MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD nous offrent, avec Le
peuple rieur, un autre regard sur le territoire du Québec et son passé. Certes,
nous savons que le pays était habité par différentes nations autochtones, et ce
depuis fort longtemps. Pourtant, les manuels d’histoire laissaient souvent
entendre que tout a commencé pour de « vrai » au Canada avec l’arrivée des
Français et de Jacques Cartier. Pourtant, l’Amérique a été fréquentée bien
avant la venue des Français. Des pêcheurs basques et des Vikings rencontrèrent
les Innus qui se déplaçaient sur leur immense territoire, le Nitassinan, qui couvrait
une grande partie de la province de Québec. Un peuple nomade qui s’enfonçait
dans les terres en hiver et qui se retrouvait près du fleuve et de la mer pendant
la belle saison pour fraterniser, pêcher, chasser la baleine et commercer.
Je pense au petit
garçon que j’étais en 1952 quand j’ai fait mon entrée à l’École numéro neuf, un
matin de septembre. Une école de rang comme il en existait partout dans les
villages et les paroisses. Elle se dressait à plus d’un kilomètre de la maison
familiale, autant dire à l’autre bout du monde. Ce fut ma première grande
sortie, mon premier contact avec les filles et les garçons du voisinage. Je
garde en mémoire le plaisir que j’avais ressenti en recevant mes manuels
scolaires. De véritables trésors. Ma première tâche a été de recouvrir mes
livres avec un papier brun pour les protéger. Heureusement, ma sœur était
plutôt habile dans ce travail et elle m’avait grandement aidé.
Et il y avait le
manuel d’histoire d’un vert un peu délavé. J’avais du mal avec les couleurs
parce que je suis un peu daltonien. Je l’ignorais à l’époque. Histoire du Canada de Farley et
Lamarche. J’en garde précieusement un exemplaire. Il est un peu usé, mais en
bon état. Un récit rédigé en 1935 et qui a connu plusieurs impressions et
versions au cours des années. Mon exemplaire a été remanié en 1945, un an avant ma
naissance. Peut-être le livre qui m’a fait le plus rêver. Toutes ces
illustrations que je tentais de reproduire sur de grandes feuilles. Je me
passionnais pour le dessin alors et avais toujours un crayon à la main. C’était
une véritable obsession dans ma famille. Mes frères dessinaient comme des
magiciens et je voulais tellement faire comme eux. Jacques Cartier, Champlain,
Radisson et Des Groseilliers, le père Marquette et Joliette, Brébeuf et
Lalemant, des noms qui ont rapidement fait partie de ma famille pour ainsi
dire.
DÉCOUVERTE
La première partie
consacrée aux Autochtones dans mon Histoire
du Canada était rapidement expédiée. Huit pages dans un manuel de plus de
500 pages. Les auteurs en faisaient un portrait plutôt négatif. Ils
sous-estimaient d’abord leur nombre. On sait qu’ils étaient plusieurs millions
à peupler l’Amérique du Nord. Ils parlaient d’à peine 600 000 dans leur manuel. Dans
leur esprit, les Indiens du Sud étaient les plus civilisés, particulièrement en
Amérique centrale. Mais, plus on allait vers le Nord, plus les Blancs rencontraient
des barbares. On ne parle jamais des Innus et on affirme que les premiers
habitants étaient des sédentaires… Ils décrivent un individu têtu, orgueilleux,
peu fiable, particulièrement cruel à la guerre et aux mœurs étranges. Les historiens
passaient rapidement à la vraie histoire, celle de l’arrivée des Blancs et de la
civilisation.
Je m’attarde
souvent à l’illustration de la page 26 qui évoque Jacques Cartier à Gaspé. On
voit qu’il vient de planter une croix immense, peut-être d’une dizaine de
mètres de haut en plein cœur d’un village micmac. Une véritable gifle pour ces
Indiens. Que feriez-vous si quelqu’un venait planter une croix devant votre
maison ? Je n’étais pas conscient alors des propos racistes de mon manuel, des
faits et des événements que l’on déformait pour justifier une guerre
d’occupation et toutes les manœuvres d’usurpation.
Pourtant, les
Indiens ont continué de me faire rêver avec l’arrivée de la télévision et des
séries comme Le Dernier des Mohicans
ou encore Aigle noir. Tous mes jeux
tournaient autour des chasses et des entreprises des Autochtones. Je devins très
habile dans la fabrication des arcs et des flèches, portais une plume de dindon
sur la tête avec fierté, me prenais pour un grand chef et un redoutable
chasseur. Les abords de la rivière aux Dorés devinrent mon territoire de
découvertes et d’aventures. J’y écrivais déjà des romans dans ma tête.
