Nombre total de pages vues

vendredi 22 janvier 2021

DES QUESTIONS SANS RÉPONSES

UN TITRE PLUTÔT ÉTRANGE que Frankissstein de Jeanette Winterson paru chez Alto. Un clin d’œil, bien sûr, au roman de Mary Shelley qui a vu le jour en 1818, soit Frankestein. Il y avait en sous-titre, lors de cette grande première, Le Prométhée moderne. Prométhée est ce dieu qui a dérobé le feu du ciel pour le donner aux humains. Une sorte de bienfaiteur si l’on veut, à l’origine du barbecue et du briquet. L’histoire de madame Shelley a marqué l’imaginaire et fait l’objet de nombreux films et interprétations. Il ne faut pas se fier au titre cependant de Jeanette Winterson parce que son roman porte une formidable réflexion sur la vie, la mort, l’âme et ce désir de créer un être parfait en se passant du corps de la femme. Qu’est-ce qui fait l’humain ou pas, la pensée et l’intelligence? Un sujet fort pertinent dans une époque où nous ne jurons que par le numérique et ces «machines performantes» qui nous permettent de croire que l’espèce humaine est archaïque et que nous pouvons la remplacer par des robots dans la plupart des tâches. 

 

Mary Shelley était la compagne de Percy Shelley, poète britannique fort connu, ami de Georges Gordon Byron et d’autres personnages qui ont eu des parcours qui sortaient des normes. 

Dans ce roman, nous naviguons entre le réel et l’imaginaire, bousculons les clichés, tout autant que la vie, les pourquoi et les comment de cette course qui nous fait être là avant de disparaître. Une absurdité que la nature répète partout et que l’humain a bien du mal à accepter. Tout doit mourir pour permettre la vie à travers les âges et les saisons, d’évoluer aussi depuis que Charles Darwin nous a raconté la fabuleuse aventure des espèces vivantes sur cette Terre bien mal en point après toutes nos expériences et notre consommation qui n’est jamais rassasiée. 

Nous voyageons dans le temps avec Mary Shelley qui rédige son roman et discute avec ses amis de son personnage, tout en mettant au monde des enfants qui succombent rapidement.

Dans le versant contemporain de cette histoire, certains inventent des robots, surtout des femmes pour répondre aux pulsions et fantasmes des mâles pendant que Ry Shelley, un jeune chirurgien, change de sexe pour être en paix avec lui. Cela pousse le lecteur à se questionner sur les agissements des humains et la progression fulgurante de l’intelligence artificielle. Victor Stein est l’incarnation moderne du docteur Frankenstein qui voulait créer le nouvel homme, l’individu parfait. Un désir vieux comme le monde. Que dire de Pinocchio, la poupée qui devient vivante et obsède Geppetto? Les exemples pourraient se multiplier.

 

Il a transgressé les lois de la vie, pensai-je à l’époque comme je le pense encore aujourd’hui. Mais qu’est-ce que la vie? Le corps assassiné? L’esprit détruit? La ruine de la Nature? La mort est naturelle. Le pourrissement est inévitable. Il n’y a pas de nouvelle vie sans mort. Il ne peut y avoir de mort sans vie. La Mort. La Vie dans la Mort. (p.22)

 

Cette réflexion peut nous suivre toute une vie sans que nous parvenions à trouver des réponses satisfaisantes ou encore des certitudes auxquelles s’accrocher. Elle donne le ton pour ainsi dire à ce formidable roman. Comment arrimer la vie et la mort, secouer la mince ligne qui sépare ces deux états antinomiques qui constituent la nature de toutes les espèces qui hantent la planète. La frontière est imperceptible entre l’individu qui vit, respire, bouge, agit en accomplissant certaines tâches et l’état catatonique où le corps devient une chose inerte qui se décompose rapidement. Cette question a traversé les siècles sans jamais trouver de réponses satisfaisantes. 

 

ROBOTS

 

De plus en plus, la robotique imite la gestuelle humaine, arrive à remplacer un ouvrier dans certaines tâches répétitives et ennuyeuses, mais ne peut jongler avec la pensée et la réflexion qui caractérise encore et toujours l’être humain. Pourrons-nous un jour inventer une machine ou un être hybride qui possédera une conscience, deviendra totalement autonome? Chose certaine, beaucoup de chercheurs en rêvent et d’autres s’affolent devant une pareille éventualité. 

 

Le monde que j’imagine, le monde que l’IA (intelligence artificielle) rendra possible, ne sera pas un monde d’étiquettes — qui inclut les binaires comme le féminin et le masculin, le noir et le blanc, les riches et les pauvres. Il n’y aura plus de séparation entre la tête et le cœur, entre ce que je ressens et ce que je pense. L’avenir ne sera pas une nouvelle version de Blade Runner où les Réplicans désirent plus que tout avoir un nom — comme les humains — et donc être connus — comme les humains. Ce que je propose est bien plus grand. En développant une véritable intelligence artificielle, que faisons-nous? Nous créons une vision. (p.78)

 

Les scientifiques espèrent inventer une autre forme d’intelligence, un humain 2,0 pour répondre à la définition de Nietzsche et ce super-mâle que l’écrivain Michel Houellebecq a acclamé dans Les particules élémentaires. Pour y arriver, des chercheurs sont prêts à vendre leur âme comme on disait, il n’y a pas si longtemps. 

 

CADAVRES

 

La médecine a fait des progrès considérables en disséquant les cadavres. Paradoxe étrange. Comprendre la vie par la mort.

Mais il y a le souffle, la respiration, l’imagination et la réflexion. La vie n’est pas que cette capacité à effectuer des calculs et des tâches mécaniques et répétitives. Qu’est l’intelligence? Comment comprendre son existence et la mort? La philosophie, l’art de la pensée, n’a cessé de se buter à ces questions qui restent vagues et ne donnent jamais de réponses satisfaisantes. Un vivant est également un cadavre en sursis et l’inverse aussi. On ne s’en sort jamais. 

