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jeudi 5 août 2021

BRULOTTE QUESTIONNE SON MÉTIER D’ÉCRIVAIN

TOUS LES ÉCRIVAINS JONGLENT avec le pourquoi et le comment de l’écriture. Pourquoi tous s’isolent pendant des heures pour retourner les mots dans tous les sens? Pourquoi se lancer dans un roman plutôt qu’une nouvelle? Rien n’est jamais assuré et tout est à refaire devant un texte. Le travailleur de l’écrit cherche toujours un ton, une forme, la cadence qui convient. Ce que je nomme «la petite musique interne». Peut-être que certains ne s’embarrassent pas de tant d’hésitations et de doutes, mais je me sens souvent comme un aveugle qui tâtonne dans le noir quand je m’aventure dans une fiction. Pour me sortir de l’impasse, je multiplie les versions, bouscule l’intrigue et mes amis, les personnages. C'est peut-être aussi pourquoi j'aime tant lire les carnets d'écrivains. Ça m'aide à trouver mon chemin à travers les mots et les phrases.

 

Gaëtan Brulotte aime les carnets d’écrivains et c’était inévitable qu’il tente l’aventure. Dans Nulle part qu’en haut désir, un titre plutôt énigmatique, il multiplie les hypothèses comme les pièces d’un puzzle. Chacune de ses définitions de l’écriture mériterait que l’on s’y attarde. On le fait pour mille raisons, mais surtout pour devenir «une conscience» dans sa vie et la société.

 

Pour développer une attention extrême au monde, stimuler la vigilance, maintenir un état d’alerte. Pour sonder et redorer d’émerveillement l’insignifiant et le plus modeste recoin du réel. (p.10)

 

J’aime bien cette «attention», ce regard inquisiteur qui se méfie des apparences et cherche à montrer ce qui se cache derrière les paravents. 

Gaëtan Brulotte se montre particulièrement généreux et c’est au lecteur de choisir ce qui lui convient. J’ai souvent répété que j’écrivais pour apprendre à voir la société dans laquelle je m’étourdis dans un tourbillon d’occupations plus ou moins étranges. L’auteur est celui qui ouvre les rideaux pour découvrir une certaine réalité (ce que nous nommons la réalité). C’est aussi pour se dessiller les yeux et comprendre les agissements de ses contemporains, les hantises que nous partageons et que l’on tente d’oublier la plupart du temps. Je répétais à mes stagiaires, quand je donnais des ateliers d’écriture, que je souhaitais en faire des lecteurs qui prennent un certain recul devant leur récit pour surprendre leur texte comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre.  

 

PIÈGE

 

Plusieurs, quand ils s’aventurent dans un carnet, s’égarent dans les sentiers de leur propre histoire, cherchent à tout expliquer par l’enfance. Gaëtan Brulotte ne prend pas cette direction. Né dans une famille modeste, comme la plupart des écrivains du Québec, l’enseignant préfère se concentrer sur l’acte, le comment d’un roman ou d’un récit. C’est le processus qui le fascine et qui happe toute son intelligence. 

 

Écrire pour aller à la découverte de cette humanité dans ses altérités, pour se rendre plus attentifs aux diversifications qui font le genre humain, ce qui peut signifier de devoir rompre avec son monde familier pour aller étudier cette richesse à loisir. (p.59)

 

 Que fait ce manieur de mots lorsqu’il décide de secouer la réalité, de donner une version qui peut devenir suspecte pour ses contemporains? Brulotte le fait par la critique (il est universitaire), dans un langage plus pointu ou en empruntant les sentiers de la fiction pour nous plonger dans des lieux que l’on pense connaître. 

 

Par conséquent, je suis toujours dans la même sphère de travail, et une sorte de symbiose s’opère entre les deux activités : je lis des œuvres littéraires, j’en enseigne, je les critique et j’en écris. Il y a continuité. Ces diverses activités me nourrissent quand j’arrive devant la page blanche ou l’écran. La critique littéraire me donne aussi la joie de découvrir la richesse des autres, ce qui me passionne au plus haut point. (p.89)

 

L’auteur de Nulle part qu’en haut désir n’aborde pas ce sujet qui m’a longtemps hanté : pourquoi on tourne le dos à son père, à sa mère, ses frères et sœurs pour s’enfoncer dans l’écriture? J’ai tenté de répondre à cette question dans L’enfant qui ne voulait plus dormir et L’orpheline de visage. Parce que choisir le parti pris des mots, c’est rejeter un héritage et emprunter un chemin où le risque de s’égarer est grand. C’est devenir un survenant condamné à sillonner son passé et une dot qui fascine et rebute en même temps. 

Brulotte réfléchit à la charpente, je dirais, l’incipit et l’excipit par exemple. Comment amorcer un texte et comment en sortir? Comment retenir le lecteur? Gabriel Garcia Marquez parlait de pêche à la ligne. L’incipit est un leurre, affirmait-il, qui attire la truite. Quand elle mord, l’écrivain doit tout faire pour la garder. 

Il y a des débuts célèbres, dont celui de Marcel Proust. «Longtemps je me suis couché de bonne heure» est connu de tous. J’aime particulièrement l’entrée spectaculaire de Prochain épisode d’Hubert Aquin. «Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je descends au fond des choses.» La première phrase d’une nouvelle ou d’un roman peut marquer l’imaginaire.

 

EXIL

 

Gaëtan Brulotte a vécu aux États-Unis. Tout comme Madeleine Monette qui réside à New York depuis des années sans couper les liens avec le Québec. Marie-Claire Blais passe la plupart de son temps à Key West. Cela marque certainement leur écriture même s’ils restent fidèles au français. Anne Hébert s’est installée en France tout en gardant l’œil sur le Québec. Rares sont ceux et celles cependant qui font le saut comme Nancy Huston. En choisissant Paris, madame Huston a changé de langue. Elle explique dans ses nombreux romans qu’un écrivain doit échapper à soi et son passé pour arriver à se dire. Ce recul permet de mieux lire sa société et d’aller au bout de soi. 

