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vendredi 11 décembre 2020

L’ART EN QUESTION AVEC KOKIS

SERGIO KOKIS, EN PLUS d’être un écrivain prolifique (il a publié vingt-cinq titres depuis 1994) est aussi peintre. C’est toujours l’une de ses toiles qui illustre la page frontispice de ses ouvrages depuis Le pavillon des miroirs, son premier roman, son entrée fracassante en littérature. Je m’ennuyais de lui. Il s’est un tantinet attardé cette fois. Il a pris deux ans avant de nous offrir Le dessinateur. Je lui pardonne parce qu’une histoire de 414 pages, ça demande du temps à rendre «dans ses grosseurs» comme le répète Victor-Lévy Beaulieu. Le dessinateur m’a entraîné en Sibérie, à la fin du régime de Staline, dans un camp de concentration ou de travail comme on disait pour masquer cette horrible réalité. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on utilise les mots pour édulcorer certains faits. Les mots servent encore et toujours à faire accepter des situations odieuses et des conditions honteuses.


Sergio Kokis a souvent parlé de l’art dans ses ouvrages, tenant des propos tranchés, semant la controverse et provoquant des réactions virulentes de certains apôtres de la modernité. Pour lui, l’œuvre d’art n’est pas qu'une vague idée de l’esprit ou un texte conceptuel qui explique une démarche et une installation. Il lui faut du concret, du tangible, de quoi regarder et toucher, secouer le monde et les étranges agissements de certains humains qui finissent toujours par exploiter les autres. Un questionnement particulièrement important dans la période actuelle.

Des prisonniers politiques et de droit commun se retrouvent aux confins de la Sibérie. Tous doivent participer aux efforts collectifs. Certains meurent dans les mines et d’autres luttent contre le froid, la faim, les moustiques dans la forêt. Bien sûr, on comprend rapidement qu’il y a des finfinauds qui s’en tirent plutôt bien. Les pires crapules imposent leur loi dans le camp avec la complaisance des gardiens et de la direction. Ces fripouilles réussissent à vivre dans un confort relatif. Kokis n’a jamais eu une vision idyllique de la société et ceux qui ne reculent jamais, prennent le pouvoir et se permettent tous les excès. Prisonniers de droits communs, intellectuels, dissidents ou considérés comme tels, tous cohabitent dans des conditions inhumaines, connaissent la faim et des sévices. 

 

PORTRAIT

 

Bien sûr, la plupart des forçats sont là parce qu’ils n’étaient pas du bon côté du pouvoir. Beaucoup sont victimes d’intrigues de leurs proches, de dénonciations et de luttes pour s’infiltrer dans les méandres de l’appareil étatique. Le meilleur moyen d’y arriver est la diffamation, les rumeurs et toutes les manœuvres qui permettent de s’attribuer des privilèges aux dépens des autres. 

Oleg Boulatov a été condamné au bagne parce qu’il a refusé de faire le portrait de Staline. Une demande du conseil suprême qu’on ne peut discuter. Il a préféré peindre la maison natale du dictateur, une toute petite habitation située à Gori en Géorgie. C’est assez pour être accusé de haute trahison. 

Peu de détenus survivent à de telles conditions, surtout ceux qui participent à la coupe du bois ou s’épuisent dans les mines. Les forçats meurent de faim après de longues journées d’efforts. Mauvais traitements, nourriture infecte et des lieux insalubres à peine imaginables. À peu près personne ne réussit à purger sa peine et à s’en sortir vivant. 

 

Alors, son bête refus de peindre un portrait de Staline — même pas un réel refus, mais plutôt un contournement de cet ordre — lui avait valu le titre de traître à la patrie et la condamnation à quinze années de travaux forcés. (p.19)

 

Pour survivre, il faut trouver une façon d’éviter les corvées qui sont ni plus ni moins qu’une mort annoncée. Oleg se fait discret avec les voyous, des gens bornés et dangereux, discute avec Maxime, un botaniste de renom, un éternel optimiste. Son talent de peintre ou de dessinateur lui permet de se soustraire aux travaux forcés lorsque le chef des truands le prend sous son aile. Il doit accepter des compromis pour avoir accès à une existence plus facile. Sa vie s’améliorera quand le responsable de la prison (un passionné de la flore sibérienne) le mobilise pour illustrer un livre que son ami Maxime va écrire. Ils vivront en paix, dans un pavillon isolé, sans avoir à s’épuiser dans la forêt, mangeant à leur faim, véritable luxe. Ils auront même droit à une secrétaire pour taper les textes. Oleg dessine les spécimens qu’il trouve dans les environs en plus d’effectuer ses propres travaux. 

 

DISCUSSIONS

 

Comme nous l’avons souvent vu dans les romans de Kokis, les dialogues prennent beaucoup d’importance. Les personnages de cet écrivain discutent, réfléchissent, argumentent, soupèsent des questions d’éthiques et sociétales, tentent de comprendre la place et le rôle des humains dans leur milieu. Mathieu-Bock Côté y serait à l’aise. Le beau, le bon, la vie, la mort, l’art, la littérature qui hantent les penseurs depuis Socrate et Platon sont toujours d’actualité chez Kokis. Les gens lucides, peu importe les époques, jonglent avec ces questions sans nécessairement trouver les réponses. D’autant plus que les concepts évoluent avec les connaissances.

 

— Ce n’est pas que je crois que l’art soit un domaine supérieur à celui des sciences, mon cher Maxime, insista Oleg. Dans les sciences, il y a une réalité objective, à laquelle vous vous référez. Un géologue peut ainsi fort bien exercer ici sa passion de la géologie comme il le faisait dans sa vie d’homme libre. Il n’y aurait rien de changé pour lui en ce qui a trait à la science géologique. Mais un artiste doit impliquer son âme dans son travail, son identité, pour pouvoir créer des choses authentiques. Il y a un côté moral dans son activité. (p.29)

 

L’écrivain aime bousculer l’art, la vie, le bien et le mal tout en savourant un verre d’alcool et en goûtant des tabacs fins. Il a même convoqué Dieu ou le diable dans Le maître de jeu, histoire de mettre les points sur les i et de fouiller derrière les apparences. Ce qui donne des pages uniques dans notre littérature.