 

Mais le vrai problème, c’est que nous aurons beau nous augmenter biologiquement, nous serons toujours à l’intérieur d’un corps. Se libérer du corps, c’est accomplir le rêve humain. (p.284)

 

Mais comment parvenir à cette dématérialisation? Teilhard de Chardin l’avait imaginée en voulant trouver une direction à la vie humaine. En scannant le cerveau? Tout est envisageable et notre pouvoir de connaissance peut nous faire faire des bonds considérables ou nous plonger dans les pires dérives. 

 

MORALITÉ

 

Voilà des sujets d’ordre scientifique, éthique et moral que les personnages de Jeanette Winterson trimbalent d’un bout à l’autre du roman. Tous sortent des ornières et tentent par différentes façons d’explorer un univers mental nouveau. Autrement dit : qu’est l’avenir de l’être humain? Jusqu’où allons-nous aller dans le perfectionnement de l’intelligence artificielle pour échapper ainsi aux balises imposées par la nature? C’est une question qui hante bien des gens et qui se pose comme jamais dans l’ère des machines numériques. 

 

D’un point de vue médical et légal, la mort survient suite à une défaillance cardiaque. Votre cœur s’arrête. Vous rendez votre dernier soupir. Mais votre cerveau, lui, fonctionnera encore pendant environ cinq minutes. Ou dix, ou quinze dans les cas extrêmes. Le cerveau meurt parce qu’il est privé d’oxygène. Il s’agit de tissus vivants comme le reste du corps. Il est donc possible que notre cerveau sache que nous sommes morts avant de mourir à son tour. (p.215)

 

Un roman passionnant qui déborde les gestes et les propos des figurants. C’est toute la pensée humaine qui est pointée du doigt, la planète qui peut subir de véritables mutations avec certaines découvertes. On a réussi à inventer la destruction totale avec la bombe atomique, il reste à trouver le code de la vie, le miracle de l’éternité. 

Une fiction fascinante d’intelligence. De vrais personnages, des êtres venus de Mary Shelley avec des questions troublantes. Tenter de cerner l’être, l’âme n’est pas une mince affaire et il faut une écrivaine particulièrement audacieuse et habile pour se lancer dans cette aventure de nos jours où la réflexion est de plus en plus mal en point. Cette fiction secoue et nous suit pendant des jours.

 

WINTERSON JEANETTEFrankisssteinÉDITIONS ALTO, 334 pages, 29,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/frankissstein/?v=3e8d115eb4b3

vendredi 15 janvier 2021

L’ÉTRANGE VIE DE JENNY SAURO

IL ÉTAIT TEMPS QUE JE DÉCOUVRE MARC SÉGUIN, un écrivain qui a publié cinq ouvrages depuis 2009. Je connaissais son nom, bien sûr, mais gardais une certaine distance. Je réagis toujours ainsi avec les auteurs qui font les manchettes. Je sais, c’est un réflexe un peu étrange, mais c’est comme ça. Je résiste parce que j’ai peur d’être déçu. Avec Jenny Sauro, son dernier titre, je rencontre un écrivain, un vrai et je me promets d’aller fureter dans ses autres publications, pour me faire une idée de l’univers qui habite cet homme à la fois peintre et cinéaste. Comme quoi on peut tout faire et bien le faire. C’est rassurant. Il s’occupe même de la page couverture de ses livres, du moins pour cet ouvrage, réalisant un tableau, huile et fusain sur toile, d’une femme vue de dos, Jenny dans toute sa splendeur et son élan de vie.  

 

Jenny Sauro, mère d’un enfant de six ans, s’enfonce dans les eaux du lac des Onze Milles, tout juste devant sa maison en sauvant son fils. Les glaces se sont brisées sous son poids et le jeune garçon est rescapé de justesse. On peut dire que le roman commence mal parce que le personnage principal disparaît dès les premières lignes. L’incipit va droit au but, comme une flèche qui atteint la cible : «Jenny Sauro est morte noyée le 29 décembre.» Tout est dit, mais il y a les pages qui suivent. 

En apprivoisant le livre, quelque chose a retenu mon attention. Le roman est dédicacé à Jenny S. Est-ce l’héroïne de cette fiction ou une vraie vivante? Peut-on s’adresser ainsi à un personnage? Autant de questions qui demeureront sans réponses. Ça reste un gros point d’interrogation pour moi qui examine la page couverture, les citations, les références avant de me lancer dans l’histoire. Cette question m’a intrigué et peut-être que ce n’est pas plus important que ça. Je me méfie un peu des facéties des écrivains qui aiment parfois multiplier les fausses pistes ou qui n’osent pas ouvrir la porte quand c’est le temps de tout nous raconter. Certains sont comme les pêcheurs à la ligne et savent nous appâter. Ce qui compte, c’est de mordre dans le texte. 

 

NOYADE

 

Policiers et plongeurs arrivent et toute la population de North Nation retient son souffle. On cherche le corps. Le drame frappe de plein fouet tous les citoyens. Jenny était aimée de tous, d’autant plus que c’était la plus belle femme du coin et qu’elle attirait les regards de tous les hommes.