 

L’exil offre la chance d’un nouveau commencement, d’un style de vie non conventionnel, d’une carrière différente, excentrique. L’exilé ne répond pas à la logique de la convention, mais à celle de l’audace, il représente le changement, le mouvement en avant. Je fais partie de ces écrivains mobiles qui partent avec l’aisance d’un tour de clef dans une serrure, qui changent de pays et de visions pour trouver dans les différences une identité forcément hybride, métissée. (p.61)

 


Nous devenons tous des exilés quand on choisit les chemins de la fiction. Un migrant de l’intérieur dans mon cas, celui qui a abandonné le monde défini de son lieu d’origine pour la grande ville et la confusion, pour rentrer après quelques années et se sentir un étranger. Tous les écrivains sont des voyageurs qui tentent souvent de guérir une blessure. 

Victor-Lévy Beaulieu est l’un de ceux qui a vécu l’exil à Montréal avant de revenir dans ses Trois-Pistoles. Je ne sais comment cela a influencé son écriture, mais son installation en retrait de son village tant fréquenté par les mots, est important. C’est peut-être le propre de l’écrivain que d’être un marginal qui rôde autour d’un univers mal défini.

 

NOUVELLE

 

J’ai relu la partie où Gaëtan Brulotte s’attarde à la nouvelle, à l’histoire courte que j’ai si peu fréquentée, cet art du concis, du direct et de l’essentiel. C’est formidablement intéressant. 

 

Ce sont là que quelques-unes des raisons qui me poussent vers les textes brefs. C’est la voie du renouveau, de l’intensité, du saut, de l’ailleurs, ouverte à une grande flexibilité de pensée et de formes. J’aime l’audace et la liberté créatrice que permet cet art du bref, liberté du contenu autant que du contenant. (p.108)

 

Belle leçon que ce carnet qui effleure les balises de la prose et de la critique nous apprend certainement à voir autrement. L’écrivain devient ce que je nommerais une «conscience écrivante». Peut-être aussi que Nulle part qu’en haut désir touchera plus les écrivains que les lecteurs qui se contentent d’une histoire bien menée sans trop se poser de questions. Et pourquoi ne pas terminer le tout par une nouvelle où il se moque des contorsions langagières des universitairesPromesse de conclusion donne le vertige. 

Gaëtan Brulotte m’a entraîné dans toutes les dimensions de l’écriture, celles que l’on doit sillonner quand on s’aventure dans les phrases et qu’il faut nager jusqu’à l’autre rive.

Un regard percutant qui nous en apprend beaucoup sur l’art de dire et de lire le monde. Parce que l’écriture, banalement, c’est peut-être le bonheur de raconter une histoire ou de construire des fictions en se penchant sur les livres de ses contemporains. Mais toujours, l’écrivain doit faire face à l’exigence du texte qui ne demande jamais de compromis. 

 

BRULOTTE GAËTANNulle part qu’en haut désir, Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 24,95 $.

mercredi 17 mars 2021

TOUS CES MOMENTS INOUBLIABLES

J’AI BEAUCOUP AIMÉ La mémoire des cathédrales de Caroline Guindon, un recueil de nouvelles paru en 2019. Et voilà qu’elle récidive avec un roman, son premier, coiffé d’un titre intriguant : Cythère. Nous connaissons l’île grecque, l’endroit où les couples se rencontraient, semble-t-il, pour vivre leur passion dans une sorte de paradis des sens. Je pense aussi, comme le fait l’écrivaine, au célèbre tableau d’Antoine Watteau réalisé en 1717 où des hommes et des femmes se préparent à s’embarquer pour le pays de tous les plaisirs. C’est le but de toute vie que de vouloir s’installer dans un lieu où la seule préoccupation est le bonheur sans avoir à se soucier des tâches quotidiennes et fastidieuses. Chacun à sa manière le cherche ce bonheur, malgré les vagues et les remous, les malheurs et les tourments que l’existence se plaît à infliger à tous les vivants.


La famille Gagnon a connu des hauts et des bas, sans jeu de mots, parce que le père Jacques était pilote d’avion et se retrouvait souvent entre deux villes et deux continents. Ses trois filles, les trois Grâces comme il aimait les appeler, Geneviève, Héloïse et Émilie, ont été éduquées par cet homme. La mère, Louise est partie, les abandonnant pour se réinventer dans la solitude. Un rêve que certains caressent, sans jamais oser le faire. S’éloigner sans explications, devenir un autre en quelque sorte dans un milieu où les gens ne savent rien de vous et de votre passé. Certains l’ont fait. Je pense au grand-père de Fernand Bellehumeur qui a disparu un matin, quittant sa femme et ses treize enfants. Il s’est évanoui quelque part dans l’Ouest canadien. On peut suivre ce parcours émouvant dans Partir, Les lettres de Pit Bellehumeur pour mieux saisir ce désir d’échapper à son sort en se donnant la chance de tout recommencer même si on laisse le malheur derrière soi. C’était le rêve de tous les migrants venus en Amérique. Tous voulaient sortir de leur passé et déjouer une forme de fatalité. 

Cet abandon a marqué les trois sœurs et perturbé l’époux et le père. Une fuite, sans explications apparentes, reste difficile à comprendre et à admettre. Louise s’est retrouvée dans l’archipel des îles de la Madeleine où elle a certainement trouvé la paix, sinon le bonheur. 

