnérable, surtout devant une Alice qui se retrouve bien loin du pays des merveilles et qui sera l’agneau que l’on sacrifie au nom de la raison.  

Le lendemain, poursuivant son plan, il passe à l’attaque. Il lui écrit une longue lettre où il exprime son éblouissement quand il l’a aperçue par hasard à la sortie de son école. Depuis, il n’a cessé de penser à elle. Il s’excuse de l’avoir suivie. Il ose même lui raconter qu’un soir il a épié l’ombre que son corps dessinait sur les rideaux de sa chambre. Il lui promet de ne plus recommencer. De toute façon, à quoi bon puisqu’elle a découvert son petit jeu. Il lui demande une seule chose : qu’elle réponde à sa lettre. Il l’attendra comme la lumière de l’aube après une nuit de cauchemar. (p.89)

La femme devient l’appât, celle que l’on immole pour permettre au dieu de la raison de triompher. Elle sera l’héritière qu’Abraham doit sacrifier pour plaire à ce Dieu égoïste qui ramène tout à lui.
Beaucoup plus tard, écrivaine qui connaît le succès, Alice rétablit les faits. Elle a attendu toute sa vie pour écrire ce roman, montrer qu’Antoine est un salaud qui a tout détruit autour de lui, qu’il est responsable du suicide de Félix et de son fils Jonathan. Les faits seront rétablis grâce à l’écriture, l’art de dire et de dénoncer peut-être.

Antoine n’a jamais admis qu’il avait une part de responsabilité. Chacun est libre de disposer de sa vie comme il l’entend, c’était son choix, pas le nôtre. Antoine me répétait ce genre de phrases et je n’avais pas le courage de le contredire. Il m’impressionnait avec ses envolées philosophiques. Je n’arrivais pas à prendre mes distances. Je me suis mise à penser comme lui. La mort de Félix ne me concernait pas. Vivre avec un sentiment de culpabilité était trop douloureux. Je me suis raccrochée à Antoine. Je n’avais rien compris à ce qui s’était réellement passé. Maintenant tout est clair. En fait, il l’aimait aussi. (p.154)

Antoine ne pourra contrer la version d’Alice. Sa vie, ses gestes lui reviennent comme un boomerang et son armure s’effrite. Il est nu, vulnérable, dans l’état où s’est retrouvé Félix après ses mensonges et ses manipulations.

CRÉATION

L’oeuvre artistique permet de rétablir les faits, de corriger les abus, de dénoncer les menteurs. L’écrivain, par son travail, pourchasse les faux prophètes, donne la parole aux victimes, ébranle les vainqueurs qui se drapent des beaux habits de la raison et de la connaissance. Le roman, tout comme le théâtre, chez Larry Tremblay, sert à briser les masques et à faire surgir la vérité.

— Tu n’as pas compris que je l’ai écrit uniquement dans ce but ? Je l’ai construit comme un piège fait de miroirs, comme une prison qui en renferme une autre. Une fois lu, je veux que le roman se referme sur lui et qu’il ne puisse plus jamais s’en échapper. (p.155)

C’est ce qui arrive au lecteur de L’impureté. Je me suis senti coincé entre les deux versions d’un même roman qui se referment comme un étau. Le piège est implacable. Personne ne peut échapper à un texte semblable. Antoine voit son édifice s’écrouler. Il n’y a plus de vainqueurs, que des perdants.

DUALITÉ

Le mal chez Larry Tremblay, comme dans la vie de tous les jours, a toujours plus de facilité à s’installer et il touche des pulsions profondes, animales. Il est de l’ordre de l’instinct et devient une arme terrible quand il s’appuie sur la raison et la logique. Il triomphe facilement des idéaux d’amour et de paix. Pas étonnant que Jésus finisse sur la croix. Il refuse les mensonges, demande de croire, de vivre sans les beaux habits de la raison. C’est pourquoi il est si vulnérable devant la logique des juristes.
Chez Larry Tremblay, les porteurs de mal finissent toujours par se retrouver devant leur propre invention. Le théâtre dans L’orangeraie et le roman cette fois sont les armes qui permettent de contrer les effets du mal, de « réparer » l’être d’une certaine façon.
L’écrivain survole le pour et le contre, les ténèbres et la clarté, montre les forces qui s’affrontent, retournent les mensonges. Les jumeaux dans L’orangeraie portaient cette catharsis et ici ce sont les frères improbables que sont Antoine et Félix qui se retrouvent face à face. Cet affrontement ne fait jamais de gagnant. Les survivants resteront des éclopés. Comment imaginer la vie d’Alice après la publication de son roman ? Écrire encore ? Elle a tout dit. Et Antoine ? La déflagration en a fait un fantôme que la raison ne peut plus protéger. Son château de cartes s’est écroulé.
Larry Tremblay nous entraîne dans les coins sombres de la pensée et prend plaisir à détricoter des croyances qui peuvent être dangereuses. C’est pourquoi il est si subversif, autant au théâtre que dans l’aventure romanesque. Encore une fois, il nous abandonne après avoir tout démonté autour de nous. Il touche l’être, le retourne et nous laisse avec notre conscience, notre devoir de vivre et de survivre dans un monde que nous avons dévasté au nom de la raison ou de la foi. Avec aussi la responsabilité de l’autre qui ne doit jamais devenir la victime de nos constructions mentales et de nos pensées délirantes. La liberté totale tout comme les croyances aveugles mènent toujours au pire.

L’IMPURETÉ de LARRY TREMBLAY est paru chez ALTO.

PROCHAINE CHRONIQUE : La mémoire du papier de NICOLAS TREMBLAY publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.