J’ARRIVE À LA FIN du roman d’Emma Hooper et traîne sur
les pages d’Otto et Etta. J’aurais
aimé que cette histoire ne s’arrête jamais, j’aurais voulu accompagner la
vieille femme près de la mer, au bout de sa traversée du continent et me bercer
dans les vagues avec elle. Il y a des livres comme ça qui vous hantent pour de
bonnes ou de mauvaises raisons. La route
du lilas d’Éric Dupont par exemple avec ses histoires épormyables. À la
toute fin, je ne savais plus où j’en étais, ayant perdu l’odeur de ces fleurs pour
me noyer dans des digressions qui sont autant de romans dans le roman. Une
sorte de cube Rubrik qui vous laisse avec le sentiment d’avoir tout raté d’une
aventure qui aurait pu être grandiose. Je me sentais, après avoir refermé La route du lilas, comme le Petit
Poucet qui ne reconnaît plus les cailloux qui devaient le guider.
Dans Les chants du large,
Emma Hooper permettait à ses personnages de voyager entre l’Ouest canadien et
la Nouvelle-Écosse. Les parents devaient abandonner leurs enfants pour s’exiler
pendant des semaines pour gagner des sous. Un va-et-vient constant qui porte l’intrigue
et devient les pulsations de cette aventure fascinante.
Cette écrivaine semble séduite par l’espace canadien et les
deux romans que j’ai lus d’elle sont de véritables tentatives d’appropriation de
cet immense territoire. Le déplacement est une manière d’effleurer le bout de
soi et de ce qui marque son existence.
Etta décide d’aller voir la mer qu’elle n’a pu qu’imaginer. La
vieille femme a vécu dans un pays où la poussière s’infiltre partout et peut
même vous faire perdre la voix. Ce lieu où l’eau et la terre se rencontrent lui
a volé sa sœur qui est partie chez les religieuses pour dissimuler son état de fille
enceinte. Les personnages d’Emma Hooper sont souvent secoués par d’étranges
obsessions ou lubies. Ils agissent de façon toujours étonnante et inattendue.
Je pense à la jeune Cora, dans Les chants
du large, qui squatte les maisons abandonnées des voisins pour recréer les
pays lointains, ces contrées qu’elle a étudiées dans les livres et dont elle
rêve. Une manière de plonger dans les pages des encyclopédies pour vivre
autrement une réalité désolante et échapper à un quotidien qui ne cesse de se
détériorer.
MARCHE
Etta, avec ses 83 ans, n’est plus une jeunesse, mais elle a du
ressort et surtout une volonté à toute épreuve. Certainement qu’elle a atteint
une étape de sa vie où l’on peut se permettre toutes les folies. Elle plonge
dans l’envers de l’aventure des découvreurs, de ceux et celles qui sont partis
dans les grandes plaines pour s’installer dans un coin de paradis disait-on, inventer
le monde et peut-être secouer la paix et l’amour. « Elle veut voir la mer » comme
chante Michel Rivard, ce pays du bord de l’eau, remonter l’histoire en marchant
vers l’Atlantique. C’est la seule direction qu’elle pouvait prendre, Otto le
sait.
Si elle choisissait l’est, Etta aurait trois mille deux cent
trente-deux kilomètres à parcourir. Si c’était l’ouest, vers Vancouver, mille
deux cent un kilomètres. Mais elle irait à l’est, Otto le savait. Il sentait la
peau sur sa poitrine se tendre de ce côté. Il remarqua que son fusil avait
disparu du placard de l’entrée. Il restait une heure environ avant le lever du
soleil. (p.8)
Elle se tient loin des routes et des villages, encore plus des
grandes villes. Elle ne quitte pas le monde sauvage qu’elle connaît et qu’elle
a côtoyé toute sa vie dans ces terres arides où il faut mettre des gouttes dans
les yeux des vaches jour après jour pour qu’elles ne deviennent pas aveugles.
Ce pays de poussière qui colle à la peau, s’infiltre partout. Marcher dans les
champs et la forêt pour éviter de se retrouver devant un autre et des questions
qui exigent des réponses quand il n’y en a peut-être pas.
Elle marchait à l’écart des routes, à travers les champs précoces.
Elle savait que les fermiers n’aimeraient pas ça, mais sur la route les camions
voudraient s’arrêter, la saluer, lui demander où elle allait et ce qu’elle
faisait, alors elle marchait à travers les champs en essayant de ne pas trop
écraser les pousses. (p.25)
Nous suivons cette femme courageuse et fort sympathique qui
chante à tue-tête, dévoile peu à peu des épisodes de sa vie, parce qu’elle a le
temps pendant ces journées de marche de ressasser des moments importants et
surtout tout ce qu’elle n’a pas vécu avec son voisin Russell, un garçon qui a
fait partie de la famille d’Otto, tout en demeurant un étranger. Une histoire
familière, mais racontée de façon si singulière. Un triangle amoureux qui m’a
tenu en haleine. Je me suis surpris à imiter la démarche un peu difficile
d’Etta, l’accompagnant dans les collines, près d’un ruisseau où elle se
rafraîchit, lui souhaitant tout le bien possible et imaginable quand elle
s’installe sous un arbre pour dormir.