Il y a des années, j’allais régulièrement aux Îles de la Madeleine pour visiter Gina et Pierre qui y possédaient une demeure pas très loin d’une longue plage de sable. Elles sont immenses ces plages, devenant des avenues presque où l’on peut suivre la mer et marcher pendant des heures sans voir personne. Du moins, c’était comme ça alors. Dans le voisinage de mes amis vivait une femme seule, dans une maisonnette discrète, dissimulée par la maigre forêt qui résistait aux vents et protégeait des humeurs de l’hiver. Elle avait tout abandonné à Montréal pour s’installer dans ce refuge à peine plus grand qu’une remise. Elle parlait de son quotidien avec enthousiasme. Une femme souriante et conviviale qui semblait bien dans sa tête et son corps, heureuse de se retrouver en marge du monde et du continent.

Le roman de Caroline Guindon m’a rappelé ce souvenir qui n’a rien à voir avec son histoire, certainement. Étrange comme la vie se glisse souvent dans la fiction.

 

DÉCÈS

 

Jacques, le père, se meurt. Cancer. Un homme cultivé, friand de poésie et de littérature qui a pris soin de ses filles en étant le paternel et la mère. 

 

Une espèce de silence froid avait recouvert nos vies. Au printemps 1985, six jours après mon treizième anniversaire, elle avait laissé en plan ses pinceaux et collages métaphysiqueset était disparue pour de bon. On nous avait appris quelque temps plus tard que cette disparition et cette rupture étaient irrévocables; que Louise avait unilatéralement divorcé de nous et de notre père; qu’elle s’était retirée sur une île madelinienne quasi inhabitée où elle avait repris possession d’une maisonnette qui avait jadis appartenu à un ancêtre irlandais dont nous avions tous oublié l’existence. (p.28)

 

Les filles se relaient à l’hôpital, veillent l’être cher qui glisse imperceptiblement vers le silence et l’abandon. Ce sont là des moments intenses et souvent dramatiques. Surtout qu’on se demande tout le temps si c’est le dernier regard, l’ultime parole, le geste que l’on va rater quand on quitte la chambre pour respirer un peu. Des mots, un sourire que l’on voudrait graver dans sa tête à jamais. Il reste des images bien sûr, toujours, mais pas celles que l’on pensait retenir. La mémoire est oublieuse et c’est fort bien ainsi. 

L’impression que la vie s’arrête alors et que nous devenons le guetteur, celui qui attend en se sachant parfaitement inutile et impuissant. Comme si nous étions les comptables des derniers sourires, de certains gestes, de mots et de soupirs, des battements de paupières. Tout près de celui qui devient peu à peu un étranger. Et la respiration gonfle la poitrine et s’affaisse comme une vague qui se casse. Et tout est fini. Tout s’arrête et le corps est déserté. Le père, la mère, le frère sont déjà au large, dans un lointain inaccessible.

Les sœurs aimeraient saisir une parole, un regard, l’ultime confidence peut-être, un sourire ou un éclat dans l’œil comme une dernière promesse, un message qui sera un testament et une référence. 

 

Et puis, enfin, le silence est venu nous délivrer; Jacques, de ce glioblastome corrosif, qui avait fait fondre son cerveau comme une poignée de crayons de cire oubliés sur un pare-brise en plein soleil; et nous, ses trois filles, de cette musique hideuse, cet horrible râle trachéal, que nous avions toutes eu l’impression d’entendre encore résonner longtemps après que le corps absolument quiet de Jacques, de notre père-mère-Mermoz, fort et doux, tendre et bon, eut viré au gris-bleu, et que nous eûmes quitté l’unité des soins palliatifs. (p.98)

 

Et il y a le jour qui vous reprend et vous bouscule, les gestes qui vous emportent, la lumière du soleil plus présente ou une matinée pluvieuse, quasi intime. Comme si tout votre environnement disait qu’il faut un pas et un autre pour payer son dû à la vie. 

 

PARTAGE

 

Il reste les corvées inévitables et fastidieuses, la maison qu’il faut vider, les objets que la famille se partage, des souvenirs à ranger dans des boîtes. Tellement de choses accumulées qui n’ont de sens que pour le disparu. 

Geneviève choisit La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy que Louise a annoté lors de sa lecture, juste avant sa fuite. Des mots qui expliquent peut-être son mal être. Geneviève refuse de s’aventurer dans le désarroi de sa mère. Il y a pourtant, c’est là, noir sur blanc, la mort du père que l’écrivaine décrit magnifiquement. Le livre se retrouve à la poubelle. Pas question de ressasser cette «détresse». Elle ne veut que «l’enchantement». Peut-être aussi qu’il faut se détacher pour se souvenir, s’éloigner pour voir. C’est ce que feront les sœurs, l’une à sa profession de médecin et l’autre à ses enfants. 

 

Jamais plus je ne me gorgerais des effluves rassurants de la maison où j’avais passé les deux premières décennies de ma vie. Ces décennies avaient certes été marquées par la douloureuse cassure causée par le départ de ma mère, mais, plus encore, par toute cette lumière et par ces innombrables livres, disques et petits objets qui avaient meublé les longues pièces du rez-de-chaussée. Par-dessus tout, ces deux décennies avaient été saturées de l’amour de Jacques, père présent et tendre. Et bon vivant. (p.169)

 

Geneviève s’envole pour Berlin rejoindre une amie et respirer. C’est là que niche le bonheur, qu’elle pourra reconstituer sa Cythère à elle.

Roman porté par une belle délicatesse, une foule de petits gestes et de regards, de soupirs, d’écoute, d’empathie, d’attention pour ce père que les filles croyaient indestructible et tout puissant. Le héros meurt comme un homme, sans révélations et paroles inoubliables. Un texte précis, émouvant, juste et surtout un pas vers la vie, ce désir de bonheur et de plénitude. L’écrivaine nous plonge dans ce moment charnière où tout bascule, la perte d’un proche qui soulage souvent d’un poids et permet d’aller vers ce qui nous fascine. La liberté, quoi. Parce que la mort de quelqu’un de la famille peut être aussi un élan qui nous entraîne avec un grand sourire et une certitude toute nouvelle. Une manière de se centrer, de couper toutes les amarres pour dériver lentement vers son bonheur, son île à soi.

