Une
version de cette chronique
est
parue dans Lettres québécoises,
numéro
159.
Beaucoup d’écrivains ont
été des marcheurs. Henry David Thoreau, Walt Whitman et Frédéric Nietzsche étaient
de ceux qui allaient un peu partout, de préférence loin des bruits de la ville,
pour noter leurs réflexions, s’attarder dans un boisé et n’entendre que le
froissement de leurs pensées. Comme si l’acte d’écrire devenait physique et
qu’il fallait bouger pour suivre la course des mots. Pour ceux qui écrivent
encore sur le papier, bien sûr. Qui le fait maintenant ? Victor-Lévy Beaulieu utilise
de grandes feuilles de notaire et je ne sais pas pour Sergio Kokis. Quant à
moi, je vais entre ces formes d’écriture. Écrire à la main reste un plaisir.
Tout cela pour dire que Sergio Kokis vient de découvrir la randonnée pédestre.
Il voulait bouger et se prouver qu’il était encore capable de certains efforts.
Au moment où sa compagne quitte le travail pour retrouver toutes
les dimensions de ses journées, Sergio Kokis, qui a toujours été sédentaire, projette
d’emprunter les chemins de Compostelle. Tout un défi pour celui qui a pratiqué
un peu le sport dans sa jeunesse, mais qui se contente maintenant de pourchasser
les mots et de passer des heures devant ses grandes toiles pour trouver
peut-être la lueur qui fait que nous sommes des vivants. Ces tableaux
angoissants qui nous placent toujours dans une sorte de malaise face à des
hommes et des femmes qui respirent à la limite du possible et du tolérable.
L’idée de tout laisser en arrière
pour deux ou trois mois, avec un simple sac à dos, m’a séduit d’une
étrange façon. Cela allait à merveille avec la fin de l’exercice littéraire que
je venais de boucler. Tout comme si, à mon tour, j’avais aussi besoin de me
dépouiller d’une vieille peau encombrante. (p.16)
Marcher en ville est peut-être le pire des supplices, surtout dans
une banlieue, par des vents ou des pluies qui donnent envie de s’encabaner pour
toute une saison. Bouger, retrouver des muscles ignorés toute sa vie, marcher,
calculer des distances, trouver un certain plaisir à n’être qu’un mouvement. Il
faut s’entraîner avant de vivre la marche.
SOUFFRANCE
Et arrive le grand départ pour l’Europe. Sergio Kokis traîne la
patte, arrive tant bien que mal à suivre sa compagne qui semble flotter sur les
chemins de montagne. Notre écrivain complète les étapes de peine et de misère. L’expérience
devient un supplice et il est facile d’imaginer que plus jamais Kokis ne s’aventurera
sur les routes. Le dos ne veut pas suivre, un nerf qui fait de chaque pas le
triomphe de la volonté.
C’est la première fois de ma vie qu’une douleur de cette intensité
s’oppose à ma volonté. Elle n’a rien à voir avec les fractures osseuses de ma
jeunesse, ni avec mes accidents d’escalade ou les coups de poing reçus dans les
bagarres. Cette douleur tend à s’opposer au plaisir exquis de la marche que je
viens à peine de découvrir, tandis que mes inconforts du passé n’ont jamais été
de taille à me paralyser dans mes désirs. (p.54)
Nous avons souvent imaginé, Danielle et moi, partir sur les
routes de Compostelle pour flâner, écrire au détour d’un chemin, d’une montagne
ou sous un arbre quand le mitan du jour se fait trop insistant. Après avoir lu
des récits, entendus des pèlerins qui
sont allés sur les routes, nous avons renoncé. Se précipiter pour avoir une
place dans un gîte, dormir dans des dortoirs, renoncer à son intimité pour des
semaines nous a découragés. Je rêvais de promenades, de petits gîtes
tranquilles et de temps pour les écritures et certaines lectures. Il y a comme
une précipitation qui me déplaisait dans cette aventure.
