J’AI ACHETÉ Mémoires d’outre-tonneau de Victor-Lévy Beaulieu aux Éditions Estérel, dirigées par Michel Beaulieu, à la librairie Déom de Montréal en novembre 1969. Le prix ? Seulement 2,75 $. Aujourd’hui, il faudrait débourser plus de vingt dollars pour ce roman de 190 pages. Un ouvrage d’une belle simplicité, format de poche presque, tout gris comme une maladie d’automne. Les temps changent. Je me souviens aussi qu’un verre de bière en fût coûtait 0,10 $ l’unité. Avec un dollar, on glissait dans les abysses de l’ivresse et du rêve. Je ne connaissais pas Beaulieu alors, et je ne me rappelle pas ce qui m’a attiré vers cette publication (peut-être les journaux). Il deviendrait un ami important quelques années plus tard, un guide, pour ne pas dire un mentor dans ma vie d’écrivain.
Mémoires d’outre-tonneau lançait la carrière de Victor-Lévy Beaulieu en 1968. Une époque où toute une nouvelle génération de jeunes s’imposait en bousculant notre univers littéraire et notre imaginaire. Roch Carrier publiait La guerre, Yes sir, la même année. Marie-Claire Blais en était déjà au premier volet des Manuscrits de Pauline Archange, une trilogie que j’ai happée sur le bout de ma chaise tellement elle est venue me chercher. Elle avait fait un malheur avec Une saison dans la vie d’Emmanuel, remportant les prix Médicis et France-Québec en 1966.
Je devais faire la connaissance de Victor-Lévy Beaulieu en 1970. Il devenait mon éditeur aux Éditions du Jour avec L’octobre des Indiens, mon unique recueil de poésie qui me plongeait dans l’écriture et peut-être aussi dans la vie de l’écrivain que je voulais être depuis l’âge de douze ans. Il restera un directeur attentif pour plusieurs de mes publications malgré des bouleversements et ses migrations à l’Aurore, chez VLB éditeur et enfin aux Éditions Trois-Pistoles.
« Je porte en moi un monde étrange, silencieux et impersonnel. » Son incipit indique bien l’aventure qui attend le lecteur de Victor-Lévy Beaulieu. Il lance une sorte d’avertissement. Et, une phrase un peu plus loin qui revient tel un leitmotiv ou une forme de cri. « Je n’ai rien ni personne. Je suis seul. Je m’appelle Satan. » Nous touchons là les assises d’une œuvre gigantesque, la naissance peut-être de Satan Bellhumeur, ce personnage qu’il fera mourir et ressusciter en cours de route, les prémices de l’épiphanie télévisuelle que sera Race de Monde et son extraordinaire téléroman L’héritage. Et que dire de ses embardées dans l’univers d’écrivains mythiques comme Herman Melville, Nietzsche, Victor Hugo, Yves Thériault et Voltaire.
MYTHE
Dès son premier ouvrage, Beaulieu emboîte le pas de Diogène, ce philosophe vagabond, élève de Socrate, qui hantait la ville d’Athènes. Lanterne à la main, il cherchait un homme, un vrai, pas une pâle copie d’un citoyen qui se laisse avaler par la quotidienneté. Un cynique, semble-t-il, penseur revenu de tout, ne croyant en rien, pas même à la mort. Il crache sur la vie et toutes ses séductions. Beaulieu aimera se coltailler avec ces écrivains qui ont marqué l’histoire littéraire de leur époque. Toujours dans l’envers du monde, dans ce « non-Québec » comme le dira si justement Jean-Pierre Guay dans son journal qu’il commencera à publier en 1985 et qui restera un phénomène à nul autre pareil dans « ce pays qui n’est toujours pas un pays ».
Je trouve dans ce premier roman la marginalité, le mal, la déjection, le refus et la colère qui caractériseront une partie de l’œuvre de Beaulieu. « Un écrivain doit pouvoir tout dire », répétera l’auteur de Jack Kerouac en entrevue. Tout circonscrire, même l’impossible, révélant des secrets et peut-être aussi pillant l’héritage familial, tordant le cou aux mensonges que nous prenons pour des vérités.
PROPOS
On se bute dans Mémoires d’outre-tonneau à des propos que bien des « milices de la rectitude politique » dénonceraient dans notre époque où l’on monte aux barricades pour la moindre insignifiance et où l’on apostasie ceux qui ne respectent pas la ligne. Les cahiers Victor-Lévy Beaulieu (le numéro 4 en particulier) montrent bien la misogynie de certains héros de l’écrivain de Trois-Pistoles.
Oui. Satan est misogyne : il hait dans la femme tout ce dont il pourrait se passer parce cela lui ressemble trop, ou parce que cela ne lui apprend rien, ou parce que cela, plus simplement, l’ennuie.