 

GUINDON CAROLINECythèreLÉVESQUE ÉDITEUR208 pages, 22,95 $.

 

https://levesqueediteur.com/livre/146/cythere

vendredi 11 décembre 2020

L’ART EN QUESTION AVEC KOKIS

SERGIO KOKIS, EN PLUS d’être un écrivain prolifique (il a publié vingt-cinq titres depuis 1994) est aussi peintre. C’est toujours l’une de ses toiles qui illustre la page frontispice de ses ouvrages depuis Le pavillon des miroirs, son premier roman, son entrée fracassante en littérature. Je m’ennuyais de lui. Il s’est un tantinet attardé cette fois. Il a pris deux ans avant de nous offrir Le dessinateur. Je lui pardonne parce qu’une histoire de 414 pages, ça demande du temps à rendre «dans ses grosseurs» comme le répète Victor-Lévy Beaulieu. Le dessinateur m’a entraîné en Sibérie, à la fin du régime de Staline, dans un camp de concentration ou de travail comme on disait pour masquer cette horrible réalité. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on utilise les mots pour édulcorer certains faits. Les mots servent encore et toujours à faire accepter des situations odieuses et des conditions honteuses.


Sergio Kokis a souvent parlé de l’art dans ses ouvrages, tenant des propos tranchés, semant la controverse et provoquant des réactions virulentes de certains apôtres de la modernité. Pour lui, l’œuvre d’art n’est pas qu'une vague idée de l’esprit ou un texte conceptuel qui explique une démarche et une installation. Il lui faut du concret, du tangible, de quoi regarder et toucher, secouer le monde et les étranges agissements de certains humains qui finissent toujours par exploiter les autres. Un questionnement particulièrement important dans la période actuelle.

Des prisonniers politiques et de droit commun se retrouvent aux confins de la Sibérie. Tous doivent participer aux efforts collectifs. Certains meurent dans les mines et d’autres luttent contre le froid, la faim, les moustiques dans la forêt. Bien sûr, on comprend rapidement qu’il y a des finfinauds qui s’en tirent plutôt bien. Les pires crapules imposent leur loi dans le camp avec la complaisance des gardiens et de la direction. Ces fripouilles réussissent à vivre dans un confort relatif. Kokis n’a jamais eu une vision idyllique de la société et ceux qui ne reculent jamais, prennent le pouvoir et se permettent tous les excès. Prisonniers de droits communs, intellectuels, dissidents ou considérés comme tels, tous cohabitent dans des conditions inhumaines, connaissent la faim et des sévices. 

 

PORTRAIT

 

Bien sûr, la plupart des forçats sont là parce qu’ils n’étaient pas du bon côté du pouvoir. Beaucoup sont victimes d’intrigues de leurs proches, de dénonciations et de luttes pour s’infiltrer dans les méandres de l’appareil étatique. Le meilleur moyen d’y arriver est la diffamation, les rumeurs et toutes les manœuvres qui permettent de s’attribuer des privilèges aux dépens des autres. 

Oleg Boulatov a été condamné au bagne parce qu’il a refusé de faire le portrait de Staline. Une demande du conseil suprême qu’on ne peut discuter. Il a préféré peindre la maison natale du dictateur, une toute petite habitation située à Gori en Géorgie. C’est assez pour être accusé de haute trahison. 

Peu de détenus survivent à de telles conditions, surtout ceux qui participent à la coupe du bois ou s’épuisent dans les mines. Les forçats meurent de faim après de longues journées d’efforts. Mauvais traitements, nourriture infecte et des lieux insalubres à peine imaginables. À peu près personne ne réussit à purger sa peine et à s’en sortir vivant. 

 

Alors, son bête refus de peindre un portrait de Staline — même pas un réel refus, mais plutôt un contournement de cet ordre — lui avait valu le titre de traître à la patrie et la condamnation à quinze années de travaux forcés. (p.19)

 

Pour survivre, il faut trouver une façon d’éviter les corvées qui sont ni plus ni moins qu’une mort annoncée. Oleg se fait discret avec les voyous, des gens bornés et dangereux, discute avec Maxime, un botaniste de renom, un éternel optimiste. Son talent de peintre ou de dessinateur lui permet de se soustraire aux travaux forcés lorsque le chef des truands le prend sous son aile. Il doit accepter des compromis pour avoir accès à une existence plus facile. Sa vie s’améliorera quand le responsable de la prison (un passionné de la flore sibérienne) le mobilise pour illustrer un livre que son ami Maxime va écrire. Ils vivront en paix, dans un pavillon isolé, sans avoir à s’épuiser dans la forêt, mangeant à leur faim, véritable luxe. Ils auront même droit à une secrétaire pour taper les textes. Oleg dessine les spécimens qu’il trouve dans les environs en plus d’effectuer ses propres travaux. 

 

DISCUSSIONS

 

Comme nous l’avons souvent vu dans les romans de Kokis, les dialogues prennent beaucoup d’importance. Les personnages de cet écrivain discutent, réfléchissent, argumentent, soupèsent des questions d’éthiques et sociétales, tentent de comprendre la place et le rôle des humains dans leur milieu. Mathieu-Bock Côté y serait à l’aise. Le beau, le bon, la vie, la mort, l’art, la littérature qui hantent les penseurs depuis Socrate et Platon sont toujours d’actualité chez Kokis. Les gens lucides, peu importe les époques, jonglent avec ces questions sans nécessairement trouver les réponses. D’autant plus que les concepts évoluent avec les connaissances.

