LAURE MORALI EST née en France et s’est retrouvée au Québec. Rien d’original, c’est de plus en plus fréquent. J’ai des amis bretons qui se sont ancrés ici pour y faire leur marque. Peu cependant ont été fascinés par le Nord, la forêt et les Innus si chers à Serge Bouchard. En 1998, la jeune femme a tout laissé pour suivre Shimun, un chasseur innu de Ekuanitshit, dans son territoire de trappe. Elle a vécu un hiver dans le Nutshimit, isolée de tout pour redécouvrir les choses essentielles et vitales. Elle a plongé dans le quotidien des nomades en compagnie de Penassin, la fille de son guide. Chaque seconde aura été une aventure et une initiation, un apprentissage de soi et de ce pays un peu mystérieux. Tout à fait étonnant les chemins que prennent certaines personnes pour faire la paix en eux, s’installer dans leur vie et s’épanouir ? Trois temps dans ce récit, l’avant, la rencontre avec Shimun, le journal, et l’après, l’évocation et la méditation où l’écriture s’épure dans les espaces de la poésie et dans la forme du haïku.
Encore journaliste, j’avais pris contact avec un monsieur Raphaël de Mashteuiatsh, un chasseur qui vivait en forêt pendant l’hiver. Je devais le suivre pendant une semaine dans son territoire et partager son quotidien. J’étais fébrile, mais quand je me suis présenté au lieu prévu du rendez-vous, il n’y avait personne. Monsieur Raphaël avait sans doute craint de partir avec un étranger qui ne savait rien des arbres, des bêtes et qui passerait sa journée à poser des questions au lieu de respirer calmement. Je n’ai pu réaliser le rêve de Laure Morali et je le regrette encore. J’ai raté un moment important, bien sûr. L’aventure n’aurait pas été celle de cette audacieuse, mais j’aurais retrouvé la forêt qui a bercé mon enfance et que je cherche dans l’écriture, quand je me lance dans une fiction où les épinettes et les ours m’accompagnent.
Sous la tente, dans un bosquet de sapins, au cœur de la montagne en plein hiver, Laure Morali a dû se demander souvent ce qu’elle faisait là. Le froid figeait tout et chaque geste devenait un acte de résistance, une manière de faire sa place dans un monde implacable et fascinant. La jeune femme restera marquée par cette aventure où elle a appris la simplicité, à être entière dans le jour et le moment présent. Peu de gens ont le courage de partir comme ça dans la forêt pour retrouver des savoirs millénaires.
SILENCE
L’aventurière a fait face au silence, au craquement d’un bouleau et de la glace, s’est étonnée du bruit de ses raquettes sur la neige, de sa respiration dans un matin bleu de janvier. Elle devait être là, dans son corps et son esprit, bouger pour rester vivante et aller jusqu’au bout du jour, avant de revenir sur ses pas pour retrouver la chaleur de la tente. Juste dans l’instant, sans penser à sa carrière, à son fonds de pension ou ses REER. Seulement manger, chasser, accomplir ses tâches, partir avec Shimun dans les montages, boire le thé chaud près d’un feu vers midi, suivre les pistes d’un animal qui écrit sa vie sur cette immense page blanche.
Aller le matin casser la glace et puiser l’eau devenait un événement, un appel radio permettait d’entendre la voix des autres et de se rassurer. L’ailleurs existait toujours. Et marcher encore, fendre le bois, guetter l’horizon et la surface du lac. Des jours longs, en attente des poudreries et de la neige qui efface tout, des vagues de froid et des redoux.
Voyage dans le temps pour calmer ses affolements et ses questionnements, respirer et se sentir à la bonne place, dans toutes les dimensions de son corps. Faire de l’espace en soi pour libérer son être et son esprit, apprendre la sagesse de Shimun en surveillant ses gestes et en écoutant ses histoires.
« Il y a deux mondes, le monde des rêves et le monde où nous vivons. La ligne entre les deux est mince. Elle est animée par notre esprit. Le fil qui nous relie à ce qui nous entoure est brodé par nos croyances. Il y a des choses qu’on voit avec les yeux et d’autres avec notre âme. Les deux sont inséparables. La nuit me donne des forces. Les rêves me font grandir. Ils me montrent ce qui va arriver. Je voyage au loin et je reviens avec des connaissances sur la vie, sur la mort. Au réveil, tout est clair. Je ne suis pas pressée. Je sais quel chemin prendre. Je suis rarement surprise par ce qui arrive. Je savais que vous viendriez. Quand j’ouvre ma porte, c’est pour la vie. » (p.38)
Laure Morali cherchait peut-être le rêve américain en allant vers le Nord, à échapper à sa peau pour tout recommencer. Comme si elle se faufilait dans une faille du temps, dans une Amérique d’avant les Blancs en partageant la vie de Shimun et de Pessamin dans ce coin peu fréquenté de la Côte-Nord.
Shimun regarde à mes pieds — a-t-elle suffisamment de vide pour marcher sans penser durant des heures sur des passerelles de vertige, flotter sur la mousse, glisser sur la glace, surprendre des vibrations de l’air, des rires qui brillent entre les plis de la terre, à l’heure où le caribou chante pour séduire et l’homme qui le chasse et la femme qu’il observe ? (p.62)
Pour survivre en forêt, Morali doit affûter des instincts que son parcours de citadine et d’Européenne a masqués. Elle doit muter pour désapprendre la vie moderne.
L’expérience marquera l’écrivaine, deviendra ce moment hors temps où elle a connu la neige, le froid, l’animal qui sait déjouer les ruses des trappeurs. Pendant un hiver, elle vivra la solitude, la solidarité, se familiarisera avec la langue des nomades et peut-être celle de l’Amérique, le poids d’un mot et d’un sourire. Surtout, elle oubliera les gadgets et les malheurs du monde.
Bien sûr, elle trichera un peu en rédigeant son journal, notant ce qui retient son attention, ce qui est si ordinaire et précieux. Un soleil aveuglant, une trace de renard dans le creux de la montagne, tout est événement.
RÉCIT
Avant cette saison avec Shimun et Penassin, Laure Morali vivait peut-être la plus terrible des errances, poussée par un mal être qui lui faisait emprunter toutes les routes. Ce sera le dernier hiver pour Shimun qui succombera à un cancer l’année suivante.
Laure Morali n’oubliera jamais ces jours (la preuve le livre est là) et reviendra régulièrement sur la Côte-Nord pour retrouver des amies, ses sœurs d’âme.
Pour qu’une forêt te parle, ferme les yeux et chante, laisse venir le vent. La forêt, des racines à la cime, sent notre présence. (p.149)
Pas de grandes surprises, de tragédie ou de confrontation avec un loup mythique dans ce récit. Simplement les gestes du quotidien, le manger et le boire, l’éblouissement de sa respiration dans un pays extravagant.
Un texte qui fait du bien, qui nous branche sur le réel, les arbres, la neige et la glace, le vent qui décide de tout dans ces espaces où l’air devient quasi palpable les jours de froids terribles. Une aventure qui permet de s’abandonner aux jours qui sont parfois si longs et souvent trop courts. De quoi faire rêver.
MORALI LAURE, En suivant Shimun, du Boréal, Montréal, 2021, 21,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/suivant-shimun-2789.html