 

RELEXION

 

Le dessinateur provoque une formidable réflexion sur l’art visuel ou la peinture pour utiliser un terme moins à la mode. Plus, Kokis nous permet de méditer sur ce qui pousse un individu à vouloir représenter l’univers qui l’entoure et ses concitoyens. Parce que toute forme artistique est une lecture du monde qui en décrypte les aspects les plus repoussants comme les plus séduisants. Il faut que le créateur se mette en danger devant son sujet, les agissements de ses proches, la société qui ne fait jamais de faveurs, l’exploitation, la misère, le politique qui bascule souvent dans les pires excès. Tout comme le poète et l’écrivain doivent «voir» autour d’eux pour arracher les masques. Autrement dit, l’artiste doit être un témoin de la vie de ses semblables, de leurs grandes et petites dérives. C’est ce qu’Oleg entreprend au goulag en dessinant les bagnards, s’attardant aux corps épuisés, aux souffrances et aux douleurs que vivent ces survivants. Des travaux qu’il cache aux autorités, parce qu’interdits, on le comprend. 

En Russie, sous le régime de Staline, comme dans toutes les dictatures, l’art sert à la propagande des dirigeants et doit dissimuler la réalité pour faire illusion. On pourrait faire un parallèle avec la publicité qui nous gave d’images et de situations idéalisées qui n’ont rien à voir avec notre quotidien. L’art à l’époque de Staline est contrôlé par l’état et les créateurs font des courbettes devant l’autorité qui est prête à tout pour se maintenir au pouvoir et élimine ceux qui mettent des bâtons dans les roues.

 

STALINE

 

Les mesures s’assouplissent à la mort de Staline et Oleg, avec d’autres détenus, retrouve sa liberté. Il rentre à Moscou, dans la ville où il a vécu, croise sa femme qui a joué un rôle dans son arrestation et s’est acoquinée depuis avec le chef de la police. Il entreprend des démarches pour ravoir son espace, mais se rend vite compte qu’il n’existe plus dans les archives gouvernementales. Il a disparu, effacé et nié. Le régime l’a biffé et inutile de chercher à redevenir celui qu’il était. Oleg Boulatov n’a jamais vécu à Moscou.

Il lui reste à témoigner, à montrer la souffrance des hommes au bagne, cette misère qui le hante, l’exploitation qui tue les individus, écrase des populations pour que certains s’enrichissent sans être inquiétés. Tout cela dans une atmosphère de délation et de vengeance, de manœuvres qui nous font songer à certains aspects de notre société qui dérive lentement vers la pensée unique, la censure, les accusations et les dénonciations souvent gratuites sur les réseaux sociaux.

Le dessinateur est un roman formidable qui nous plonge dans un univers concentrationnaire qui ressemble étrangement à ces milieux où certains, par des manigances ou à cause de certains talents, finissent par acquérir des privilèges et à vivre dans un cocon pendant que les autres se débattent avec la réalité. 

Encore une fois, Kokis aborde ses thèmes de prédilection. L’amour, l’art, l’amitié, la fidélité, le rôle des individus dans la communauté et les devoirs de tous. Il ne se lasse pas de secouer ces questions parce qu’elles sont nécessaires pour celui qui cultive la liberté de dire et de se comporter selon certains principes et ses croyances. Une magnifique leçon d’humanisme et une réflexion importante dans cette époque où nous devons nous mobiliser pour combattre une pandémie, ses pulsions personnelles et vivre en fonction de tous, s'appuyer sur une pensée collective quand on nous a chanté les vertus de l’égoïsme depuis notre enfance. Un formidable roman qui m’a emporté dans un monde qu’il ne faut jamais oublier de bousculer pour en préserver les plus beaux aspects et empêcher les dérives de certains manipulateurs. L’écrivain ne cesse de sonner les cloches. L’art doit chercher une certaine vérité et lire la réalité pour montrer les faux pas des exploiteurs et les discours qui servent à dominer les autres. Sergio Kokis est plus pertinent que jamais.

 

KOKIS SERGIOLe dessinateurLÉVESQUE ÉDITEUR, 414 pages, 36,95 $.

https://levesqueediteur.com/livre/143/le-dessinateur

vendredi 4 décembre 2020

LES PREMIERS PAS DE BEAULIEU

J’AI ACHETÉ Mémoires d’outre-tonneau de Victor-Lévy Beaulieu aux Éditions Estérel, dirigées par Michel Beaulieu, à la librairie Déom de Montréal en novembre 1969. Le prix? Seulement 2,75 $. Aujourd’hui, il faudrait débourser plus de vingt dollars pour ce roman de 190 pages. Un ouvrage d’une belle simplicité, format de poche presque, tout gris comme une maladie d’automne. Les temps changent. Je me souviens aussi qu’un verre de bière en fût coûtait 0,10 $ l’unité. Avec un dollar, on glissait dans les abysses de l’ivresse et du rêve. Je ne connaissais pas Beaulieu alors, et je ne me rappelle pas ce qui m’a attiré vers cette publication (peut-être les journaux). Il deviendrait un ami important quelques années plus tard, un guide, pour ne pas dire un mentor dans ma vie d’écrivain.


Mémoires d’outre-tonneau lançait la carrière de Victor-Lévy Beaulieu en 1968. Une époque où toute une nouvelle génération de jeunes s’imposait en bousculant notre univers littéraire et notre imaginaire. Roch Carrier publiait La guerre, Yes sir, la même année. Marie-Claire Blais en était déjà au premier volet des Manuscrits de Pauline Archange, une trilogie que j’ai happée sur le bout de ma chaise tellement elle est venue me chercher. Elle avait fait un malheur avec Une saison dans la vie d’Emmanuel, remportant les prix Médicis et France-Québec en 1966.

Je devais faire la connaissance de Victor-Lévy Beaulieu en 1970. Il devenait mon éditeur aux Éditions du Jour avec L’octobre des Indiens, mon unique recueil de poésie qui me plongeait dans l’écriture et peut-être aussi dans la vie de l’écrivain que je voulais être depuis l’âge de douze ans. Il restera un directeur attentif pour plusieurs de mes publications malgré des bouleversements et ses migrations à l’Aurore, chez VLB éditeur et enfin aux Éditions Trois-Pistoles.