 

— Ce n’est pas que je crois que l’art soit un domaine supérieur à celui des sciences, mon cher Maxime, insista Oleg. Dans les sciences, il y a une réalité objective, à laquelle vous vous référez. Un géologue peut ainsi fort bien exercer ici sa passion de la géologie comme il le faisait dans sa vie d’homme libre. Il n’y aurait rien de changé pour lui en ce qui a trait à la science géologique. Mais un artiste doit impliquer son âme dans son travail, son identité, pour pouvoir créer des choses authentiques. Il y a un côté moral dans son activité. (p.29)

 

L’écrivain aime bousculer l’art, la vie, le bien et le mal tout en savourant un verre d’alcool et en goûtant des tabacs fins. Il a même convoqué Dieu ou le diable dans Le maître de jeu, histoire de mettre les points sur les i et de fouiller derrière les apparences. Ce qui donne des pages uniques dans notre littérature.

 

RELEXION

 

Le dessinateur provoque une formidable réflexion sur l’art visuel ou la peinture pour utiliser un terme moins à la mode. Plus, Kokis nous permet de méditer sur ce qui pousse un individu à vouloir représenter l’univers qui l’entoure et ses concitoyens. Parce que toute forme artistique est une lecture du monde qui en décrypte les aspects les plus repoussants comme les plus séduisants. Il faut que le créateur se mette en danger devant son sujet, les agissements de ses proches, la société qui ne fait jamais de faveurs, l’exploitation, la misère, le politique qui bascule souvent dans les pires excès. Tout comme le poète et l’écrivain doivent «voir» autour d’eux pour arracher les masques. Autrement dit, l’artiste doit être un témoin de la vie de ses semblables, de leurs grandes et petites dérives. C’est ce qu’Oleg entreprend au goulag en dessinant les bagnards, s’attardant aux corps épuisés, aux souffrances et aux douleurs que vivent ces survivants. Des travaux qu’il cache aux autorités, parce qu’interdits, on le comprend. 

En Russie, sous le régime de Staline, comme dans toutes les dictatures, l’art sert à la propagande des dirigeants et doit dissimuler la réalité pour faire illusion. On pourrait faire un parallèle avec la publicité qui nous gave d’images et de situations idéalisées qui n’ont rien à voir avec notre quotidien. L’art à l’époque de Staline est contrôlé par l’état et les créateurs font des courbettes devant l’autorité qui est prête à tout pour se maintenir au pouvoir et élimine ceux qui mettent des bâtons dans les roues.

 

STALINE

 

Les mesures s’assouplissent à la mort de Staline et Oleg, avec d’autres détenus, retrouve sa liberté. Il rentre à Moscou, dans la ville où il a vécu, croise sa femme qui a joué un rôle dans son arrestation et s’est acoquinée depuis avec le chef de la police. Il entreprend des démarches pour ravoir son espace, mais se rend vite compte qu’il n’existe plus dans les archives gouvernementales. Il a disparu, effacé et nié. Le régime l’a biffé et inutile de chercher à redevenir celui qu’il était. Oleg Boulatov n’a jamais vécu à Moscou.

Il lui reste à témoigner, à montrer la souffrance des hommes au bagne, cette misère qui le hante, l’exploitation qui tue les individus, écrase des populations pour que certains s’enrichissent sans être inquiétés. Tout cela dans une atmosphère de délation et de vengeance, de manœuvres qui nous font songer à certains aspects de notre société qui dérive lentement vers la pensée unique, la censure, les accusations et les dénonciations souvent gratuites sur les réseaux sociaux.

Le dessinateur est un roman formidable qui nous plonge dans un univers concentrationnaire qui ressemble étrangement à ces milieux où certains, par des manigances ou à cause de certains talents, finissent par acquérir des privilèges et à vivre dans un cocon pendant que les autres se débattent avec la réalité. 

Encore une fois, Kokis aborde ses thèmes de prédilection. L’amour, l’art, l’amitié, la fidélité, le rôle des individus dans la communauté et les devoirs de tous. Il ne se lasse pas de secouer ces questions parce qu’elles sont nécessaires pour celui qui cultive la liberté de dire et de se comporter selon certains principes et ses croyances. Une magnifique leçon d’humanisme et une réflexion importante dans cette époque où nous devons nous mobiliser pour combattre une pandémie, ses pulsions personnelles et vivre en fonction de tous, s'appuyer sur une pensée collective quand on nous a chanté les vertus de l’égoïsme depuis notre enfance. Un formidable roman qui m’a emporté dans un monde qu’il ne faut jamais oublier de bousculer pour en préserver les plus beaux aspects et empêcher les dérives de certains manipulateurs. L’écrivain ne cesse de sonner les cloches. L’art doit chercher une certaine vérité et lire la réalité pour montrer les faux pas des exploiteurs et les discours qui servent à dominer les autres. Sergio Kokis est plus pertinent que jamais.

 

KOKIS SERGIOLe dessinateurLÉVESQUE ÉDITEUR, 414 pages, 36,95 $.

https://levesqueediteur.com/livre/143/le-dessinateur

vendredi 6 novembre 2020

LES EXTRATERRESTRES EXISTENT

ZONE 51 DE CHRISTIANE LAHAIE m’a pris de court. Je ne m’attendais pas à ce genre de roman et peut-être que comme lecteur, je cherche à retrouver l’univers du dernier ouvrage d’un auteur. Avec madame Lahaie, c’était Parhélie ou les corps terrestres paru en 2016 que j’ai aimé. Dans Zone 51, elle s'attarde à la question des extraterrestres, ces êtres venus d’une autre planète ou de nouvelles galaxies, qui se manifestent ici et là. Certains doutent et d’autres jurent qu’ils les ont vus, que des contacts ont lieu et aussi des enlèvements. Les images de Rencontre du troisième type, un film de Steven Spielberg sorti en 1977 me reviennent. Pour moi, ça reste un sujet fascinant et une possibilité. Pourquoi serions-nous les seuls êtres à posséder une certaine forme d’intelligence dans un univers que nous avons si mal à concevoir? Le fait d’être unique dans le cosmos serait la plus incroyable des incongruités.