 

Jenny Sauro était serveuse au restaurant du village depuis qu’elle était revenue vivre à North presque sept ans auparavant. Elle travaillait six jours sur sept. Son quart commençait à 5 heures le matin, mais elle arrivait à 4 heures 30 afin d’allumer la cafetière et la plaque chauffante pour les œufs. Chez Marie, ça s’appelait. La patronne était une amie d’enfance d’Émile Sauro. (p.13)

 

Ça m’a fait un pincement au cœur. Il y a un an presque, des touristes français s’enfonçaient sous les glaces du lac Saint-Jean, à l’embouchure de la Grande Décharge, lors d’une excursion en motoneiges. Tout juste devant notre maison. Pendant des jours, nous avons attendu, surveillant les va-et-vient des policiers et des plongeurs, le passage des hélicoptères et même l’écrasement de l’un des appareils sur l’île Beemer, tout près. Un drame, une chose impossible, incroyable qui a paralysé tout le secteur et attiré bien des curieux. Les recherches ont duré pendant des semaines et le point culminant est arrivé quand les secouristes ont sorti les motoneiges de l’eau. Je n’avais jamais rien vu de tel. Des motoneiges volantes, accrochées à un hélicoptère qui approchaient lentement. 

Et nous avons encore tourné en rond en espérant que le dernier corps qui dérivait quelque part dans la Grande Décharge serait repêché pour passer à autre chose. L’impression surtout d’être totalement impuissant devant un tel drame. 

Les plongeurs ne retrouvent pas Jenny qui a été emportée par les courants et aspirée par une fosse. Il faudra attendre au printemps, quand les noyés remontent à la surface. 

Son fils Arthur et son père Émile doivent se faire une raison. Jenny est morte et ils doivent apprendre à vivre sans elle, à faire leur deuil. La vie continue toujours même en claudiquant, même quand elle va tout croche. 

 

Il avait écouté, sans poser de questions. Puis il avait insisté, peu importe si on trouvait son corps ou pas, pour qu’il y ait une cérémonie commémorative avant qu’on oublie sa fille. Émile, depuis le départ de Mireille, savait qu’on finit par oublier les morts. Pas complètement, mais plus le temps passe et plus les morts s’éloignent de la mémoire des vivants. Tous les gestes qu’on a partagés avec eux et que l’on fait dorénavant seul induisent cette distance. L’église serait pleine à craquer ce 19 avril. (p.69)

 

Il faut une occasion, une rencontre pour faire ses adieux à Jenny. Un dernier signe, une parole, une phrase, une larme pour enfin penser à autre chose, pour se délester du poids de cette disparition. Arthur et Émile ont besoin de ce rituel pour se concentrer sur le moment présent, se retrouver peu à peu à l’aise dans leur quotidien.

Le roman pourrait être l’histoire d’un deuil, d’un chapelet de souvenirs et ce serait parfait. Jenny avait 36 ans et commençait à prendre le dessus sur sa vie, c’est du moins ce que je découvre en suivant les grandes spirales que trace l’écrivain pour nous rapprocher de cette femme, du village, de son enfance, de la réserve indienne, de ses passions éphémères, son don pour le hockey et son exil à Montréal pour des études. Marc Séguin possède cet art subtil de pouvoir décrire simplement les choses, de sentir les gestes et les émotions des gens, de les présenter avec une précision chirurgicale, comme s’il tenait un pinceau étroit et qu’il y allait de petites touches rapides. C’est fascinant cette manière de montrer la nature qui se moule doucement aux changements des saisons et aux occupations des humains.

 

MIRACLE

 

Je ne m’attendais pas à un coup de théâtre parce que dans les deux tiers de son roman, Séguin se colle à la nature, aux gestes quotidiens des hommes et des femmes qui tentent d’oublier et de respirer après ce terrible drame. Jenny est retrouvée à la fonte des glaces. Elle est vivante. Les plus grands spécialistes ne peuvent expliquer ce phénomène. Les gens ne savent plus comment réagir devant la miraculée qui attire tous les curieux et les médias. Elle a connu la mort et tous voudraient bien lui poser certaines questions, pour se rassurer peut-être sur ce moment inévitable que l’on repousse le plus loin possible, du moins dans nos têtes.

 

Pour North, c’était différent; on devait réapprendre à vivre avec une femme à qui on avait fait des déclarations parce qu’elle était morte. Avait dès lors commencé le lent et difficile apprivoisement de ces aveux à sens unique; ceux qui ne se disent qu’une seule fois, et qui ne sont jamais entendus par l’intéressé. Et qui devaient être assumés. Saurait-on maintenant l’aimer tel qu’on l’avait prétendu? (p.254)

 

Un roman qui m’a fait réfléchir à la vie, la mort, le deuil, les sentiments que l’on a envers ses proches et que l’on garde la plupart du temps pour soi, les regards qui parlent ou qui dissimulent nos désirs, tout ce que l’on retient bien au chaud au plus profond de soi. 

Un texte fascinant, tout près des jours et des saisons. La présence du soleil, la glace qui craque, une pousse verte qui sort d’une plate-bande avec les premières chaleurs du printemps, le passage des oiseaux migrateurs, le travail dans le potager, les légumes que l’on ramasse et goûte en fermant les yeux. Séguin nous imprègne des saisons, de ces moments où j’ai souvent l’impression que tout s’arrête et que je dois juste être là pour respirer et être dans toutes les dimensions de mon corps. Marc Séguin touche son lecteur dans les frémissements du jour sans jamais l’égarer. Il possède certainement le don de regarder autour de lui, de profiter de la nature avec les siens, d’être particulièrement attentif aux changements qui marquent toutes les existences qui ne vont jamais en ligne droite. 

Un texte magnifique qui m’a souvent fait m’attarder à une description, un moment entre deux gestes pour prendre une grande respiration et me dire que j’étais bien vivant, tout là dans mon corps. C’est ça la magie de cet écrivain, son art de raconter et d’aborder les questions importantes sans pour autant formuler toutes les réponses. J’ai oublié rapidement la résurrection de Jenny pour goûter la vie en m’abandonnant au temps, à ce texte précis qui nous berce comme une «petite musique de nuit». Un vrai bonheur que de suivre Marc Séguin dans ce récit qui se moque un peu des balises familières.


