Une version
de cette chronique
est parue
dans Lettres québécoises,
Numéro 170 été
2018,
consacré à la
poésie du Québec.
La poésie m’a trouvé un certain matin d’octobre où je m’apprêtais
à amorcer ma journée de travail à l’épicerie de mon beau-frère à La Doré. J’avais
dix-sept ans, peut-être moins. Je travaillais le vendredi soir et le samedi
toute la journée jusqu’à vingt-deux heures. Je tenais la caisse, emballais les achats
des clients, souriais aux enfants qui venaient acheter pour un sou de bonbon, transportais
les gros sacs jusqu’aux autos. Une vingtaine d’heures en tout pour cinq
dollars. Le salaire minimum était vraiment minimum alors. Bien sûr, j’avais
certains avantages sociaux. Ma sœur servait les repas du midi et du soir et elle était fort bonne cuisinière. En plus, j’avais droit à un généreux morceau de
gâteau au chocolat. Un délice qui valait bien des dollars !
Monsieur Nadeau venait régulièrement au magasin pour parler de tout
et de rien. Sa principale occupation était de respirer du matin au soir. Il
avait plein de temps dans les poches de sa chemise et sa blague à tabac. Monsieur
Nadeau découpait chaque seconde au hachoir avec son tabac qui sentait le diable.
Comme mon père qui faisait ses jours devant la fenêtre, condamné par la maladie
de Parkinson à ne plus être qu’un témoin de l’agitation des hommes qu’il surveillait
en maîtrisant ses tremblements. Se sentir glisser hors de la vie du village a
été le pire châtiment que mon père a pu vivre.
Un samedi, encore très tôt, alors que les clients n’étaient pas
encore tout à fait réveillés et que je préparais ma caisse, Monsieur Nadeau est
entré et m’a lancé avec un petit sourire étrange : « La vie, c’est comme la
température… » Je n’ai retenu que les premiers mots de ce qu’il racontait. Il
devait être question du soleil, de la sécheresse, du vent qui arrachait les
feuilles des grands peupliers autour de l’église et qui, un peu taquin,
retroussait parfois les jupes des filles qui fréquentaient le couvent Maria-Goretti.
Je ne me souviens plus de ma journée de travail. Les additions, les
grands sacs de papier brun qui se déchiraient souvent, les « mercis, les bonjours,
je vous paie la semaine prochaine ». Mon beau-frère, en plus d’être
un violoneux formidable, n’était pas capable de dire non. Il a perdu pas mal
d’argent en faisant crédit à certaines personnes. Mais comment résister à des enfants qui dépendaient
de lui pour manger ?
Le soir, après le travail, après une victoire du Canadien contre
les Bruins, dans ma chambre alors que tout le monde dormait, j’ai pris une
grande feuille blanche en tremblant comme si j’approchais la plus belle fille
du village en retenant mon souffle. Et, j’ai commis l’acte de poésie.
La vie c’est comme
la température
Parfois, ça peut
faire dur
Souvent, c’est trop
chaud
Quand le soleil
pousse dans le dos.
J’étais convaincu d’être le Rimbaud de La Doré. Je n’avais encore
rien lu de l’auteur des Poètes de sept
ans, mais mon professeur de français, Jean-Joseph Tremblay,
avait répété en
classe que c’était un grand poète. Les mots de Monsieur Nadeau tournaient
autour de moi comme une guêpe excitée. La semaine suivante, dans la
bibliothèque de l’École secondaire Pie XII, j’ai fini par trouver des extraits
des poèmes d’Émile Nelligan.
Où vis-je ou
vais-je ?
Suis-je la nouvelle
Norvège
D’où les blonds
ciels
S’en sont allés ?[1]
J’ai appris quelques poèmes d’Émile par cœur, le soir entre deux
formules d’algèbre que je n’arrivais pas à comprendre et dont je doutais de la
nécessité.
Ah comme la neige a
neigé
Ma vitre est un jardin
de givre
D’où les blonds
ciels s’en sont allés
Ah la douleur que
j’ai, que j’ai.