 

Ces visiteurs sont presque toujours représentés comme des monstres au cinéma, souvent des têtards ou des reptiles qui semblent sortir de nos pires cauchemars. Que dire de E.T.et d’autres personnages qui viennent envahir la Terre et menacer la survie de tous? Heureusement, les Étasuniens défendent la planète et la liberté. La série Star Trek (Patrouille du cosmos) que j’écoutais religieusement à la télévision dans ma jeunesse faisait preuve d’imagination et offrait de belles variantes d’êtres vivants qui partageaient avec les humains des obsessions, une terrible méchanceté et leur goût du pouvoir et de la domination. 

Ces voyageurs venus du fond de l’espace nous permettent d’inventer tout ce que l’on veut et de lâcher la bride à nos fantasmes. Christiane Lahaie ne se lance pas dans l’aventure de créer un monstre sympathique qu’elle décrirait pour le meilleur et le pire. C’est tout le contraire, elle se concentre sur des amis qui croient à l’existence des extraterrestres et qui décident de les rencontrer, les voir et les toucher. Plusieurs de ces «visiteurs» seraient prisonniers dans une base secrète du Nevada. Une institution contrôlée par l’armée américaine comme il se doit. Peut-être que quelques spécimens de ces créatures ont réussi à déjouer les gardiens, parce que Donald Trump n’est pas un humain tout à fait comme les autres. Il nous arrive de la planète Ego et est convaincu que tout lui appartient. 

 

HISTOIRE

 

La narratrice, fille unique d’un couple de nantis, possède tout sauf la beauté physique. Elle fait des études pour satisfaire ses parents et occuper son temps. À peu près rien ne retient son attention et l’important est d’avoir un diplôme qui lui donne le droit de circuler dans la société. Une cynique que rien n’émeut et qui cherche une raison de vivre. 

 

Je me taperais donc trois ans d’anthropologie. Ça risquait d’être utile dans toutes les sphères de mon humble existence. En outre, ça se limiterait pour moi à apprendre des notions et des anecdotes par cœur. Pas difficile. (p.17)

 

Elle s’est liée avec quelques collègues à l’université. Antoine Audet, Claude Étienne et Olivia Solès, une fille étrange qui fait tourbillonner les gars autour d’elle. Les trois croient à la présence de ces êtres arrivés d’ailleurs et ils collectionnent les articles et les rumeurs les plus folles.

 

Un soir, peu après la remise des diplômes, Antoine m’a téléphoné. Il était excité comme une fève sauteuse. Claude et lui avaient entendu que quelqu’un venait de révéler l’existence d’une base secrète dans le désert du Nevada. Selon ce témoin, on y gardait même prisonniers des extraterrestres. L’homme, un ex-employé, avait parlé d’un projet d’aéronef muni d’une technologie antigravitationnelle inventée par ces êtres venus de l’espace et qui n’avaient d’autre choix que de collaborer avec le gouvernement américain. Le type en question s’appelait Bob Lazar, un nom de ressuscité qui aurait dû m’inspirer de la méfiance. (p.29)

 

Pourquoi ce sont toujours les Étasuniens qui attirent ces touristes discrets et jamais les Québécois? Les bleuetières du Lac-Saint-Jean ont tout pour fasciner ces explorateurs et ils pourraient connaître «la révélation», comme dans l’émission Y a du monde à messe, en goûtant à ce petit fruit bleu convoité par l’univers entier.

 

AVENTURE

 

Les quatre décident de se rendre dans le secteur de la base, de percer si possible les secrets de la Zone 51. Un road trip en jeep qui fait traverser les États-Unis en suivant la mythique route 66. J’entends les échos de la voix de Jack Kerouac et de Cassady et ce n’est pas pour me déplaire. La narratrice ne s’intéresse pas aux extraterrestres, mais elle a envie de mettre du piquant dans sa vie. Ses parents lui offrent un véhicule flambant neuf et une carte de crédit avec marge élastique. En route vers ce pays de l’Ouest qui a attiré tant de gens et fait rêver l’humanité à une certaine époque.

 

J’étais enthousiaste à l’idée de tenir le volant comme Jack Kerouac, de rouler pendant des jours, de m’arrêter pour admirer le paysage ou de manger un burger dégoulinant. (p.34)

 

Je crois que Jack ne conduisait pas souvent. Il préférait picoler en regardant défiler les agglomérations ou s’endormir au son du moteur. 

Et c’est parti. Les garçons fument du «tabac illicite» et vident des canettes de bière. Juste ce qu’il faut. La narratrice a le temps de raconter sa vie intime et sexuelle (une hygiène corporelle qu’elle fait par obligation), de décrire ses parents qui ne l’aiment pas. Les compagnons de voyage tripent et Olivia se fait de plus en plus mystérieuse. 

Tout se complique à l’approche du Nevada. Une certaine tension s’installe entre les amis. Je m’arrête là parce que madame Lahaie va me reprocher de trop en dire et de vendre la mèche. Je précise cependant qu’Olivia affirme avoir été enlevée par un extraterrestre et violée. On a beau débarquer d’une autre galaxie, les mœurs semblent partout les mêmes. Les mâles d’Alpha du Centaure ou d’ailleurs, ne contrôlent pas plus leurs pulsions sexuelles que ceux du Québec. C’est désespérant pour ne pas dire autre chose.

 

SACCAGE

 

Ce périple nous permet de «découvrir» les États-Unis et de nous heurter au saccage du développement et à la laideur. L’environnement est souillé, ne laissant que des cambuses à l’abandon, des carcasses d’autos et des déchets. C’est vrai que l’histoire de l’Amérique est l’un des pires désastres écologiques de l’humanité. À lire Les Crépuscules de la Yellowstone de Louis Hamelin pour plonger dans un moment terrible de cette folie. Que dire de ce concours où un brave doit ingurgiter en un seul repas une quantité de nourriture qui pourrait satisfaire une famille pendant une semaine. On croit rêver. J’ai visionné des reportages qui suivaient ces individus, ce sont presque toujours les mâles qui participent à ces orgies alimentaires, qui s’empiffrent comme des safres. 