SÉGUIN MARCJenny SauroÉDITIONS LEMÉAC, 282 pages, 28,95 $. 

http://www.lemeac.com/catalogue/1823-jenny-sauro.html

vendredi 8 janvier 2021

L’ÉTRANGE POUVOIR DE L’ART

UN TITRE MAGNIFIQUE coiffe le roman de Valérie Garrel. Rien que le bruit assourdissant du silence sonne comme une strophe ou le début d’un poème. Et les rencontres de Cassandra et Antoine, au Musée des beaux-arts de Montréal, tissent une histoire merveilleuse. Les deux se retrouvent devant des tableaux, six pour être précis, des œuvres de maîtres qui sont autant de plongées dans le temps et dans des époques différentes. Les deux voyagent ainsi entre 1545 et 1922, découvrent des événements qu’ils cherchent à saisir et à comprendre. Une belle façon de tordre le cou au temps, de s’avancer dans l’univers de certains personnages, de se laisser porter par les jeux d’ombres et la couleur, de partager des états d’âme et peut-être aussi ce qu'ils dissimulent, ce qu'ils ont tant de mal à affronter.


Cassandra se retrouve au Musée des beaux-arts de Montréal presque toutes les fins de semaine, dans une même salle, celle des grands peintres figuratifs qui présentent des lieux, des femmes et des hommes de différentes époques. Des œuvres comme celle de Bernardo Strozzi : Érasthène enseignant à Alexandrie, une toile réalisée vers 1635 qui amorce le périple des deux visiteurs. C’est important, je n’en doute pas. Le maître guide un étudiant dans une lecture, évoque peut-être un concept philosophique, une certaine vision du monde. Ce seront les liens qui vont unir Cassandra et Antoine. Lui secoue la parole et se permet de se faufiler dans les tableaux pour inventer des histoires. La jeune femme écoute cet étrange compagnon qui semble avoir des mots et des phrases pour toutes les situations. 

            

– Je pourrais en parler pendant des heures mais je ne voudrais pas vous ennuyer… (p.14)

 

Un tableau est un récit, peu importe les théories picturales, un instant dans un espace fermé ou dans un paysage, une coupe qui incruste un événement dans l'histoire. Il empêche la glissade fatidique du temps et le fige dans la mémoire. Tout comme la littérature nous donne la permission d’échapper à sa propre vie, de suivre des personnages, de visiter des villes qui marquent la grande et petite histoire. Quand je lis Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, je reviens et marche dans ce Montréal qui se débattait dans les affres de la Deuxième Guerre mondiale. L’écriture et l’art prennent le pouls d’une époque. Jean Giono m’entraîne dans sa campagne sauvage, et que dire de Léon Tolstoï et de cette Russie qui n’existe plus.

 

QUESTIONNEMENT

 

Les toiles deviennent familières à Cassandra après de nombreuses visites. Elle s’y accroche comme à des bouées, pour voir et se souvenir. On ne passe pas des heures à examiner un tableau sans être remué, sans se demander ce qui nous fascine et nous attire dans cette oeuvre. La jeune femme y trouve refuge et s’éloigne, pendant un avant-midi, du drame qui a chamboulé son existence. Comme si elle s’apaisait devant ces scènes et y apprenait à voir son environnement, à vivre l’instant présent en oubliant un peu ce qui la heurte ou la blesse. 

 

Elle, pourtant, le savait. Attentive depuis des mois, des années maintenant, à ce qui l’entourait, captant chaque détail avant qu’il ne disparaisse, les cinq sens en éveil, elle emmagasinait ce qu’elle pouvait de vie au cas où celle-ci serait de nouveau engloutie, d’un coup, en quelques secondes. (p.11)

 

 

La mort de son enfant et de son amoureux dans le séisme qui a ravagé Haïti en 2010 a laissé Cassandra muette et hébétée. Depuis, elle respire dans la crainte que tout s’écroule, que tout bascule entre deux battements des paupières. Le monde n’est plus fiable et peut se défaire à la moindre distraction. 

Le tableau reste immuable et lui permet de se protéger contre cette perte qui a tout aspiré en elle, la rejetant comme une naufragée sur une île déserte après la plus terrible des tempêtes. Une manière de ne pas être avalé par son drame, de passer la bride aux jours en s’accrochant à une œuvre qui stoppe la course du temps, empêche la mort de planter ses griffes. Une oeuvre d'art comme un refuge.

 

RÊVE

 

Antoine rêve devant les mêmes toiles et s’y faufile avec ses mots, s’aventure dans ces œuvres que chaque visiteur explore à sa manière. Comme si les personnages se mettaient à respirer et qu’il pouvait se mêler à leurs conversations. Parce qu’un tableau est plus qu’un arrêt du temps, qu’une coupe dans l’espace. C’est une histoire, des préoccupations, une tension, et certainement un drame qui couve. C’est une scène de théâtre qui s’anime quand les spectateurs font silence et que les comédiens s’avancent. Il y a un passé, un présent et un futur qui habitent les personnages que le peintre convoque. Ce sont aussi les regards des visiteurs qui ajoutent au vécu du tableau, le rendant vibrant. Combien de fantasmes se sont libérés devant La Joconde de Léonard de Vinci

 

Les musées sont des livres ouverts pour ceux qui aiment les histoires. Et savent les entendre, bien sûr. Écoutez, par exemple, cette femme que vous êtes en train d’admirer. Que vous dit-elle? Que vous raconte-t-elle de sa vie? De ses amies? De ses rêves et de ses frustrations? Avant d’être le modèle, réel ou fantasmé, du peintre, elle est une femme avec un passé et une histoire. (p.22)

 