«Je porte en moi un monde étrange, silencieux et impersonnel.» Son incipit indique bien l’aventure qui attend le lecteur de Victor-Lévy Beaulieu. Il lance une sorte d’avertissement. Et, une phrase un peu plus loin qui revient tel un leitmotiv ou une forme de cri. «Je n’ai rien ni personne. Je suis seul. Je m’appelle Satan.» Nous touchons là les assises d’une œuvre gigantesque, la naissance peut-être de Satan Bellhumeur, ce personnage qu’il fera mourir et ressusciter en cours de route, les prémices de l’épiphanie télévisuelle que sera Race de Monde et son extraordinaire téléroman L’héritage. Et que dire de ses embardées dans l’univers d’écrivains mythiques comme Herman Melville, Nietzsche, Victor Hugo, Yves Thériault et Voltaire.

 

MYTHE

 

Dès son premier ouvrage, Beaulieu emboîte le pas de Diogène, ce philosophe vagabond, élève de Socrate, qui hantait la ville d’Athènes. Lanterne à la main, il cherchait un homme, un vrai, pas une pâle copie d’un citoyen qui se laisse avaler par la quotidienneté. Un cynique, semble-t-il, penseur revenu de tout, ne croyant en rien, pas même à la mort. Il crache sur la vie et toutes ses séductions. Beaulieu aimera se coltailler avec ces écrivains qui ont marqué l’histoire littéraire de leur époque. Toujours dans l’envers du monde, dans ce «non-Québec» comme le dira si justement Jean-Pierre Guay dans son journal qu’il commencera à publier en 1985 et qui restera un phénomène à nul autre pareil dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays». 

Je trouve dans ce premier roman la marginalité, le mal, la déjection, le refus et la colère qui caractériseront une partie de l’œuvre de Beaulieu. «Un écrivain doit pouvoir tout dire», répétera l’auteur de Jack Kerouac en entrevue. Tout circonscrire, même l’impossible, révélant des secrets et peut-être aussi pillant l’héritage familial, tordant le cou aux mensonges que nous prenons pour des vérités.

 

PROPOS

 

On se bute dans Mémoires d’outre-tonneau à des propos que bien des «milices de la rectitude politique» dénonceraient dans notre époque où l’on monte aux barricades pour la moindre insignifiance et où l’on apostasie ceux qui ne respectent pas la ligne. Les cahiers Victor-Lévy Beaulieu (le numéro 4 en particulier) montrent bien la misogynie de certains héros de l’écrivain de Trois-Pistoles. 

 

Oui. Satan est misogyne : il hait dans la femme tout ce dont il pourrait se passer parce cela lui ressemble trop, ou parce que cela ne lui apprend rien, ou parce que cela, plus simplement, l’ennuie.

 

Tout est là ou presque. Les côtés de cet écrivain incroyable qui m’ont fasciné et des aspects qui me feront titiller, surtout quand il s’enfonce dans la fange avec Absalon mon garçon où le personnage se traîne dans la boue, se roule dans ses excréments, ronge les pattes de la table. Beaulieu est capable des pages les plus lumineuses comme des plus repoussantes. Il est à prendre ou à laisser. 

Serait-il possible de publier un tel roman maintenant avec notre peur des mots? Il semble bien que nous ayons régressé. Cinquante ans plus tard, il est interdit de prononcer certains termes sans risquer la potence des réseaux sociaux? Plusieurs sujets sont tabous. Les accusations de racisme pleuvent à gauche comme à droite. 

 

PRÉSENCE

 

Cet affrontement, entre le bien et le mal, vient peut-être de l’enfance de Beaulieu et de sa famille. Comment échapper à ce cocon qui nous laisse dans le monde avec nos qualités et aussi de terribles défauts dont nous cherchons frénétiquement à nous déprendre. Ses parents étaient très croyants, les deux ayant flirté avec la vocation religieuse. 

 

PERSONNAGES

 

Les personnages de Beaulieu sont guettés par le néant, rongés par une absence d’identité nationale, la petitesse de l’être et sa grandeur, l’êtreté comme le dit si bien le poète Carol Lebel, dans Carnet du vent.

Tous veulent se dépasser dans la laideur, la misère, recherchent une forme de sainteté dans la débauche. Je pense à Héloïse, ce personnage de Marie-Claire Blais qui aspire à la béatitude et se retrouve au bordel dans Une saison dans la vie d’Emmanuel. Toutes les obsessions de Beaulieu sont latentes dans Mémoires d’outre-tonneau

L’écrivain autodidacte et formidable lecteur tentera de repousser les frontières de la norme et de dire tout ce qui peut être dit. On peut affirmer même que Beaulieu avait déjà un côté trash qui tranchait radicalement avec les prosateurs de son époque. C’est pourquoi l’auteur de L’héritage restera marginal malgré sa grande renommée. Il se plaira à répéter qu’il ne vendait pas plus de 600 exemplaires de ses livres, les tirant à 666, le fameux nombre de la bête. Une belle manière d’amadouer le diable et de faire une chiquenaude à la postérité. C’est peut-être aussi pourquoi il regroupera ses ouvrages dans une collection luxueuse aux Éditions Trois-Pistoles qui n’a rien à envier à La Pléiade. Cette aventure comprend l’ensemble de son œuvre.

 

FENÊTRE

 

La première publication d’un auteur est souvent une fenêtre qu’il ouvre, pour nous permettre de jeter un coup d’œil dans sa maison, surprendre ses frères et sœurs. Pour certains, la visite est écourtée. La résidence ne compte que quelques pièces et tous les membres de la famille ont pris la route de l’exil. Victor-Lévy Beaulieu nous invite dans un vaste manoir, face au fleuve qui glisse vers la mer océane, devant les côtes de Charlevoix qui s’aplatissent vers l’embouchure du Saguenay, par où est venue Samm, l’Innue de Mashteuiatsh, l’inspiratrice qui accompagnera l’écrivain dans nombre de ses ouvrages. Un château qu’il ne cessera d’agrandir et de modifier selon les aléas des saisons, traînant des centaines de ses pairs avec lui, devenant un éditeur incontournable. C’est là, dans ces chambres, caveaux, sous-sols, greniers, trappes, puits et recoins, armoires profondes et coffres bombés que nous attendent des personnages qui se moquent des diktats et n’hésitent jamais à tout casser.

