EDEM AWUMEY nous présente
son sixième ouvrage avec Mina parmi les
ombres. Une histoire actuelle où des femmes et des hommes luttent pour garder le peu de liberté qu’ils ont alors que leur pays est secoué par des
extrémistes religieux qui imposent peu à peu leur volonté. Kerim Neto,
photographe, a migré il y a une vingtaine d’années et vit à Montréal. Il rentre
au pays situé quelque part en Afrique pour retrouver une amoureuse qu’il
ne peut oublier. La jeune femme n'a jamais voulu quitter son pays et tente d’éduquer les
enfants en leur enseignant à lire dans sa librairie. Mina a disparu et Kerim tente par tous les moyens de la retrouver.
J’aime les écrivains migrants parce qu’ils osent s’aventurer dans
le monde politique et dénoncer les dérives du pouvoir. Je pense à Dimitri Nasrallah.
Avec son admirable Niko, il nous
entraîne dans le sillage d’un jeune garçon qui fuit Beyrouth avec son père pour
échapper à la mort. L’enfant se retrouve dans la famille d’une parente au
Canada pendant que son père lutte pour sa survie et perd la mémoire. Roman
bouleversant. Il récidive avec Les Bleed
où il se faufile dans les couloirs de la dictature en se collant aux despotes
qui commettent les pires horreurs pour imposer leur volonté. Ces « monstres »
deviennent presque séduisants malgré les horreurs qu’ils peuvent commettre.
Sergio Kokis l’a fait bellement avec Saltimbanques et Kaléidoscope
brisé où il s’attarde à la folie de ces hommes
qui se croient investis d’une mission. Ces tyrans veulent incarner leur pays et
bafouent toutes les libertés de leurs concitoyens. Daniel Castillo Durante l’a
fait bellement aussi dans Un café dans le
Sud. Je pourrais multiplier les exemples.
Pourtant, les écrivains québécois
n’osent pas souvent s’aventurer sur ce terrain. Bien sûr, il y a des
exceptions. Louis Hamelin l’a fait d’une façon tout à fait particulière avec Autour d’Éva où il suit la poussée
nationaliste au Québec et les luttes de certains pour contrer les manœuvres des
grandes entreprises et protéger l’environnement. Yves Beauchemin a suivi la
montée de la pensée indépendantiste dans sa série Charles le téméraire. Il ne faut pas oublier Monique LaRue qui le
fait magnifiquement dans L’Oeil de Marquise
où deux frères confrontent leurs idées politiques et sociales. Victor-Lévy
Beaulieu s’y aventure de façon allégorique et répétitive dans plusieurs de ses
ouvrages. Beaucoup d’écrivains choisissent plutôt les turpitudes individuelles et les
crises existentielles au lieu des turbulences de la société. Peut-être aussi
que la situation n’est pas assez dramatique au Québec. Et la critique, il faut
le dire, a souvent été virulente envers ceux ou celles qui osaient se colletailler
avec les problèmes sociaux et les idées politiques.
QUÊTE
Son amoureuse, Kerim la quitte et la retrouve, l’abandonne et la
retrouve après des mois d’absence. Une relation passionnée, tumultueuse et
difficile parce que les deux n’arrivent pas à se faire confiance. Il retrouve des
amis, questionne, met ainsi les pieds
dans les traces de sa jeunesse. Leurs idéaux ont changé, bien sûr. Les garçons et les filles qui pensaient changer le monde en montant sur scène avec
le Théâtre des mouches ont pris des
chemins singuliers. La réalité bouscule toujours les rêves et les défait
souvent.
Après Le prophète de Gibran, Maître Baka nous avait proposé la
création d’une troupe. Nous avions tout de suite accepté. Le premier défi fut
de lui trouver un nom. Quelques idées saugrenues avaient fusé : la Troupe
du Soleil, les Palabreurs, Divagations et compagnie, etc. Ce fut mon père qui
nous suggéra le Théâtre des Mouches. Sur les planches, les jeunes, avait-il
dit, sentencieux, soyez de petites bêtes enquiquineuses, soyez le fruit aux
oreilles du silence et de la peur. (p.38-39)
Kerim est devenu photographe, Mina tenait une librairie au Port où elle enseignait
la lecture et l’écriture à quelques enfants. Son frère Azad s’est peut-être
pris pour Le Prophète de Khalil Gibran
et s’est fait iman. Il enseigne le Coran à La Savane et devient de plus en plus
populaire. Même que l’un d’eux, Beno, est devenu policier, collaborant avec un
pouvoir qu’ils dénonçaient sur scène.
Comment retrouver Mina, la farouche et l’indépendante, la militante
qui s’est toujours tenue près de ceux qui subissent les charges de la police et
des militaires. Le photographe erre dans les rues, marche dans ses souvenirs, repense
à ses amours, à ses infidélités, ses heurts avec le pouvoir qui surveille les
dissidents. Tout est permis quand on évoque la sécurité d’État. Les
arrestations se multiplient autour de lui.