Un tableau est une fenêtre où l’on surprend un moment intime, précieux, où l’on meurt et ressuscite entre deux respirations. C’est sans doute pourquoi il est possible de s’attarder à une œuvre, de chercher un détail, un objet qui nous échappe et que l’on découvre après bien des explorations. Depuis des années, je m’arrête devant une toile de mon amie Barbara Chennel. Je l’étudie tous les jours et chaque fois, je débusque une silhouette, une ombre qui s’impose après de longues minutes de contemplation, d'exploration de cette sonate pour nuages et couleurs. C’est toujours une surprise que ce tableau qui oscille entre le figuratif et l’abstraction, me pousse dans un monde fantasmagorique. Voilà pourquoi il est à peu près impossible de saisir un sujet dans un seul regard. Comme il est impossible de s’approprier toutes les dimensions d’un roman en une seule lecture. Il faut revenir sans cesse sur les créations qui nous interpellent. Chaque contact révèle un aspect de l’œuvre d’art. Alberto Manguel l’écrit : «Nous ne lisons jamais le même livre même après plusieurs lectures».

 

RENCONTES

 

Antoine et Cassandra se retrouvent et les phrases guident les regards et les voilà partis pour l'aventure.

 

Devant lui, une jeune femme moitié brune moitié rousse, au châle coloré, semblait tassée dans un coin du tableau comme pour permettre au visiteur de mieux voir derrière elle le paysage de bord de mer par la fenêtre ouverte. On hésitait. Elle était le sujet et en même temps elle ne l’était pas. Elle était là et en même temps elle s’effaçait, se faisait oublier. On hésitait encore. Est-ce elle qui décidait de se cacher ou était-ce le peintre qui la dissimulait? Le manque de précision dans ses traits lui donnait un air triste mais là encore, était-ce vraiment le cas? (p.49)

 

Le verbe et la parole sont à l’origine de tout. Dieu, dans la Bible, crée le monde en parlant. Et s’attarder devant un Picasso ou un Matisse, c’est partir à la découverte de soi et trouver des mots pour dire ce qui nous fascine dans ces œuvres et nous trouble. C’est pourquoi toutes les formes d’expressions artistiques sont si importantes et vitales. Nous y apprenons la vie et la paix, certainement, apprivoisons des peurs, des angoisses, secouons des questionnements et des drames. C’est aussi la résilience qui permet la réconciliation avec soi et son passé, surtout quand nous ajustons notre respiration à celle du créateur, consentons à suivre des personnages qui nous attendent pour partager leurs espoirs et leurs déceptions.

Roman touchant, intelligent qui bouscule des façons de voir qui se modifient avec les époques. Un tableau ne vibre que par le regard, tout comme la musique n’est vivante que quand elle est jouée et qu’elle devient une réalité sonore. Valérie Garrel montre que l’œuvre artistique nous ramène immanquablement à nous. Cassandra et Antoine se précisent peu à peu dans leur drame et leur fragilité. Mais avant tout, Rien que le bruit assourdissant du silence est un apprentissage, une façon d'apprivoiser la manière que l’on a de se voir et de s’entendre, de se comprendre et de se guérir de ses traumatismes et de ses peurs. 

 

GARREL VALÉRIERien que le bruit assourdissant du silenceÉDITIONS LA PLEINE LUNE, 144 pages, 21,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/534/rien-que-le-bruit-assourdissant-du-silence

jeudi 31 décembre 2020

UN MONTRÉAL PLUTÔT MÉCONNU

PIERRE SAMSON DANS Le Mammouth, présente une ville de Montréal que nous retrouvons très rarement dans nos productions romanesques. L’écrivain nous plonge dans les années trente, dans des milieux de migrants qui échouent à Montréal pour le meilleur et le pire, avec seulement leurs vêtements dans la plupart des cas. Ils survivent en exécutant des petits travaux, se regroupent dans des quartiers délabrés, créant des ghettos où ils se replient sur eux et entre eux. Ils partagent leur faim et la méfiance, surtout envers les francophones, se battent pour une soupe, prisonniers d’une langue que peu comprennent en dehors de leur cercle. Tous vivent une terrible indigence au quotidien, la misère dans leur corps et leur tête. En plus, ils doivent se faire invisibles parce qu’à la moindre incartade, ils risquent d’être entassés sur un bateau et retournés dans leur pays d’origine où la situation est encore pire.

 

Les années trente à Montréal et au Canada, c’est le gouvernement Bennet qui entretient une véritable psychose envers les communistes qu’il voit partout et qu’il tient responsable de la plus petite manifestation ou mouvement d’humeur au Canada. Au Québec, c’est Louis-Alexandre Taschereau qui est premier ministre depuis 1920. Il en est à ses dernières années de pouvoir après avoir régné sur la province pendant une grande partie de sa vie. Maurice Duplessis est élu chef de ce parti qui deviendra l’Union nationale du Québec la même année. La crise économique frappe durement les entreprises et les travailleurs les plus démunis écopent comme toujours. Pas d’assurance-chômage ou d’aide sociale. Tous doivent se débrouiller comme ils peuvent. 

La situation est difficile pour tout le monde, surtout pour ces immigrants qui confrontent l’hiver implacable dans des logements insalubres et qui étirent la soupe pour calmer leur estomac. C’est le cas de Nikita Zynchuck, immigrant d’origine polonaise au passé un peu trouble, surnommé le mammouth à cause de son physique imposant. Sans emploi, comme à peu près tous ses concitoyens, il survit dans une solitude terrible. Il connaît la faim, le froid, la vermine dans des chambres laissées à l’abandon, les longues marches dans la ville pour se réchauffer et avoir peut-être l’impression d’être toujours un vivant, de faire partie d’une société qu’il a du mal à comprendre. 