C’est même émouvant de s’attarder à ce texte dans sa présentation première, ce tout petit livre qui sera la pierre d’assise d’un immense édifice. J’ai tout lu de Victor-Lévy Beaulieu, après ce premier contact, fasciné par un univers foisonnant, une certaine parenté (nos origines campagnardes et forestières) que j’explore à ma manière en inventant bien des raccourcis. Un diable d’homme qui marquera son époque et beaucoup de ses collègues avec ses prises de position, ses polémiques, ses sorties à «l’épormyable» et ses présences souvent étonnantes sur la place publique. On le devine, dès son premier opuscule, que nous avons là un écrivain qui ne s’en laissera pas imposer et qui refusera toujours de suivre les sentiers que tout le monde lui conseille d’emprunter. De quoi méditer en se berçant devant sa fenêtre, surveillant ce pays qui n’arrive pas à devenir un pays dans toutes ses grosseurs.

 

Beaulieu Victor-Lévy, Mémoires d’outre-tonneau, Éditions Estérel, Montréal, 1968, 192 pages.

 

Une version de cette chronique est parue sous le titre Les premiers pas de Victor-Lévy Beaulieu dans le numéro 178 de Lettres québécoises, page 84. 

 

PERDRE UN ENFANT ET SURVIVRE

VIVRE UN DEUIL EST toujours un drame épouvantable, surtout quand il s’agit de son enfant, d’un bébé qui n’a que quelques semaines. Paul était le premier fils de Typhaine Leclerc. L’avenir s’annonçait plein de promesses pour le couple et ce poupon bien en vie. Pourtant, le malheur est arrivé après vingt-huit jours, comme ça, dans un claquement des doigts. La mère commençait tout juste à s’habituer à ce petit après une naissance difficile et voilà que le pire se produit. Le choc est terrible pour les parents, on le comprend. Comment vivre cet événement impensable? La vie du couple est bouleversée. Madame Leclerc raconte avec une justesse émouvante, dans Le marcassin envolé, la perte de cet enfant qui n’a pas eu droit à l’avenir.

 

Un marcassin est «le petit du sanglier, âgé de moins de six mois, au pelage rayé horizontalement de noir et de blanc qui ne quitte pas sa mère». On comprend ici que l’écrivaine utilise ce terme affectueux pour son fils nouveau-né. 

Ce n’est pas là un sujet que l’on aborde souvent en littérature. Les gens qui vivent un tel drame se taisent habituellement et ravalent en silence sous le regard compatissant des proches qui ne savent comment se comporter et quoi dire. Qui peut trouver les mots pour parler d’une blessure au cœur et à l’âme?

Typhaine Leclerc prend tous les risques et plonge dans ce récit où chaque phrase touche un point sensible. Que devient sa vie après la disparition de son fils? Vingt-huit jours, c’est peu et en même temps, c’est une incroyable présence dans l’existence de la mère. Le petit Paul meurt subitement, comme cela peut arriver chez les bébés, sans qu’il y ait des signes avant-coureurs ou de maladie. L’humain est fragile à la naissance, vulnérable. Mais même en disant cela, on n’explique rien. Madame Leclerc cherche à comprendre et à se faire une vie après la disparition de cet enfant qu’elle chérissait et qui lui a arraché un pan de vie.

 

Je ne sais que faire sans toi, mon petit marcassin. Je sais que c’est dans l’autre sens que les choses devraient aller. C’est moi qui devrais être là pour toi. Je veux croire en ce que je t’ai dit pendant tes dernières heures, tes dernières minutes. Nous serons toujours là pour toi. Tu seras avec nous pour toujours. Je veux m’en tenir à ces paroles, les rendre chaque jour réelles, mais le défi est immense. (p.17)

 

Comment accepter la fatalité qui a ouvert ce gouffre sans fond? Comment vivre, se faire une famille, tout en se souvenant de ce petit qui n’a pas eu la chance de prendre son envol pour découvrir le monde? À quoi servent les gestes du quotidien devant cette absence ou cette présence qui hante l’écrivaine? La vie, surtout en ses débuts, alors que tout n’est qu’une esquisse, est faite pour le futur et non pas pour cet atterrissage brutal. 

 

J’ai survécu. Je survis. Je pleure encore. La plaie me semble parfois aussi à vif qu’à la mort de Paul. À d’autres moments, je sens que la cicatrice a pris. Elle est là, bien présente, elle me tiraille, mais elle ne me fait plus souffrir autant. Elle fait partie de moi, déjà. Elle me constitue, me laisse avancer malgré la blessure. (p.31)

 

Les remords et le terrible sentiment de n’avoir pas été à la hauteur secouent la mère. Tout se confond et madame Leclerc s’impose le devoir de se souvenir. Là aussi, ça pourrait devenir un fardeau. La mémoire est oublieuse dit-on, mais pas pour Typhaine Leclerc. Le petit Paul, le garçon promit à toutes les expériences, reste dans sa vie malgré les bousculades qui ne manquent pas de surgir, même la présence d’un autre fils qui n’est pas venu combler le vide laissé par l’aîné.