REGARD
Kerim, comme photographe, fait voir ce que l’on ne voit pas de prime
abord. Il donne des yeux en quelque sorte. Son père, un passionné de photo, l’a
poussé vers ce travail difficile en lui cédant son vieil appareil. Un art qui a
perdu son sens avec le numérique et surtout ces téléphones intelligents qui
permettent de se mettre en scène. L’heure est au moi dans le monde, à ce je que l’on diffuse à outrance sur les
réseaux sociaux. La photo est devenue un art narcissique qui ne sert plus à
découvrir le monde. Heureusement, il y a encore des témoins qui nous apprennent
à voir, permettent de découvrir une réalité qui ne cesse de changer autour de
nous. Il faut des photographes et des cinéastes pour sonner l’alarme et montrer
l’état de notre planète.
Au lieu des anonymes, ce fut elle qui passa, tournicotant, oisillon
hors de son nid, devant l’objectif de mon antique Nikon, moment de grâce,
cependant que mon père me répétait, Et si tu oubliais un peu les portraits,
ceux par exemple que tu fais de ton amoureuse, et que tu photographiais nos
instants d’abandon, tiens, par exemple ces zouaves qui viennent danser sur la
terrasse du bar d’Amid au cœur de notre quartier ? Ces instants où les
mouvements de leurs corps sur la piste trahissent ce que j’ose appeler une
joie, un bonheur, aussi passager soit-il. Saisis la vérité dans leurs gestes,
fils, les visages sont un mystère, un gouffre, une page trop saturée pour qu’on
y décrypte quelque chose… (p.40)
Si écrire est lire avant tout le monde, photographier est
certainement redéfinir le regard pour surprendre une autre dimension à notre
environnement. Kerim est fasciné par les visages, les femmes surtout. Il traîne
dans les marchés, les ruelles, s’approche des démunis. Tout en tentant de
retrouver Mina, il réfléchit à son art, mais surtout à sa vie, à son incapacité
à aimer et à se livrer à l’autre. Il s'est toujours caché derrière ce petit appareil.
Il se rend compte, en photographiant dans les rues et les lieux
publics, qu’il exploite la misère. L’art peut aussi pousser vers les excès.
...et je me suis revu cinq ans plus tôt dans les venelles d’un
bidonville de Manille, devant moi cette femme que j’avais voulu photographier
et qui m’avait toisé, m’accusant de chercher à faire mon commerce avec sa face
de miteuse, la femme criant presque, Dis-moi combien vont te rapporter ces
photos avec nos faces curieuses ? Tu dégages ou je vais ameuter du monde qui va
accourir pour te lyncher ! Et alors que je m’éloignais du piège, j’avais
entendu sa voix de nouveau, Reviens ! De toute façon, qu’on me photographie ou
pas ne change rien à ma condition. Tu me donnes quelques dollars ? (pp.247-248)
Kerim retrouve Mina, mais il aura surtout réussi à mieux se comprendre, à saisir l’importance de cette femme dans sa vie. Peut-être
aussi que les deux se sont apaisés après ces épreuves.
SOCIÉTÉ
Le lecteur assiste à la montée des intégrismes religieux qui profitent
de toutes les situations pour s’imposer. Les femmes sont les premières à subir les
diktats de ces hommes qui se tiennent en haut de la pyramide sociale. Quand ils
arrivent à assujettir les femmes et qu’ils les forcent à s’effacer sous un
voile, ils peuvent respirer.
Ces battantes luttent et défendent leurs corps, protègent leurs
enfants et portent en elles le goût de la liberté. Edem Awumey nous emporte
dans un monde en ébullition, nous confronte avec des idées qui menacent les
fondements de la civilisation. Les intégrismes religieux font régresser au
temps où Dieu ou Allah décidaient des manières de vivre, se faufilaient dans
les maisons pour régler les rapports intimes.
Des scènes terribles, des confrontations que les femmes gagnent
quand elles décident de marcher vers les policiers en se dénudant devant la
rangée des porteurs de matraques. Étourdissant, mais humain, senti, tendre aussi,
cinglant et dérangeant.
Mina au pays des
ombres nous pousse dans ces turbulences qui font souvent des images à
la télévision. Rien cependant ne peut remplacer un roman qui nous fait voir et
sentir avec tous nos sens. Parce que ces luttes, nous préférons souvent les ignorer
et nous étourdir devant les pitreries d’un président américain qui ne sait plus
quoi inventer pour basculer dans les absurdités d’Ubu roi de monsieur Jarry.
MINA PARMI LES OMBRES, un roman d’EDEM AWUMEY, Éditions BORÉAL, 2018, 258 pages, 29,95 $.
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