J’aime ce regard de la narratrice qui est bousculée en approchant de la fameuse zone qui attire les illuminés qui convergent vers le lieu sacré pour voir de leurs yeux ces êtres qui ont tant à nous apprendre, peuvent nous permettre peut-être de faire un bond dans l’avenir. Comme s’ils étaient des prophètes qui peuvent transformer notre quotidien et épurer notre pauvre civilisation. 

 

Entendons-nous. On était tous en train de fuir quelqu’un ou quelque chose. Claude se tenait loin de son enragé de père, Antoine échappait à sa morne banlieue. Moi, je cherchais à ne pas mourir dans l’insignifiance. Rien, absolument rien ne m’obligeait à accomplir quoi que ce soit dans la vie. Personne, surtout pas mon père architecte et ma mère avocate, ne daignerait m’administrer le coup de pied au cul que je méritais. Je n’avais pas à racheter les rêves brisés de mes parents. Ils les vivaient eux-mêmes. (p.125)

 

Une folle aventure qui permet de mieux comprendre des personnages qui n’arrivent pas à dompter leurs peurs, qui tentent d’échapper à la monotonie et à la répétition. L’équipée devient captivante et j’ai souvent eu l’impression d’être à l’arrière de la Jeep et de rouler sur cette fameuse route 66. Ce qui importe c’est le mouvement qui emporte et qui risque de marquer les voyageurs à jamais. Comme dans toutes histoires de croyances religieuses, certains sont secoués par le doute et d’autres iront jusqu’au bout. Nous n’apprendrons rien sur les extraterrestres, mais beaucoup sur les humains, leurs peurs, leurs angoisses et leurs phobies. Un roman étonnant et fort agréable à lire malgré que la narratrice soit peu empathique. Ça fait du bien cette histoire, cet humour et ce cynisme en cette période où la frontière colle aux fenêtres de nos résidences, où l’aventure se cache derrière un masque.

 

LAHAIE CHRISTIANEZone 51LÉVESQUE ÉDITEUR, 168 pages, 19,95 $.

 

https://levesqueediteur.com/auteur/40/lahaie-christiane

vendredi 12 juin 2020

PEUT-ON ÉCHAPPER AU TEMPS

QUEL BEAU TITRE POUR un recueil de nouvelles que La mémoire des cathédrales! Voilà la bannière que dresse Caroline Guindon pour son entrée en littérature. Dix-neuf textes qui bousculent juste ce qu’il faut, nous arrêtent en cours de lecture pour réfléchir au propos de l’écrivaine. Cette auteure sait se moquer du temps et de l’espace, de nos travers et de certitudes qui n’en sont peut-être pas. Madame Guindon, pour mon plus grand plaisir, mélange la gravité et le sourire.

Bien sûr, je me suis attardé à la nouvelle qui donne son nom au recueil. Une histoire un peu étrange où une jeune femme, Tasha, note les propos d’un professeur devant ses étudiants. Le scénario se répète depuis des années. Le virtuose de la parole trouve un écho dans le travail discret de cette femme. La mémoire du maître depuis des années, rate un cours. Un malaise. La secrétaire est enceinte. Le spécialiste, livré à lui-même, abandonné à ses admirateurs, perd de son lustre et de son éclat. Sans Tasha, il n’arrive plus à atteindre les sommets où il avait l’habitude de pirouetter en donnant le vertige à ses auditeurs. 
Voilà une belle réflexion sur le mythe, la légende qui entoure certains individus. Dépendent-ils de ceux qui «prennent des notes», immortalisent leurs propos et les poussent dans la dimension de la mémoire? Comme si l’écriture de la jeune femme était nécessaire et permettait au professeur de briller de tous ses feux. Est-ce que la secrétaire ajoute une valeur aux considérations du maître? Qu’est alors l’éloquence, la communication, le texte, la parole enchanteresse
Voilà qui m’a fait me retourner vers ces monuments (les cathédrales) construits souvent dans une ferveur qui laisse sans voix de nos jours. Des chefs-d’œuvre d’architecture qui expriment la foi et une dimension de la vie que nous avons remplacé par le culte des objets et des gadgets. Victor Hugo a écrit Notre-Dame-de-Paris, un roman magnifique qui porte le nom de cette œuvre d’art qui a traumatisé le monde entier en étant la proie des flammes. Notre-Dame-de-Paris est un symbole, une aventure littéraire, un joyau qui nous entraîne dans les méandres de la religion, de l’architecture, de l’art et de la spiritualité. La cathédrale nous fait découvrir ce qu’il y a de meilleur chez les vivants. Ces immenses temples témoignent de la quête de ceux et celles qui cherchent à atteindre une forme d’immortalité en se libérant de la course du temps. C’est peut-être ce qu’avait en tête Caroline Guindon en rédigeant les textes de ce recueil. Comment donner une dimension épique à des gestes qui occupent toute la grisaille du quotidien?

INTENTION

Des artistes, des écrivains, certains enseignants se dépassent et se hissent au-delà du réel et de la monotonie de leurs occupations. Pour laisser une trace peut-être de leur passage et de leurs actions. Atteindre et toucher les autres, connaître le vertige de la pensée et de la réflexion. Voilà le sens premier du texte : témoigner et garder en mémoire. Le professeur se surpasse devant Tasha qui immortalise ses propos. Comme quoi l’écriture permet de se faufiler dans une dimension particulière, surtout quand un lecteur se manifeste et donne vie à ses mots. Sans ce regard, un récit n’existe pas. Une manière d’échapper à ce qui semble banal et un peu gris.