VIDE
Marie-Christine
Lévesque et Serge Bouchard comblent un vide terrible avec Le peuple rieur, soit l’histoire unique des Innus qui étaient là
avant l’arrivée des Européens et qui sont toujours là. J’ai grandi à quelques
kilomètres de Pointe Bleue, qui est devenue Mashteuiatsh en 1985, sans rien
savoir de ces Innus, de leur vie, de leurs territoires qui comprenaient la
rivière Ashuapmushuan près de laquelle je passais mes étés. Nous vivions dans
l’indifférence l’un de l’autre, sans véritables contacts. Une anomalie quand j’y
pense maintenant, le résultat de siècles d’incompréhension et de méfiance.
De
l’arrivée précise de tel ou tel explorateur, nul récit ne fait mention. Les
Amérindiens étant des peuples sans écriture — mais non pas sans mémoire —, les
nouveaux venus s’accordèrent le soin et le privilège de rédiger « leur »
histoire. Tout au moins, d’inclure les indigènes dans cette épopée du Nouveau
Monde, dont ils faisaient évidemment partie intégrante. Entre les lignes de
l’histoire écrite, il nous faut donc imaginer… (p.78)
Les Innus ont dû
développer des trésors d’imagination pour survivre dans un territoire étonnant.
Nomades, chasseurs et pêcheurs, ils ont survécu en se déplaçant selon les
saisons, se regroupant à des endroits précis en bordure de mer pour pêcher et
chasser la baleine en été, fraterniser, célébrer des unions et faire du commerce avec d'autres peuplades. L’hiver, ils remontaient les grandes rivières pour retourner dans
leurs territoires de chasse, dans le domaine du caribou et de l’orignal, du
castor et de la loutre, loin à l’intérieur du continent. Une vie rude,
particulière que Serge Bouchard a très bien décrite dans Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu. Une vie fascinante qui
a inspiré grandement Gérard Bouchard pour la partie autochtone de son roman Mistouk.
Les premiers
contacts avec les Européens, l’arrivée des Français, de Jacques Cartier et de
Samuel de Champlain, les affinités plus grandes des arrivants avec les
Hurons-Wendats, des sédentaires, donc plus civilisés dans l’esprit des
conquérants que ces insaisissables chasseurs qui se déplaçaient sur le
territoire selon une logique que les Français ne comprenaient pas.
HISTOIRE
Les auteurs racontent
les premiers contacts souvent difficiles, les propos étonnants des
missionnaires qui furent les premiers à décrire les agissements des Innus et
leurs mœurs. Un regard toujours assez négatif, il faut le dire. Ils ne
comprenaient pas leur pensée et surtout ces missionnaires avaient la vérité de
Dieu dans leurs bagages. Tous ont cherché dès les premiers moments à
sédentariser ces hommes et ces femmes, à en faire des Blancs et des paysans. Une bien triste
histoire qui s’est répétée partout en Amérique. Thomas King en a long à dire
sur le sujet et il raconte très bien les manœuvres des envahisseurs pour
contrôler les Indiens, leur voler leurs terres dans l’Ouest du Canada et
particulièrement en Colombie-Britannique.
Entre
1862 et 1879, ce sont les oblats Charles Arnaud et Louis Babel qui agirent en
tant que responsables des Indiens de la Côte-Nord au nom du gouvernement — le
père Arnaud avait d’ailleurs résidé aux Escoumins de 1852 à 1862. Ces
missionnaires influents étaient les interlocuteurs, les dispensateurs des fonds
de secours, les experts en reconnaissance des problèmes. Toutes leurs
interventions, est-ce une surprise, tournaient autour de l’idée de
sédentarisation, d’agriculture et de civilisation. Même si leur règne dans les
affaires civiles s’acheva officiellement en 1979 — le Canada, désormais fédéré,
avait voté sa Loi sur les Indiens et nommé un « agent des Indiens » pour les
remplacer —, ils conservèrent la main sur toutes les décisions importantes
jusqu’en 1911, c’est-à-dire tant et aussi longtemps qu’ils résidèrent à
Pessamit. (p.244)
Une obsession qui
traverse les siècles. Toutes les décisions et les manœuvres des Français
cherchent à christianiser les autochtones pour en faire des Européens. La saga
des pensionnats est un volet particulièrement honteux de cette approche
raciste et inhumaine.