Je ne vous dirai pas l’effet qu’a eu Paul Éluard sur moi quand j’ai
lu L’amoureuse un peu plus tard.
Elle est debout sur
mes paupières
Et ses cheveux sont
dans les miens,
Elle a la forme de
mes mains,
Elle a la couleur
de mes yeux,
Elle s’engloutit
dans mon ombre
Comme une pierre
sur le ciel. [2]
Une déflagration, un big bang.
Je me suis mis à la poésie comme on entre en religion, usant mes crayons à mine et effaçant sans cesse, cherchant la rime et le mot précis.
Mais que pouvais-je écrire après « les sanglots longs de l’automne bercent mon cœur d’une langueur monotone » ? Verlaine et Rimbaud avaient tout dit. Comment écrire quand on est le dernier à vouloir secouer les mots ? Comme si l’évolution de Charles Darwin avait pris fin avec mon père et que je n’étais plus qu’un boson de Higgs qui n’intéressait personne. Je transportai mon envie du poème à Montréal, dans une grande valise presque vide et me suis mis à la tâche avec dévotion.
LANGEVIN
J’ai déjà parlé de l’effet
Gilbert Langevin. Il était mon premier poème vivant et je pouvais l’écouter,
lui parler, le toucher et, il aimait la bière tout autant que moi. Avec
Gilbert, je ne savais jamais quand il récitait l’un de ses poèmes ou bien quand
il parlait comme tout le monde. Il m’a fait lire Antonin Artaud que j’ai eu
bien du mal à saisir, Saint-John Perse, Paul Reverdy, Jules Supervielle, René
Char, Yves Bonnefoy et bien d’autres. J’ai acheté alors presque toute la
collection poésie de Gallimard, les beaux livres blancs que je garde encore
précieusement. Je rêvais d’y voir un jour mon portrait sur la page de couverture.
Je tentais de faire exploser les mots pour qu’ils échappent à tous
les carcans. Écrire de la poésie, c’est partir pour n’importe où et ne pas être certain
de trouver le chemin du retour.
Et ce fut la lecture de Gaston Miron et Paul Chamberland. Ils ont
eu le même effet sur moi que Marie-Claire Blais et son roman Une saison dans la vie d’Emmanuel. Ils secouaient
un Québec perdu dans un banc de neige, un pays qui avait besoin de massages et
de mots pour se redresser.
La marche à l’amour
s’ébruite en un voilier
De pas voletant par
les eaux blessées de nénuphars
mes absolus poings
ah violence de
délices et d’aval
j’aime
que j’aime
que tu t’avances
ma ravie
Je me suis mis à réciter les poèmes de Langevin et de Miron, d’Yves
Préfontaine comme je l’avais fait avec les litanies pendant la Semaine sainte
dans la grande église de La Doré. Il y avait tant de pistes à emprunter.
Tout a basculé quand j’ai mis la main sur L’homme approximatif de Tristan Tzara. Une révélation ! Je n’aurais jamais réussi à écrire L’Octobre
des Indiens sans cette rencontre qui m’a retourné l’être à l’endroit et à
l’envers. Tzara m’indiquait la route, me
donnait une forme pour le poème. J’avais l’impression qu’il m’offrait
une embarcation dans laquelle je pouvais entasser tous mes mots et m’aventurer
dans les plus gros rapides de la rivière des Ashuapmushuan.
Et j’ai eu mon recueil de poésie en 1971 aux Éditions du Jour. Un
livre tout blanc avec le titre en rouge. Mon seul recueil de poésie.
HISTOIRE
C’est encore l’effet Langevin.
Il trouvait mes poèmes narratifs. Je ne pouvais m’empêcher de raconter des
histoires. Poète, oui, mais surtout conteur, inventeur de vérités et de
mensonges. De quoi ébranler ma vocation de faiseur de poèmes.