VIE
RUDE
Elle a eu une vie particulièrement exigeante, faite de travaux
toujours répétés et de tâches qui permettent de traverser le jour, des semaines,
des mois et des années. Des gens sympathiques, ça semble une caractéristique
d’Emma Hooper. Jamais méchant, formidablement patient, capables de dureté, mais
jamais insensible ou revanchard. Tous habités d’un formidable don de résilience
et de retenue, d’une empathie et d’une bonté plutôt étonnante.
Etta est arrivée dans ce pays pour y enseigner. Elle a connu la
famille Vogel, Otto qui avait à peu près son âge et venait à l’école un jour
sur deux. Tout comme Russell. Les deux sont attirés par la jeune femme, on s’en
doute, mais ils possèdent peu de mots et surtout, ils ont tant à faire. Et il y
a la guerre où tous les garçons rêvent d’aller. Partir pour revenir différent certainement.
ÉCRITURE
Étrangement ou je devrais dire heureusement, tout repose sur le
papier et l’écriture dans cette histoire même si nous n’avons pas affaire à des
gens qui ont hanté les couloirs des écoles. Etta apprend l’alphabet à Otto et
sa correspondance, pendant qu’il est à la guerre, devient des leçons. Elle
corrige les fautes de son ami et lui retourne ses missives tout en lui racontant
sa vie. Une bien belle façon de se rapprocher, de se découvrir l’un l’autre. De
véritables bijoux avec la censure que l’armée exerce dans les propos d’Otto
pour ne pas livrer d’informations qui auraient pu nuire aux militaires et les
mettre en danger.
Et comme dans les contes, Etta rencontre un
coyote après quelques jours de marche qui va l’accompagner tout en discutant
avec elle et la prévenant de certains dangers. C’est peut-être le même qui a
causé l’accident de tracteur qui a fait que Russell est boiteux maintenant.
Et bien, fit Etta, je ne sais pas si tu me veux comme animal de
compagnie ou si tu attends de me dévorer pendant mon sommeil, mais puisque tu
es encore là, je peux aussi bien te donner un nom. Le coyote suivait deux pas
derrière elle. Elle l’entendait sans le voir. On t’appellera James. Ils
poursuivirent leur route. (p.68)
La marcheuse fait les manchettes parce que les médias et les journalistes
s’emparent de son histoire et la livrent à tout le monde, elle qui ne voulait
déranger personne et passer inaperçue. C’est comme ça de nos jours. Comment
réaliser certaines choses sans avoir la présence des caméras et des
photographes ? Le privé devient de plus en plus public.
Elle fait la Une et une foule de curieux la suivent et
l’attendent. Otto achète des centaines d’exemplaires de ces journaux et
commence à bricoler des animaux avec du papier et de la colle. Comme s’il se
servait de l’aventure de sa femme pour inventer une animalerie qui attire les familles
des alentours et fait de lui une vedette que les gens veulent rencontrer et aider.
Otto se hisse ainsi au rang d’Etta pour être digne d’elle et de son retour.
Et Otto ne dormait pas et créait, créait. Une chouette, un moineau,
un narval, un gaufre brun, deux ratons laveurs, un renard, une oie, un
écureuil, un serpent à sonnette, un bison qui lui des nuits et des nuits, un
lynx, une poule, un coyote, un loup, une ribambelle de toutes petites et
délicates sauterelles. (p.244)
J’ai retrouvé dans ce roman la fraîcheur et le merveilleux des
contes qui vous happent complètement et vous subjuguent.
Impossible non plus de s’éloigner de ce monde qu’Emma Hooper crée
dans des dialogues qui semblent échapper à l’histoire pour avoir une vie
autonome et vous pousser dans une autre dimension. C’est ravissant. Une sorte de
partition qui fait songer à un air de violon ou de piano qui vous fait sourire
et être parfaitement bien. Emma Hooper nous entraîne dans une symphonie minimale,
une musique à la Philip Glass qui finit par vous subjuguer. Je suis maintenant
un lecteur inconditionnel de cette jeune écrivaine et je suis prêt à la suivre
dans toutes les inventions de son imaginaire, même à traverser le Canada à pied
pour l’écouter me raconter la plus folle des histoires.
ETTA ET OTTO (et Russel et James), ROMAN de EMMA HOOPER publié aux ÉDITIONS
ALTO, 2019, 408 pages, 17,95 $.
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