Pourtant Kokis découvre le plaisir de marcher dans la nature, la
joie de l’effort et de franchir les montagnes pour voir ce qu’il y a de l’autre
côté. Il y a aussi ces hommes et ces femmes qu’ils croisent, parfois énervants,
souvent amicaux. Et des lieux qui vous laissent sans voix. Impossible de ne pas
s’arrêter pour n’être qu’un regard dans ces pays de montagnes. Et au bout du
jour, un bon repas, un vin ou un alcool avec une discussion quand le soir
descend. Un plaisir qu’il veut revivre.
RETOUR
Le corps suit cette fois. Il adore ces longues journées en
compagnie de son épouse, sans rien se dire souvent. Il retrouve peut-être un
amour qui s’était un peu étiolé avec le temps. Surtout, il découvre une femme
capable d’efforts physiques impressionnants. Elle va et il suit.
Ilse prend des notes pendant qu’il se contente de respirer et de
voir ces pays qui se déplient devant lui. Marcher, s’arrêter dans une nature
magnifique, près des cours d’eau, surprendre des fleurs, une bête au milieu
d’un champ. Respirer et sentir avec son corps et son âme. Il y aura encore d’autres
départs, des découvertes, des parcours difficiles. Plusieurs randonnées se succéderont
dans des pays de montagnes, des lieux un peu isolés qui vous emportent dans le
temps et l’espace. L’important, ce sont les jours qui se succèdent, l’esprit
qui s’ouvre à des lieux qui vous laissent sans mots.
Le voyage est toujours une forme d’initiation ou de méditation. Sergio
Kokis lit les notes de sa compagne et des souvenirs, des images reviennent. À
partir de ces remarques, il aura l’idée d’écrire ce récit de voyage.
RENAISSANCE
Le peintre s’attarde à l’histoire, à ces lieux en marge de l’agitation
du présent et crayonne des paysages lui qui n’a que regardé les hommes et les
femmes. Sergio Kokis vit une renaissance, découvre son corps, voit différemment
le monde et ses turbulences. Et aussi l’occasion est belle de réfléchir à ses
écrits et l’art pictural, de faire le point en quelque sorte. Comment faire
autrement ? Nietzshe, raconte Victor-Lévy Beaulieu, s’éloignait pendant des
heures. Non pas qu’il franchissait des distances énormes. C’étaient souvent des
sentiers de quelques kilomètres. Ce qui importait, c’était de noter ses
réflexions et d’écrire à l’ombre d’un chêne en ayant le murmure d’un ruisseau
dans les oreilles. Comme s’il convoquait tous ses sens dans l’acte d’écrire.
Kokis découvre une autre personne en lui. C’est le plus important.
En fait, le vrai pèlerin marche vers lui-même. Le poète Machado a
raison : il n’y a pas de chemin, il y a seulement des marcheurs, des
chemineaux de la vie. Et chacun marche vers son lieu de nostalgie, à la
recherche de ce qui donnera un sens à son cheminement. (p.77)
Ça donne envie de partir en leur compagnie, de prendre un verre
après une journée d’efforts autour d’une bonne table. Et le lendemain à l’aube,
dans le plus doux des silences, retrouver la fête des muscles dans le
déplacement en montagne ou en bordure de mer.
Ce livre nous emporte sur les pistes de l’écrivain, ses
préoccupations et ses réflexions. La marche comme l’écriture poussent vers
l’autre, mais aussi vers soi « pour structurer le sens de notre
être-dans-le-monde ».
Si j’avais lu ce récit il y a quelques années, j’aurais préparé un
sac et serais parti sur les routes de Compostelle, pour le plaisir, le bonheur
du jour, vivre l’écriture d’une autre manière, découvrir un monde en soi et
autour de soi. Kokis m’aura fait vivre ce rêve. La littérature peut encore
cela.
Le sortilège des chemins
de Sergio Kokis est paru chez Lévesque Éditeur, 2015, 196 pages, 25 $.
http://www.levesqueediteur.com/kokis.php
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