Et j’ai écrit Anna-Belle
au printemps, lors de mon retour au village, un roman qui n’est pas un roman, une
histoire à côté d’une histoire où je convie tous les poètes à table. Mon texte
est tapissé de poésie que je cite tout de travers pour danser autour d’une
femme qui se drape de mots et de phrases. C’est comme si j’avais dynamité mes
poèmes pour les laisser se répandre sur une centaine de pages. Parce qu’une
poésie est un trou noir qui compresse les mots pour ne garder que les plus coriaces
qui finissent par remonter à la surface. Et quand la dilation
brusque (terme pour remplacer big bang
que je ne veux pas répéter) se produit, ça donne souvent des romans.
LECTURE
Je lis encore et toujours François Charron l’admirable. Carol Lebel,
mon ami de toujours, ses textes lourds de questions qu’il accole à des toiles
qui sont comme des fenêtres qui s’ouvrent sur des mondes fascinants. Mon ami
Carol qui a été de toutes les aventures, particulièrement celle de
Sagamie-Québec, une maison d’édition où nous pensions réinventer la phrase. Il
y a publié son très beau recueil Difficile
de respirer dans les yeux des autres. Une amitié indéfectible depuis plus
de trente ans maintenant.
Les mots sans
mystères
S’effacent les uns
après les autres[4]
François Turcot l’étonnant, l’existentiel et l’humaniste, Charles
Sagalane pour les chemins singuliers qu’il emprunte et qui croit que la
littérature peut aider à survivre ; Denise Desautels pour la danse et la
respiration, Hélène Dorion pour ses murmures et la musique qu’elle sait si bien
évoquer. Je viens de découvrir Gabriel Robichaud et je n’ai plus que ses mots
dans les oreilles depuis que je l’ai entendu chanter en s’accompagnant à la
guitare.
J’aime encore et toujours Pierre Morency pour la justesse de ses
confidences, son poème lisse comme les oreilles d’un chat. Ça me ramène à
Guillevic que je lis souvent, devant la fenêtre qui donne sur le Grand Lac sans
fin ni commencement pour me dresser face au monde.
Et parfois aussi, je m’attarde aux paroles de certains chanteurs,
de Luc De Larochellière en particulier, pour me souvenir qu’une chanson est un
texte avant tout. J’écoute ses si belles mélodies et ça me fait du bien à
l’âme.
Alors mettez au
cimetière les balançoires les toboggans
Que l’on voie
s’enfuir la misère devant tous les rires des enfants
Pendant qu’encore à
la radio on nous joue et rejoue sans fin
La tragédie du
grand suicide américain.[5]
J’aime la poésie, ce souffle qui se tient en équilibre sur l’horizon, ce
battement des paupières qui fait trembler l’Amérique, ces réunions
d’hirondelles au mois d’août avant l'envol pour le plus long et le plus
fou des voyages. Le grand pic aussi qui s’approche du pavillon pour me demander
ce que je suis en train de faire là, sans bouger, comme si j’avais perdu
l’usage de mes yeux. Il penche la tête et je lui réponds immanquablement avec
un poème d’Anne Hébert.
L’éclat du midi
efface ta forme devant moi
Tu trembles et luis
comme un miroir
Tu m’offres le
soleil à boire
À même ton visage
absent.[6]
Le grand curieux s’envole en
riant et battant des ailes. Je ne sais jamais alors s’il se moque de moi ou
s’il aime particulièrement les mots de la magnifique Madame Anne Hébert.
[1]
Nelligan Émile, Poésie complète, Éditions Typo, 1998.
[2]
Éluard Paul, Capitale de la douleur, Poésie Gallimard, 2015, page56.
[4]
Lebel Carol, Carnet du vent 2, Éditions de l’A.Z., 2017, page 12.
[5]
De Larochellière Luc, Suicide américain,
chanson tirée de l’album Autre monde,
2017.
[6]
Hébert Anne, Œuvre poétique 1950-1990, Boréal Compact, Montréal, 2005, p.50.
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