 

TSUNAMI

 

La mort s’est longtemps tenue loin de moi. Il y a eu celle de mon père. La maladie de Parkinson ne fait pas de quartier et c’était une fin annoncée depuis quelques années. J’avais vingt-cinq ans, il en avait soixante-cinq. Et après, la famille a été épargnée. Je la pensais devenue invulnérable, pendant une décennie et encore plus. Et ce fut l’hécatombe. Mon frère Paul d’abord, un cancer, et les autres en rafale. Six membres de ma famille en quelques années. Tous frappés. Le cœur qui n’en peut plus après les excès de mes aînés, je peux comprendre. Un accident d’auto aussi. La mort a bien des manières de mettre son nez dans une famille. Et le cancer de ma soeur ? Je devais annoncer à ma mère qu’un membre de la tribu flanchait. Comment dire qu’un autre de ses enfants venait de basculer? Peu importe les mots que l’on trie, ça reste difficile. Je suis devenu «le messager de la mort». Et longtemps après, ce fut ma mère de quatre-vingt-quatorze ans. J’ai pu l’accompagner pendant des nuits à l’hôpital de Roberval, l’écouter me raconter les jeux de son enfance. Elle était redevenue une petite fille sourde aux questions que je n’avais jamais osé lui poser et qui sont demeurées sans réponse. Un moment de vie unique où l’on voit la mort avancer sur la pointe des pieds, le corps de celle qui a toujours été là fléchir à chaque respiration, à chaque battement des paupières.

 

LA VIE APRÈS

 

La fin, quand c’est une personne qui a beaucoup vécu, ça peut s’accepter même si c’est toujours une partie de soi qui s’en va. Voir mourir un proche, c’est perdre un chapitre de sa vie. C’est tout soi qui est secoué dans ses gestes, ses projets, ses décisions, ses rencontres ratées et aussi ses fuites et ses petites lâchetés. Mais un fils de moins d’un mois, encore au quai, avec tous les espoirs et les possibles, c’est une absurdité. Rien ne peut expliquer ce qu’a vécu Typhaine Leclerc. 

Des photos lui rappellent sa présence, certains objets. Pas question de s’en défaire. Surtout, elle doit se débattre avec les remords. Peut-être qu’elle n’a pas su trouver les gestes qui s’imposaient, qu’elle n’a pas été assez attentive au moment où le drame s’est produit. 

 

J’essaie de cheminer là-dedans. Lentement. Mais je ne réussis pas à croire que je n’y suis pour rien. J’essaie d’apprendre à vivre avec ce sentiment de culpabilité. À l’apprivoiser jusqu’à le laisser me quitter, éventuellement. Mais je n’arrive pas à remettre en question son bien-fondé. (p.38)

 

Culpabilité, honte, douleur, l’impression d’avoir peut-être été une mauvaise mère pendant quelques minutes. Tous ces moments qu’elle ressasse dans sa tête et qui ne peuvent être changés.

Elle s’accroche et s’invente des rituels, décore un arbre sur une montagne qui rappelle le petit Paul, devient son lieu de pèlerinage. Les amis sont attentifs et patients, présents et rassurants. Le psychologue aussi, bien sûr. Et les anniversaires restent des plaies qui s’ouvrent sur tout ce qui n’a pas eu la chance d’être vécu. 

 

Demain, tu aurais eu trois ans. Je voudrais te connaître à trois ans. Je voudrais découvrir qui tu serais, qui tu aurais été, qui tu es. Je voudrais t’entendre. Te voir jouer. T’emmener, toi aussi, au bord de la mer. T’apprendre à aimer l’eau bleu-gris, le ciel bas, le vent dans les cheveux, les marais salants, les coquillages trouvés, les rochers, les algues qui éclatent lorsqu’on les presse entre les doigts. Je voudrais partager avec toi une galette des rois au bord de l’eau. Je voudrais tant. Je voudrais tout. (p.103)

 

Et il y a l’après, un Aimé et une Maloue qui bondissent avec leurs cris, des peurs, des questions et des larmes. Toujours l’ombre de Paul cependant, ce grand petit frère si vite éclipsé.

L’écrivaine met des mots sur ce qui échappe habituellement au langage, exprime la douleur qui coche le corps et l’esprit, l’absence qui ne s’explique jamais. Un texte tout en nuance et en retenue malgré la gravité. Une finesse remarquable. 

J’ai souvent arrêté ma lecture, avalant de travers, happé par la justesse de ces propos, retrouvant tout ce qui a été fait avec mes disparus et surtout tout ce qui n’a pas été fait. Un sujet difficile, exprimé avec une délicatesse unique. J’en suis encore remué. 

Et la mort, personne ne s’y habitue, même si elle fait partie de la grande course des vivants. Elle se place sur votre chemin un jour ou l’autre, qu’on le veuille ou pas. Autant tenter de l’amadouer, ce que Typhaine Leclerc réussit de façon magnifique.

 

LECLERC TYPHAINELe marcassin envoléÉDITIONS de LA PLEINE LUNE, 160 pages, 21,95 $.

 

 https://www.pleinelune.qc.ca/titre/530/le-marcassin-envole

vendredi 27 novembre 2020

VOYAGE AU PAYS DES MONSTRES

MARTINE DESJARDINS EST une écrivaine qui se démarque dans notre monde littéraire. Depuis son premier roman paru en 1997, Le cercle de Clara, elle ne cesse d’explorer des thèmes et des univers singuliers. Elle tourne autour de son sujet comme on peut le faire en s'attardant devant une installation d'un artiste en arts visuels. Denise Desautels s’est livrée à cet exercice en poésie avec les œuvres de certains créateurs. Cette approche permet de présenter toutes les facettes d’un objet. Dans L’évocation, Martine Desjardins s’aventurait dans les mines de sel qui donne du goût à nos aliments, mais qui peut aussi servir à la conservation. Cette fois, dans Méduse, elle suit une jeune fille qui souffre d’une singularité physique et qui possède un étrange pouvoir sur ceux qui la dévisagent. Dans la mythologie grecque, la méduse paralysait ceux et celles qui osaient la fixer. Nous voici au bord de la légende et d’une expérience unique.


 

Les malformations chez les individus ont toujours fait pousser des cris d’horreurs. Les déviants étaient enfermés dans des hospices, loin des regards, ou encore permettaient d’exciter la population en les montrant dans les foires. Il n’y a qu’à penser à la triste histoire du Géant Beaupré qui a connu la vie d’une bête de cirque en étant la cible de toutes les méchancetés que les humains peuvent inventer. Marjolaine Bouchard l’a très bien présenté dans son roman Le géant Beaupré. Il a même trouvé sa place dans une chanson du groupe Beau Dommage. Ces phénomènes peuvent se faufiler dans des univers fictifs. Je signale Quasimodo, le héros de Victor Hugo qui soupire devant la magnifique Esméralda, dans Notre-Dame de Paris.