Tout est là ou presque. Les côtés de cet écrivain incroyable qui m’ont fasciné et des aspects qui me feront titiller, surtout quand il s’enfonce dans la fange avec Absalon mon garçon où le personnage se traîne dans la boue, se roule dans ses excréments, ronge les pattes de la table. Beaulieu est capable des pages les plus lumineuses comme des plus repoussantes. Il est à prendre ou à laisser.
Serait-il possible de publier un tel roman maintenant avec notre peur des mots ? Il semble bien que nous ayons régressé. Cinquante ans plus tard, il est interdit de prononcer certains termes sans risquer la potence des réseaux sociaux ? Plusieurs sujets sont tabous. Les accusations de racisme pleuvent à gauche comme à droite.
PRÉSENCE
Cet affrontement, entre le bien et le mal, vient peut-être de l’enfance de Beaulieu et de sa famille. Comment échapper à ce cocon qui nous laisse dans le monde avec nos qualités et aussi de terribles défauts dont nous cherchons frénétiquement à nous déprendre. Ses parents étaient très croyants, les deux ayant flirté avec la vocation religieuse.
PERSONNAGES
Les personnages de Beaulieu sont guettés par le néant, rongés par une absence d’identité nationale, la petitesse de l’être et sa grandeur, l’êtreté comme le dit si bien le poète Carol Lebel, dans Carnet du vent.
Tous veulent se dépasser dans la laideur, la misère, recherchent une forme de sainteté dans la débauche. Je pense à Héloïse, ce personnage de Marie-Claire Blais qui aspire à la béatitude et se retrouve au bordel dans Une saison dans la vie d’Emmanuel. Toutes les obsessions de Beaulieu sont latentes dans Mémoires d’outre-tonneau.
L’écrivain autodidacte et formidable lecteur tentera de repousser les frontières de la norme et de dire tout ce qui peut être dit. On peut affirmer même que Beaulieu avait déjà un côté trash qui tranchait radicalement avec les prosateurs de son époque. C’est pourquoi l’auteur de L’héritage restera marginal malgré sa grande renommée. Il se plaira à répéter qu’il ne vendait pas plus de 600 exemplaires de ses livres, les tirant à 666, le fameux nombre de la bête. Une belle manière d’amadouer le diable et de faire une chiquenaude à la postérité. C’est peut-être aussi pourquoi il regroupera ses ouvrages dans une collection luxueuse aux Éditions Trois-Pistoles qui n’a rien à envier à La Pléiade. Cette aventure comprend l’ensemble de son œuvre.
FENÊTRE
La première publication d’un auteur est souvent une fenêtre qu’il ouvre, pour nous permettre de jeter un coup d’œil dans sa maison, surprendre ses frères et sœurs. Pour certains, la visite est écourtée. La résidence ne compte que quelques pièces et tous les membres de la famille ont pris la route de l’exil. Victor-Lévy Beaulieu nous invite dans un vaste manoir, face au fleuve qui glisse vers la mer océane, devant les côtes de Charlevoix qui s’aplatissent vers l’embouchure du Saguenay, par où est venue Samm, l’Innue de Mashteuiatsh, l’inspiratrice qui accompagnera l’écrivain dans nombre de ses ouvrages. Un château qu’il ne cessera d’agrandir et de modifier selon les aléas des saisons, traînant des centaines de ses pairs avec lui, devenant un éditeur incontournable. C’est là, dans ces chambres, caveaux, sous-sols, greniers, trappes, puits et recoins, armoires profondes et coffres bombés que nous attendent des personnages qui se moquent des diktats et n’hésitent jamais à tout casser.
C’est même émouvant de s’attarder à ce texte dans sa présentation première, ce tout petit livre qui sera la pierre d’assise d’un immense édifice. J’ai tout lu de Victor-Lévy Beaulieu, après ce premier contact, fasciné par un univers foisonnant, une certaine parenté (nos origines campagnardes et forestières) que j’explore à ma manière en inventant bien des raccourcis. Un diable d’homme qui marquera son époque et beaucoup de ses collègues avec ses prises de position, ses polémiques, ses sorties à « l’épormyable » et ses présences souvent étonnantes sur la place publique. On le devine, dès son premier opuscule, que nous avons là un écrivain qui ne s’en laissera pas imposer et qui refusera toujours de suivre les sentiers que tout le monde lui conseille d’emprunter. De quoi méditer en se berçant devant sa fenêtre, surveillant ce pays qui n’arrive pas à devenir un pays dans toutes ses grosseurs.
Beaulieu Victor-Lévy, Mémoires d’outre-tonneau, Éditions Estérel, Montréal, 1968, 192 pages.
Une version de cette chronique est parue sous le titre Les premiers pas de Victor-Lévy Beaulieu dans le numéro 178 de Lettres québécoises, page 84.