 

PERSONNAGE

 

Le véritable personnage de ce roman de Pierre Samson est Montréal avec ses quartiers bien délimités, ses populations venues d’Europe de l’Est surtout, des séparations marquées par des rues et des quadrilatères. Les francophones sont massivement regroupés dans l’Est. La rue Saint-Laurent est une frontière et tous se méfient de «ces étrangers» dont on ne comprend pas la langue et qui, pour la plupart, ne fréquentent pas les églises. L’écrivain nous entraîne dans un univers de misère, de famine où le racisme et la peur sont la norme. Chacun se tient avec les leurs et ne s’aventure jamais dans un autre territoire ou quartier de la ville, sauf peut-être pour des êtres d’exceptions que sont les syndicalistes, les activistes qui cherchent à influencer le cours de l’histoire et à aider les éclopés du mieux qu’ils peuvent.  

 

Nick, en bon chrétien, avait décliné l’offre. Mais, planté là sur le trottoir, rongé par un désespoir insondable, suivant des yeux un tramway glissant sous un ciel quadrillé de câbles et de fils noirs, il ne peut s’empêcher de penser qu’Anselmi a raison malgré tout : la pauvreté, c’est la guerre. Et les curés, les prêtres mangent à leur faim, peu importe l’autel devant lequel ils officient. (p.23) 

 

C’est surtout un Montréal dominé par la finance étrangère, où les truands trouvent toujours une façon de profiter de la situation et de faire des sous sur le dos des indigents en s’acoquinant avec le pouvoir. Tous les commerces affichent des bannières en langue anglaise. Samson décrit une ville anglophone où les affaires se passent dans cette langue. Camilien Houde a dû céder sa place à Fernand Rinfret à la mairie. Une métropole vivante, sale, grouillante de tramways qui roulent dans toutes les directions, d’automobiles qui commencent à se faufiler partout et des chevaux qui résistent à la modernité comme des vestiges d’une autre époque. Un milieu où tout change et se modifie au jour le jour, où la faim peut pousser à des gestes extrêmes. 

 

Pendant qu’il poursuit son soliloque, Simone laisse son esprit muser au fil des portes qui défilent comme autant de cadres bordant des exemples de désespoir quotidien : femmes mûres édentées, métisses à la blondeur oxygénée, longues rousses aux yeux caves, adolescentes au visage peinturluré et aux corsages lâches, garçonnets en haillons patientant au pied d’un perron. (p.125)

 

C’est surtout l’hiver, la neige, le vent impitoyable, la sloche, l’humidité qui s’installe dans les taudis, s’insinue sous les vêtements usés et rapiécés. C’est la ville qui va donner le roman Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, quelques années plus tard, en 1945. Un portrait inoubliable des francophones de Saint-Henri. Les chats errants et les rats ont la vie belle dans cette métropole grouillante et cosmopolite, surtout près du port où la misère côtoie l’opulence et la richesse. 

Les usines exploitent les gens et certains syndicalistes et communistes tentent de venir en aide aux travailleurs qui se font mettre à la porte du jour au lendemain. Des noms surgissent. Celui de Fred Rose, un partisan communiste qui sera même élu député et Bella, une militante qui m’a rappelé Léa Roback, cette féministe, communiste, elle aussi d’origine polonaise, qui s’est imposée dans des luttes pour les droits des ouvriers et pour améliorer la condition des femmes. Samson se moule à la réalité et décrit Montréal dans sa laideur, ses beautés, ses odeurs et sa saleté, dans toute sa différence et mouvance. Le portrait est saisissant et perturbant. 

 

DRAME

 

Devant l’inéluctable, quand les locataires sans revenus ne peuvent plus payer le loyer d’un appartement minable, la justice intervient en saisissant tout ce qu’ils peuvent trouver sur place et en expulsant des familles qui se retrouvent sur le trottoir. Ce sont les francophones qui appliquent la loi et qui comptent sur l’appui des forces de l’ordre pour exécuter les mandats. Les policiers sont toujours là pour voir à ce que les pauvres déguerpissent sans faire d’histoires et pour que les huissiers puissent travailler en toute quiétude.  

 

— Vous êtes à Montréal. Si les rouages des affaires sont aux mains des… Britanniques, la gestion politique, la justice criminelle par-dessus tout, ont été confiées en grande partie aux Canadiens français, qui s’acquittent admirablement bien du travail aux yeux de plusieurs. Par contre, ils gardent une certaine, comment dire, timidité devant l’inconnu. (p.117) 

 

Lors de l’une de ces interventions, les policiers abattent Nikita Zynchuck dans la confusion. Une balle dans le dos. Un agent un peu nerveux, d’origine italienne, un admirateur de Mussolini, fils d’immigrants comme ce Polonais, tire sans trop savoir ce qu’il fait. Il ne sera pas importuné, on s’en doute. Ce n’est pas sans rappeler certains événements récents. La mort de George Floyd par exemple qui a été littéralement étranglé par un policier lors de son arrestation à Minneapolis. Des images qui ont fait le tour du monde et enflammé la planète. Comme quoi l’histoire se répète et que rien ne change même si nous imaginons avoir fait un grand pas vers la civilisation et l’égalité avec nos gadgets électroniques.

La mort du Polonais fera en sorte que la colère et les frustrations se canalisent et que des manifestations risquent d’éclater un peu partout, surtout lors des funérailles qui deviennent un événement où tout peut exploser. C’est la goutte qui a fait déborder le vase. Toutes les associations se mobilisent pour en faire un cas d’espèce. Les syndicats, les communistes, les activistes entendent bien profiter de la situation pour s’imposer et pour dénoncer l’exploitation et les injustices. Tout peut sauter et on craint les émeutes après un simulacre d’enquête préliminaire.