FOURRURE
Tout débute avec
le commerce des fourrures qui deviendra rapidement l’activité la plus
importante et lucrative en Nouvelle-France. Un poste de traite où les chasseurs et les
trappeurs viennent échanger leurs fourrures contre des produits de première
nécessité. Une exploitation éhontée des Innus et des profits énormes pour les grandes
compagnies qui se découpaient le territoire sans jamais demander de permission aux
vrais propriétaires. Cette chasse intensive transformera peu à peu la vie des nomades. Les
chasseurs par nécessité deviennent des « trappeurs industriels » pour ainsi
dire. Ils mettent ainsi les ressources en danger, particulièrement le castor
qui se fait de plus en plus rare. Le pire était à venir, on s’en doute.
L’exploitation
forestière devait donner presque le coup de grâce à la vie traditionnelle des Innus.
Ces espaces immenses, particulièrement le Saguenay et le Lac-Saint-Jean qu’ils
avaient toujours réussi à protéger des Blancs, furent envahis par des bûcherons
qui construisirent des barrages, défrichèrent et s’approprièrent toutes les
bonnes terres. Ce fut une véritable catastrophe pour les différentes nations du Nitassinan. Plus
récemment, la construction des grands barrages a transformé le pays de façon
irréversible en noyant des rivières et des territoires ancestraux.
Marie-Christine
Lévesque et Serge Bouchard racontent cette terrible tragédie avec une foule de
détails et d’anecdotes. J’ai pris plaisir à suivre le jeune anthropologue qu’était
Serge Bouchard quand il est arrivé sur la Côte-Nord au début des années 1970 pour
rencontrer ses premiers Innus. Il s’y fera des amis pour la vie. Il y retournera
régulièrement pour étudier leur manière de vivre et de rêver le monde. L’anthropologue
et l’écrivaine donnent aux Innus une histoire, leur histoire, mais ils nous
offrent aussi une grande partie d’un passé que nous avons tenté de nier par
toutes sortes de manœuvres. Il faut lire encore Thomas King et L’Indien malcommode pour voir les Canadiens
signer des traités et les oublier avant même que l’encre soit séchée. Une
tragédie et un racisme qui fait frémir. Juste l’existence des réserves est une
honte et un témoignage douloureux de cette dépossession.
Tout
le monde est surpris quand je dis que je raconte aux Autochtones leur propre histoire. Et
pourtant, les Québécois, les Canadiens connaissent-ils cette histoire qui est
aussi la leur ? Je raconte l’Amérique d’avant, et puis celle d’après. J’insiste
sur la violence coloniale, certes, mais aussi sur la dignité et la grandeur des
peuples agressés par les politiques d’assimilation. Je leur dis par quoi sont
passés leurs ancêtres, de la souveraineté à la dépossession. Je parle aussi du
présent. De la valeur d’une identité, d’une langue, d’une tradition. Partout,
dans les salles de réunion, dans les gymnases, les écoles, sous les tentes, je
vois des yeux grands ouverts, des yeux abattus, des yeux embués ; je sens
l’intérêt, la curiosité, et toujours, vers la fin de mes causeries, une immense
fierté. (p.289)
Ce que j’aurais
aimé avoir un tel livre quand j’ai commencé à fréquenter l’École numéro neuf de
La Doré. J’aurais rêvé encore plus, je le sais, serais peut-être devenu un
Indien qui s’aventure dans la forêt et les montagnes, remonte la belle rivière
Ashuapmushuan où j’ai vécu des moments de bonheur sur les plages de granite des
chûtes à l’Ours et sur les bancs de sable, en haut des rapides, où nous avions une
idée du paradis où seul l’orignal osait s’aventurer.
Le peuple rieur est un livre nécessaire que tous les étudiants devraient lire pour
comprendre ce qui s’est véritablement passé au Québec et au Canada, ce que nous
avons perdu aussi en niant ces populations qui avaient su s’adapter au climat
et à une géographie particulière. Véritable tragédie, nous n’avons pas voulu
voir ce Nouveau Monde, ces humains, les entendre et les écouter pour apprendre
une autre manière de respirer et d’être. Notre histoire est une épopée, bien
sûr, mais par toujours glorieuse.
LE PEUPLE RIEUR
de MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD, une publication des ÉDITIONS
LUX.
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