 

MONDE FERMÉ

 

Martine Desjardins aime les univers clos pour se faufiler hors du temps, les lieux qui permettent la montée de pulsions et de désirs que l’on dissimule dans la bonne société. Cette fois, elle nous entraîne dans un hospice où l’on garde les jeunes filles souffrant de difformités. Des endroits pour protéger ces êtres de la cruauté des gens et des peurs ataviques qui surgissent immanquablement devant ceux qui échappent à la norme. Les ogres, les bossus, les borgnes, les culs-de-jatte hantent nos contes et les légendes. Méduse vit son enfance en retrait de ses sœurs. Les contacts avec les autres se font par sa mère. 

Elle découvre peu à peu ses pouvoirs. Ceux ou celles qui défient son regard sont foudroyés. Mêmes les bêtes les plus dangereuses prennent la fuite. Bien sûr, il faut parcourir les pages du roman de madame Desjardins pour comprendre de quoi il retourne avec cette adolescente. Elle n’ose jamais non plus se pencher devant un miroir et doit effectuer les travaux les plus répugnants. Elle ne pourra être que domestique et œuvrer dans l’ombre, dans la plus grande des discrétions.

 

INSTITUT

 

Ses parents finissent par la placer à l’Athenaeum, un institut pour jeunes filles souffrant de handicaps. Martine Desjardins fait référence ici à Athéna, la déesse grecque née du crâne de Zeus. Cette vierge libérée des hommes ne les craignait nullement et possédait surtout une intelligence hors du commun. L’Athenaeum était la résidence de cette déesse de la pureté, de la paix et du savoir. 

 

Bien sûr, je me suis souvent demandé ce que mes Hideurs avaient de si rebutant, pour provoquer une telle répulsion chez mes proches. J’imaginais alors des yeux reptiliens aux pupilles verticales ou des yeux insectiens à facettes irisées, des morceaux de charbon, des billes de marbre, des ventouses de pieuvres, des globes épineux, des kystes gorgés de sang, des pustules ulcérées, des araignées grouillantes, des huîtres visqueuses, des bouches de lamproies aux dents meurtrières… (p.10)

 

Méduse, dans cet étrange établissement situé hors de la ville, dans un lieu isolé comme il se doit, ne rencontre que la directrice qui lui assigne les tâches les plus avilissantes. La fable exige un tel décor. À l’écart des autres pensionnaires, elle devient une sorte de Cendrillon qui ne peut rêver au prince qui la révélera au monde dans toute sa splendeur et sa beauté. Bien sûr, elle pense s’enfuir sans trop savoir à quoi s’attendre de la société qu’elle ne connaît pas.

 

FANTASMES

 

L’institut comprend une section pour les pensionnaires et une autre pour les bienfaiteurs, pour ceux qui financent l’établissement. Ils y possèdent leur quartier et viennent se ressourcer après avoir vaqué aux affaires du monde. On devine rapidement que les enfants sont là pour satisfaire les fantasmes de ces adultes qui ont les moyens de se payer certains écarts. Pas d’agressions sexuelles cependant. Les donateurs, tous des hommes, redeviennent des petits garçons capricieux dans ces murs où ils peuvent s’adonner à des obsessions qu’ils refoulent dans la vie de tous les jours. Comme ces enfants qui arrachent les pattes des insectes ou torturent les animaux par curiosité. 

 

Elles passaient ces nuits-là dans l’aile privée, et n’en sortaient que le lendemain, à l’aube, leurs robes salies et déchirées, les cheveux défaits, les joues couvertes de larmes — et les lèvres noircies jusqu’au pourtour, comme celles de la directrice. (p.43)

 

 

Avec les autres résidentes, Méduse deviendra un objet dans les mains des bienfaiteurs. Bien sûr, on pense à ces établissements où les enfants ont subi des sévices sexuels. Une horreur qui entache notre passé et certaines communautés religieuses. L’histoire des pensionnats indiens est une véritable honte et une tache qui ne s'effacera jamais. 

La directrice de L’Athenaeum élimine celles qui refusent de se plier aux règles et les fait disparaître dans les eaux du lac où des méduses, ces animaux étranges et fantomatiques, savent parfaitement s’occuper des morts 

 

MONDE

 

La jeune fille fait ainsi son chemin dans cette société perverse jusqu’à ce qu’un bienfaiteur, un armateur jaloux et possessif, l’enlève et l’entraîne dans ses voyages autour du monde. Son sort ne s’améliora guère. Elle restera prisonnière du navire de cet homme qui redevient un petit garçon dans l’intimité.

 

J’ai d’abord dû lui verser un verre d’eau, le border sous une couverture à motifs de fusées, lui raconter une histoire, lui chanter une berceuse, et allumer la veilleuse. Assise au pied du lit de repos, j’ai posé mon regard sur ses paupières et il s’est endormi aussitôt, le nounours dans les bras et en suçant son pouce. (p.132)

 

Bien sûr, il doit y avoir un renversement dans ce roman déroutant. Méduse explore les pouvoirs de ses yeux, devient particulièrement sensible aux désirs inavouables des humains. Elle provoque le refoulé, l’inconscient, les pulsions et les gestes incontrôlables. 

 

Je n’avais eu l’occasion d’étudier les yeux que dans les livres d’images. Or, même les artistes les plus habiles n’ont pas réussi à reproduire, dans toute leur complexité, la découpe précise des paupières, la frange délicate des cils, les paillettes de lumière étincelant à la surface de la cornée, et puis surtout le vitrail dentelé de l’iris, avec festons de cryptes et sa rosace de sillons, clair comme l’onde ou ténébreux comme la nuit… (p.146)

 

Une fable étrange qui nous plonge dans une suite d’aventures où les adultes retrouvent leurs comportements refoulés. Comme quoi les hommes demeurent des petits garçons qui imposent de véritables tortures aux jeunes filles qui doivent obéir sans jamais protester. Les caprices des enfants, on le sait, peuvent être d’une rare violence. Nous n’avons qu’à relire certains contes pour nous en persuader.