 

INNOCENCE

 

Mélange explosif que celui que décrit Samson. Politiciens véreux, policiers sûrs de pouvoir tout faire sans avoir à répondre de leurs actes, migrants dans la misère extrême, vivants dans la crainte d’être déporté. Situation tendue, propre à la révolution peut-être qui ne viendra jamais comme nous le savons dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays». Usines où l’on exploite les travailleurs dans des conditions lamentables, productions aux plus bas coûts possibles et accidents qui laissent des gens sur le trottoir, sans aucune compensation, dans la plus terrible des indigences. Certains, à peine sorti de l’adolescence, sont déjà sourds à dix-huit ans tellement le bruit est infernal dans les salles où tournent les métiers. 

Une fresque magnifique que Samson rend vivante et captivante. L’écrivain prend plaisir à décrire ces quartiers, comme si une caméra curieuse et libre circulait dans les rues en captant tout pour en montrer les commerces anglophones, les logements délabrés qui illustrent parfaitement la situation qui couve dans cette cité multiethnique où il faut se battre pour survivre. Époustouflant, le regard de Samson. Il fait vibrer ces lieux tels des caisses de résonnance. Voilà un grand corps qui bouge et se démène devant nous. Le lecteur voit, respire, entend la ville. On la surprend dans ses odeurs et ses effluves qui ne sentent pas nécessairement la rose, le bruit infernal des tramways ou encore aux alentours des usines où le sol frémit et l’air devient toxique. C’est magnifique comme travail et il faut du souffle pour montrer une époque, cette tension qui hante le Montréal que l’on aime maintenant. 

Un formidable roman qui nous fait vivre une page d’histoire méconnue, décrit des aspects de la métropole dont nous n’osons pas souvent parler. Une écriture admirable de précision qui nous emporte dans un véritable tourbillon avec des personnages attachants. Du meilleur pour Pierre Samson, un mélange parfait de fiction et de faits réels, de vrais humains qui luttent, sentent et tentent de secouer le présent, d’oublier un passé de misère en s’implantant dans une ville d’Amérique où la vie ne se laisse pas apprivoiser facilement. 

 

SAMSON PIERRELe MammouthÉDITIONS HÉLIOTROPE, 368 pages, 17,99 $.

https://www.editionsheliotrope.com/librairie/133/le-mammouth#

jeudi 24 décembre 2020

VIVRE POUR RACONTER SA VIE

JE CONNAIS MICHEL LORD, le chroniqueur, un collègue à Lettres québécoises, même si je ne l’ai jamais croisé. Un collaborateur régulier de XYZ, la revue de la nouvelle. L’écrivain propose ici Sortie 182 pour Trois-Rivières. Il ajoute pour préciser ou nous appâter : récits de disparitions, catastrophes et mille merveilles. On comprend en ouvrant le livre que l’auteur est né à Trois-Rivières et qu’il a choisi de raconter son parcours en y allant dans le désordre. L’impression de plonger dans un puzzle où il explore son enfance, reviens à sa vie présente, retourne à ses années de scolarité. Comme ça, jusqu’à la fin. Ça étourdit un peu. Oui, il se répète, mais l'auteur donne toujours un éclairage différent à certains événements qui l’ont marqué pour ne pas dire traumatisé. C’est ainsi que les souvenirs deviennent, avec le temps, une source inépuisable de recherches et de réflexions. 


Comment réinventer sa vie? La raconter de la façon la plus simple ou en se laissant emporter par les mots. Gabrielle Roy l’a réussi admirablement dans La détresse et l’enchantement, un gros volume de 550 pages et plus qui s’arrêtait, malheureusement, au moment où elle allait publier Bonheur d’occasion, le roman qui allait lui apporter la gloire. Elle a emprunté la forme linéaire, débutant par son enfance au Manitoba. J’imagine qu’elle voulait se rendre jusqu’à l’époque contemporaine. Un parcours d’écrivaine célébrée au début et plutôt discrète après, ignorée presque avant la parution de ce magnifique témoignage. 

Gabriel Garcia Marquez nous a fait le même coup. Il se penche sur sa famille, ses expériences de journaliste jusqu’à la publication de Cent ans de solitude. Pour lui aussi, le temps a manqué. J’aurais tellement aimé les suivre dans certains lieux et dans les coulisses d’une œuvre singulière. On peut le regretter, mais les écrivains retardent toujours trop avant de se mettre à la tâche. Peut-être parce que l’idée de la mort ne s’impose pas quand on invente des histoires au jour le jour. 

Michel Lord se laisse porter par ses souvenirs et les moments importants qui ont bouleversé sa vie. Comme s’il abdiquait devant les caprices de sa pensée, oubliait la ligne droite et s’étourdissait dans une suite de spirales. Son esprit va comme un lièvre, tourne à gauche et à droite, se moque de la logique et n’hésite jamais à revenir en arrière. Et dans certains cas, la mémoire effectue des bonds formidables pour souder tous les éléments qui finissent par constituer une trame.

Ses années scolaires, sa mère, son père, la rue avec certains jeux, la maison familiale, la musique et la littérature; ses grands-parents, enfin tout ce qui comble une vie avec des moments jubilatoires et d’autres, plus sombres, pénibles même. Des amis importants, des figures qui se démarquent et ses pérégrinations avant de terminer ses études à l’Université Laval. 

 

La vie est pleine de vide, c’est bien connu. Plus vide que pleine, c’est certain. Parfois, on sent que c’est le contraire, la vie se montrant pleine, comme gonflée de souvenirs inspirants, même quand ils sont lourds, douloureux. Ce qu’on laisse derrière nous, comme dans le sillage d’un navire à la dérive, a de quoi nous retenir quand on se met à se remémorer ces instants de vie qui ont fait partie de notre être le plus intime, mais qui ne sont plus retenus que par un mince filet de pêche. On se rattrape comme on peut. (p.9)

 

Il n’y a pas de méthode ou d’art de raconter ses plaisirs, ses goûts, ses périples et ses hésitations. Tous les choix s’imposent. Les rencontres marquantes, amoureuses ou non, les lectures qui bouleversent et vous poussent dans toutes les directionsTout peut être intéressant et tout repose sur la manière de le dire et de voir.