C’est un sourire maternel et doux, indulgent. Car Tasha sait bien qu’il se trompe : il a amassé un patrimoine immense auquel il tient plus que tout au monde. La preuve : quand elle n’est pas là pour le recueillir et le figer dans ses notes expertes, le pauvre homme est contraint de faire face à sa propre mortalité, à la puissance de l’oubli, de l’insignifiance, et devient un simple maître, méthodique et linéaire, transparent — une invisible cathédrale. (p.20)

Tous les personnages de Caroline Guindon cherchent un refuge où ils pourront exprimer toutes les dimensions de leur être. La femme qui ne trouve plus le poème en accouchant. La poésie lui permettait de transcender son quotidien, le terrible fiasco de sa fin prévisible à plus ou moins long terme. Peut-être aussi que l’acte d’écriture masque d’une certaine façon l’aventure d’être et de respirer… Qui sait? La pire chose que peut vivre l’humanité est d’être victime d’un virus, d’une pandémie qui emporte ses références et nous pousse hors de tout ce qui donne du sens à nos occupations et nos gestes. 

vermillon. écru. turquoise. ocre. V-E-T-0! crache soudain l’acrostiche sur un de reproche. Isabelle est née le jour de la publication de mon dernier recueil de poésie. Isabelle aura huit ans en mai, et je suis en panne de poèmes, justement, depuis huit ans, certains jours, j’en pleure, (d’exaspération, de honte.) d’autres, je me console en composant de long courriels imaginaires, j’écris à la directrice de la jolie collection Pluri-elles : je lui demande si elle est intéressée par la publication de mots encadrés dans des enluminures rococo, car la panne, comme l’ordi, abuse de l’hospitalité de notre à manger et… (p.25)

EXPLORATION

Le lecteur passe du terrain des Cubs de Chicago, le Wrigley Field (les cathédrales de maintenant) à un concert intime, à une photographe qui surprend de bien étranges choses dans son travail. Comme si elle redonnait souffle aux clichés du célèbre Curtis qui a capté des moments de la vie indienne, se faisant le témoin d’une civilisation qui a disparu devant l’avidité des envahisseurs. 
L’image et le texte révèlent des aspects de notre existence qui s’effilochent souvent dans nos agitations. Des scènes qui deviennent des arrêts nécessaires à la mémoire de l’humanité. Toujours ce désir de laisser une trace, de parvenir à une autre dimension où tout prend une couleur différente. Peut-être aussi que par l’œuvre d’art nous arrivons à saisir des liens, à revivre des instants en les embellissant et en leur donnant un vernis qui les protège de l’oubli. Parce que la vie d’un homme ou d’une femme se termine dans une terrible indifférence, un repli du temps qui avale tout. L’art permet de faire passer le personnel et l’intime dans une dimension où l’autre parvient à se reconnaître.

Mes enfants me le répètent à tour de rôle. Ils sont là tous les trois — ainsi qu’un vague conjoint —, venus remplir des cartons en prévision du déménagement vers le centre d’hébergement, ce lieu entre deux mondes où la mémoire ira finir de se dissoudre. Ils s’étonnent de me voir envelopper la vieille bonbonnière dans du papier de soie et la placer auprès des objets à conserver. Mon fils cadet, le grand blond donneur de conseils, dit qu’il serait mieux que je m’en défasse et suggère de n’en conserver qu’une photo. (p.62)

Un arrêt sur ce qui s’incruste et disparaît, ce qui échappe au temps, biffe le plus important comme le plus banal. Cette mémoire, ce témoignage que sont les cathédrales qui nous rappellent une époque, une vision que nous avons perdue en courant derrière le bonheur des choses et des objets.

RÉFLEXIONS

Des nouvelles souvent étonnantes, belles de réflexions et de questions qui secouent le regard et la pensée, vous ébranlent un peu dans vos certitudes. Des textes qui nous entraînent dans des endroits peu familiers comme le Wrigley Field, terrain mythique où les Cubs de Chicago cherchent la gloire depuis des décennies. Ou encore dans un cours où l’on dissèque la prose en éliminant toutes sensations et émotion, oubliant l’aspect littéraire qu’il est impossible de réduire à des chiffres. Madame Guindon se moque de certains spécialistes qui tentent d’enfermer un texte dans des colonnes pour en faire un bilan-comptable. 

À tant compter sur les mots, sur leur poids et leur nombre, on comprend rapidement que l’organisation d’un recueil de nouvelles, c’est-à-dire l’ordre dans lequel chacune d’elles apparaît dans l’ouvrage, et donc l’ordre dans lequel elles seront lues, doit s’établir en tenant compte des sommes totales des mots que contient chaque nouvelle. L’avènement et l’ubiquité de nos traitements de texte rendent d’ailleurs le décompte des mots tellement facile, tellement évident, qu’il serait ridicule de ne pas en jouir pleinement. Le mot ridicule, dans la phrase précédente, était le 491e mot de notre propos d’aujourd’hui, 491 est, par ailleurs, un nombre premier de Sophie Germain. (p.70)

Tous les personnages cherchent une autre dimension à leur vie, ce qui est le propre de la création et de l’écriture, du vivant qui a besoin d’une direction et de témoins. 
Un recueil étonnant comme cette nouvelle où des adolescents croient que leurs parents ont disparu sans laisser d’adresse. Une formidable allégorie qui montre le repli sur soi des jeunes à cet âge où ils traversent une frontière avant de se risquer dans le monde des adultes. Comme quoi nous ne voyons que ce que nous prenons la peine de bien regarder.
Une écriture vive, souple, surprenante même qui m’a intrigué dans Instantanés. De belles émotions qui font voir l’espace que nous habitons d’un autre œil, y déterrant des mythes, des légendes et une dimension qui permet à l’humain de s’incruster dans le temps, de croire qu’il peut devenir immortel.

GUINDON CAROLINE, La mémoire des cathédrales, LÉVESQUE ÉDITEUR, 160 pages, 24,00 $.

https://levesqueediteur.com/livre/133/la-memoire-des-cathedrales