Un roman terrifiant qui nous entraîne dans les turpitudes de l’être, des vices apparemment inoffensifs et des pulsions qui débouchent toujours sur la plus terrible des cruautés. Une histoire qui permet à Méduse de saisir les pouvoirs de son regard et de faire la paix avec elle malgré toutes les trahisons. 

Récit en noir et blanc qui évoque l’univers de Lewis Carroll. Avec Alice, Méduse traverse le miroir, subit les tares des hommes, la puissance de la sexualité qui s’impose par tous les moyens imaginables. Les armes, les guerres n’en sont que les volets les plus spectaculaires. 

Un drame cruel, une plongée dans les labyrinthes de la pensée et des pulsions que l’on refuse toujours de considérer. Un conte qui explore l’amitié, l’amour, l’horreur et les abysses du pouvoir. Histoire étrange et originale encore une fois qui illustre toute la force et la puissance de Martine Desjardins.

 

DESJARDINS MARTINEMéduseÉDITIONS ALTO, 216 pages, 23,95 $.

 

https://editionsalto.com/catalogue/meduse/

vendredi 20 novembre 2020

LA MORT ANNONCÉE DES MÉDIAS


NOUS MÉRITONS MIEUX de Marie-France Bazzo, un essai paru il y a quelques jours, questionne les médias, particulièrement la radio et la télévision. J’y retrouve des propos que je ne cesse de ressasser depuis des années. Ce livre est venu me bousculer, comme si la réalisatrice de Y a du monde à messe mettait le doigt sur une foule de sujets qui me hante. «Repenser les médias» est une obligation. Je l’ai fait pendant toutes les années où je travaillais au Quotidien du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Il faut se méfier de ses habitudes quand on fait métier d’informer. Il est tellement facile de sombrer dans les formules et les clichés. Moi qui ai passé ma vie à lire les journaux, à écouter les bulletins de nouvelles, je me sens de plus en plus orphelin. 


On le répète depuis un certain temps, les entreprises de communications sont mal en point. Les effectifs fondent dans les salles de rédaction et les revenus des commanditaires ont migré vers les grandes plateformes électroniques, autrement dit les géants du Web. Cette publicité, qui a toujours été un mal nécessaire, pousse les médias sous un respirateur artificiel. Que dire de la banqueroute de Capitales Médias et de la disparition brutale du journal dans lequel j’ai œuvré pendant plus de trente ans. Il survit sur le Web, mais ce n’est pas celui où j’ai mis tant d’efforts d’imagination. Je ne me sens pas d’atomes crochus avec cette bibitte que je regarde sur écran en faisant du vol à vue. 

C’est tentant de trouver un bouc émissaire et de pointer les GAFFA qui avalent tout et régurgitent n’importe quoi aux «amis» insatiables. Il faut aller plus loin et les propos de madame Bazzo peuvent servir de balises. Le problème des médias n’est pas juste une question de commanditaires infidèles. Et subventionner ces diffuseurs sans leur imposer des devoirs ne réglera guère la question. Nous devons nous pencher sur le contenu, cette façon de varloper les émissions (surtout à la télévision et à la radio) en répétant à peu près toujours la même chose. Les responsables ne cessent de jongler avec des formules qu’ils maquillent de saison en saison. Tous ces dirigeants venus de nulle part savent ce que veut le peuple, c’est connu. Tous ne jurent que par ce mal qui répand la terreur : l’opinion, la connaissance fast-food servie à chaud avec un peu de mayonnaise. Une façon de faire peu coûteuse qui tue la réflexion et le dialogue où germe la pensée. 

 

Nous vivons donc aujourd’hui l’apothéose de l’opinion. C’est un système bien huilé, qui fonctionne à merveille, vers lequel tout le milieu des médias pousse, autant que les algorithmes des réseaux sociaux. Très régulièrement, le rédacteur en chef d’une émission, le responsable des réseaux sociaux d’un média, le cher recherchiste d’un show vous engagera, subtilement ou non, à aller vers des propos plus punchés, plus spectaculaires. C’est souvent implicite, mais on comprend : la concurrence a engagé des grandes gueules… parce qu’elles sont de grandes gueules. Il y a émulation dans l’intensité et, du coup, le niveau sonore monte. (p.78)

 

Ces machines à opinions s’éloignent de plus en plus de l’information de fond. On l’a vu lors des dernières élections américaines. Une semaine après le trois novembre, moment du scrutin, les canaux d’information en continu répétaient que le compte des votes se poursuivait pendant que Donald Trump martelait qu’il s’était fait voler la victoire. Sept jours où tous les spécialistes ont défilé en affirmant à peu près la même chose. Est-ce là une nouvelle ou un lavage de cerveau?  

L’élection de Donald Trump, ses quatre ans de «trweetologie» à la Maison-Blanche, ont transformé les médias en un cirque où l’on s’accroche à la moindre insignifiance pour la secouer jusqu’à la nausée. Il me semble que l’information repose sur des faits et non sur des ragots. En s’abreuvant aux réseaux sociaux, on colporte des rumeurs et des faussetés sans avoir pris le temps de faire les vérifications nécessaires. Est-ce un travail sérieux? Les médias se sont coupés de la vie citoyenne et de la culture, refusent de témoigner en devenant des moulins à vent qui font tout pour attirer l’attention. 

 

ORPHELIN

 

Après avoir passé une partie de ma vie dans les médias, je me sens de plus en plus trahi. Bien plus, je délaisse la radio et la télévision parce que je n’y trouve plus rien de stimulant. Comment résister à un Téléjournal truffé de publicités d’automobiles qui polluent la planète au point de nous rendre asthmatiques? Le camion RAM, le dur de dur, je le regrette, mais ne me fais pas rêver. 