 

FAMILLE

 

J’ai souvent suivi des chemins qui m’ont fait revenir à mon vécu dans mes écrits. Je pense particulièrement à mes romans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace, les récits Souffleur de mots et L’enfant qui ne voulait pas dormir ou L’orpheline de visage. Des retours pour comprendre où j’en étais et pourquoi j’ai emprunté des directions qui peuvent sembler étranges ; ce que je cherchais dans ces romans que j’ai puisés dans les gestes de ma famille, ceux de mes frères ou d’oncles qui me troublaient. 

J’ai toujours su que je deviendrais écrivain. Dès que j’ai deviné les images qui se cachaient dans les phrases qui tapissaient mes livres. J’ai tout de suite voulu raconter des histoires. Tout comme Michel Lord, il n’y a jamais eu d’hésitations dans mes choix.

Nous sommes nés dans des familles où les livres étaient une incongruité. J’ai appris à les aimer à l’école primaire qui devint le lieu de toutes les découvertes dans Les plus belles années. Les livres n’avaient aucune place dans notre maison de ferme et c’était une perte de temps que de s’attarder à déchiffrer des romans. Pareil du côté de Michel Lord. C’est à peu près toujours le cas au Québec. Le grand-père de Gaston Miron était analphabète et mon paternel savait à peine saisir les titres du journal. Ma mère lui a appris, après son mariage, à signer son nom et à reconnaître certaines lettres. Pas étonnant non plus que des membres de ma famille ne lisent jamais mes romans, même s’ils y sont souvent présents et que mon regard pourrait les secouer.

 

FUITE

 

Michel Lord, tout comme moi, a dû échapper aux siens pour satisfaire son goût des livres. Combien de fois me suis-je fait houspiller par ma mère lorsque je plongeais dans les romans de la collection Nénuphar de Fidès? Elle me trouvait plate, insignifiant parce que je ne parlais pas. Elle n’a jamais compris que c’était pour oublier sa parole envahissante et mortelle que je lisais, que les livres étaient des boucliers qui me protégeaient de ce verbe déferlant et corrosif. Ma mère en avait contre le monde entier et particulièrement contre les voisins. J’ai dû en venir aux poings presque avec l’un de mes frères qui voulait «casser» mon premier disque de musique classique que j'écoutais dans ma chambre, croyant me livrer à ma curiosité sans déranger personne. 

 

Presque chaque jour, j’allais m’acheter un livre de poche et chaque semaine un disque ou deux. Je me privais de manger à midi pour me payer des livres qui coûtaient 35 sous, et des disques en vente à un petit dollar, les plus chers à 3 $, Ce fut pour moi une très belle époque. (p.113)

 

J’ai fui à Montréal pour satisfaire ma passion des livres, découvrir des auteurs et surtout tenter d’échafauder mes propres histoires. Je n’avais presque pas d’argent, mais je trouvais toujours le moyen d’acheter un roman ou un recueil de poésie. 

 

SOUBRESAUTS

 

Michel Lord nous entraîne, ici et là dans sa vie, nous parle de gens connus. Maurice Lemire de l’Université Laval, son travail au Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec (DOLQ), Aurélien Boivin, Jean Marcel, Pierre Yergeau l’écrivain et Adrien Thério, le fondateur de Lettres québécoises où il a collaboré pendant des décennies. Yergeau et Thério finiront par mettre fin à leurs jours. 

Tout son temps a tourné autour des livres et de la musique qui lui ont fait emprunter un parcours plutôt tortueux et original. Je me suis beaucoup reconnu dans ces choix et certaines décisions qui peuvent sembler étranges. Par hasard, je suis devenu journaliste, non pas professeur. J’avais tâté de l’enseignement à Montréal et j’ai vite compris que ce n’était pas pour moi. Je n’avais pas envie de jouer à la police avec des jeunes et les forcer à apprendre des choses que je trouvais inutiles. J’aurais aimé passer mes journées à leur lire des histoires, mais la direction de l’école ne l’entendait pas ainsi. 

Il faut croire que nous avons connu des vies qui pourraient sembler bien aventureuses à certains adolescents. La réussite à tout prix et la consommation ne faisaient pas partie de nos priorités. Et la société est devenue tellement frileuse qu’elle ne permet plus autant d’hésitations et de questionnements. Les jeunes doivent se brancher très tôt et foncer sans regarder derrière eux. 

Michel Lord s’est assagi si on peut dire dans la trentaine, tout comme j’entrais dans le journalisme au même âge. J’ai toujours cherché à écrire et j’y suis parvenu de façon étonnante, malgré bien des occupations et des pirouettes. Michel Lord n’a pas dévié non plus de ses choix et somme toute, il s’est inventé une belle route.

Un récit fort intéressant. J’ai eu du plaisir à suivre cet amoureux des mots qui a vécu plusieurs vies sans compromis, avec un bonheur rare. J’ai eu souvent l’impression que nos parcours auraient pu se croiser. Il a réalisé ses rêves et juste pour cela, c’est admirable et enviable. Et Michel Lord a un faible pour les chats. J’adore les grands félins moustachus et ils ont été des compagnons depuis des décennies. De quoi me rendre cet écrivain et chroniqueur encore plus sympathique. 

 

LORD MICHELSortie 182 pour Trois-RivièresÉDITIONS LA GRENOUILLÈRE, 200 pages, 28,95 $.

http://delagrenouillere.com/sortie-182-pour-trois-rivieres-rivieres/