Le journal papier, qui était la référence jadis, se fait de plus en plus rare. Il ne reste que quelques journaux pour maintenir la tradition. Je n’en peux plus des citations tronquées dans un bulletin d’information, d’être pris en otage par un «envoyé spécial» qui donne de moins en moins la parole à son locuteur. Ces spécialistes du monologue expliquent les propos des élus en leur laissant parfois une demi-phrase. Il a fallu la pandémie pour entendre plus de trois mots de François Legault et ses ministres. Bien plus, ces connaisseurs s’accrochent à une image et tout bascule. On pourrait mentionner nombre d’exemples où des journalistes ont fait dérailler un débat délicat à l’Assemblée nationale. Je pense à l’acharnement qui mobilise la horde depuis quelques semaines. Tous veulent que François Legault avoue que le Québec pratique le «racisme systémique». Vous vous souvenez comment on a pourfendu le projet de loi sur la laïcité du gouvernement du Québec et comment on est parvenu à le démoniser. 

 

MARCHÉ PUBLIC

 

On parle de plateformes où tous se servent gloutonnement. Plus besoin d’être abonné à une revue ou un journal, on retrouve à peu près tout sur Facebook ou les autres réseaux. Les travailleurs de l’information deviennent les «n» de ces sites (vous voyez que je suis politiquement correct) qui avalent tout et déclenchent le manège des opinions et des insultes. Trump a satisfait l’appétit des médias pour l’insignifiance en les nourrissant à la petite cuillère. Tous les journalistes savaient que le président mentait et disait n’importe quoi dans ses messages du matin. Il a fallu sa défaite pour que les grands réseaux des États-Unis cessent de diffuser ces faussetés. L’information n’est pas un espace à ragots ou à rumeurs, mais une recherche de vérités qui éclairent un auditeur ou un citoyen sur l’état de la planète, les conflits, la pollution, le sort des migrants et des éclopés, l’environnement social, politique et écologique. Le métier de journaliste est celui d’un explorateur qui va sur les lieux pour raconter ce qu’il voit et entend. On «couvre» une guerre au Moyen-Orient maintenant en direct de Montréal. On tapisse les bulletins d’informations de bouts d’entrevues en anglais, faisant ainsi la promotion du bilinguisme étatique canadien, sans sourciller. Une dérape sur Facebook ou Instagram fait les manchettes et Tout le monde en parle ouvre ses portes. 

 

MALADIE

 

Marie-France Bazzo ne peut ignorer la dictature des vedettes. Les mêmes figures défilent dans toutes les plateformes et tous les médias. Les humoristes dictent leurs lois et animent les émissions, écrivent des téléséries, sont invités partout tout le temps. Des comédiens publient leurs mémoires ou leur biographie et envahissent les salons du livre. 

 

L’humour est le petit frère de l’opinion. C’est sa version ludique, décalée, dont les émissions raffolent et qu’elles aiment programmer, un clin d’œil qui permet de mettre en perspective les questions sérieuses. Le foisonnement d’humoristes au Québec n’est par ailleurs pas étranger à notre refus du débat. C’est tellement plus convivial de clore un argument avec une joke… Il est indéniable qu’une des principales ressources naturelles du Québec réside dans ses exceptionnels gisements d’humoristes. Et un des plus importants débouchés de cette matière première est la radio et les médias en général. (p.83)

 

Les vedettes, les classés A comme la viande dans le comptoir d’un boucher, imposent leur grande et petite misère. Ça devient loufoque. Même qu’ils ont réussi à rendre obsolète le métier d’animateur à Radio-Canada. Une Myra Cree et une Aline Desjardins n’y trouveraient plus leur place. Il faut être pétillant, amusant, riant avec des collaborateurs omniprésents sans jamais parler aux vrais intervenants de la culture. Quand entend-on un écrivain à la radio ou à la télévision? Bien sûr, il y a Danny Laferrière, il est classé A. 

 

L’ATTAQUE

 

Marie-France Bazzo s’attarde à la pensée emballée sous vide, prête à être avalée sans avoir besoin de la mastiquer. Ils sont tellement nombreux à sévir dans les radios, à s’indigner, à pourfendre, à matraquer. Le pire de tout se retrouve dans ces radios dépotoirs, impossibles à recycler. 

Les médias nous ont transformés en maniaques, en drogués aux messages de 140 caractères. Comment réfléchir à l’avenir du monde ou sur un essai en pitonnant? La meilleure manière de tuer la pensée, c’est de la diluer en la répétant de façon obsessive jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une rumeur pour fouetter les disciples qui ne demandent qu’à tourner le dos à la réalité. Trump est le gourou de ces négationnistes.

Malheureusement, on va vite oublier le questionnement de Marie-France Bazzo. Un roman ou un essai ne dure pas plus de deux ou trois semaines dans l’actualité. Il faut du neuf, ou du vieux qui n’a rien de neuf, un jeune, un rire dans la voix et une rapidité d’élocution qui donne le vertige. La caméra n’aime pas les rides, surtout quand vous êtes une femme. La chirurgie esthétique, on connaît dans les médias de maintenant. Que dire de l’échec de Télé-Québec qui ignore toujours les régions, l’évacuation de la culture au profit de l’humour, la mort de l’animation intelligente à la chaîne musicale de Radio-Canada, l'anglais de plus en plus présent dans la chanson québécoise, l’obsession étasunienne, le mépris pour les créateurs d’ici.

Pourtant, c’est la radio et la télévision qui m’ont éveillé au théâtre et à la musique classique, au temps «des mammouths laineux.» Je ne crois pas que les médias de maintenant peuvent revendiquer le titre «de passeur de culture». Et certainement que nos «diffuseurs de contenus» sont le reflet d’un monde qui va tout croche et qui a vendu son âme aux écrans de tout acabit et aux cotes d’écoute. Nous vivons désormais sous la loi du clic, qu’on se le dise. C’est pourquoi je suis un réfugié du blogue où je continue à m'intéresser aux écrivains du Québec et aux livres publiés ici. Mon journal Le Quotidien ne voulait plus de moi. La littérature, ça n’intéresse personne, disaient-ils. Je n’avais pas assez de «j’aime» sur la plateforme. Madame Bazzo aussi s’est fait montrer la porte à Radio-Canada. Ça me console un peu.

 

BAZZO MARIE-FRANCENous méritons mieuxÉDITIONS DU BORÉAL, 216 pages, 19,95 $.


 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/nous-meritons-mieux-2759.html