Sylvie Nicolas, dans Les
variations Burroughs, prend le temps de scruter son passé, de s’attarder
aux membres de sa famille qu’elle aime et qui ont marqué son enfance. Il y a le
frère, celui qui a eu la mauvaise idée de mourir, creusant un gouffre qui ne
sera jamais comblé. Et un autre, qui s’est avancé dans la mort et qu’elle a
peut-être ramené avec ses phrases. Voici des pages étonnantes où l’auteure
cherche à comprendre ce qu’elle est devenue et peut-être aussi comment elle s’aventurera
dans l’avenir.
J’achève d’écrire ces pages qui tentent de retracer
le trajet des sous-sols familiaux à aujourd’hui. Tu n’y trouveras pas de
réponse, pas non plus de continuité, car je suis issue d’une suite de variations
qui, comme les vagues des hautes mers gaspésiennes, s’entre-choquent et
recrachent des fragments tapis dans leurs profondeurs. (p.167)
Une famille. Qu’est-ce qui
lie les frères et la soeur, qu’est-ce qui peut les séparer et en faire des étrangers
? Voilà les questions de Sylvie Nicolas dans ce texte touchant et singulièrement
bien écrit. L’enfance, tous les possibles, la cohabitation avec des garçons,
ceux qui partagent ses jours, la bousculent, retiennent son attention et
parfois la font rager. Tout pourrait se prolonger comme ça longtemps, du moins
on veut le croire. La vie étire ses tentacules et fait en sorte que tout bascule,
l’avenir que l’on croyait certain s’évanouit. Un frère disparaît, laisse un
terrible vide, une vie qui aurait dû s’épanouir et que l’auteure n’a jamais su
oublier. L’écriture parvient à faire des nœuds dans le temps, à revenir dans
les sentiers de son passé, à corriger des parcours peut-être pour s’attarder à
des moments qui permettent de comprendre et de retrouver son souffle.
Un frère, un autre, a failli lui
échapper. Des jours dans le coma, dans un hôpital où rien de bon n’arrive sinon
le pire. Elle l’a accompagné en noircissant des pages, obstinément,
passionnément, fébrilement. Sa vie et celle de son frère s’accrochent à ces
mots qui devenaient des fils sur la page. L’écriture peut faire abdiquer la
mort parfois, lui tenir tête, la faire reculer. L’écriture permet de tout
recommencer et de panser de terribles blessures. Du moins, nous aimerions le
croire, nous voudrions que ce soit ainsi.
Les découvertes
Et ces moments qui changent
tout, comme si en ouvrant une porte, on pouvait basculer dans un autre monde.
Le jeune frère revient un
matin avec une boîte qu’il a ramassée sur le trottoir. Elle est pleine de livres.
Voilà qu’elle découvre des morceaux de monde. Les écrits peuvent tout. Il
faudrait expliquer ça au ministre Yves Bolduc. Un livre peut transformer une
vie, marquer un enfant et lui ouvrir le monde. Un livre est la nourriture de
l’âme et de l’esprit.
La boîte était lourde et, c’était vrai, tu avais vraiment trouvé ce qui
allait faire basculer ma vie : Hugo, Shakespeare, Rimbaud, Maupassant,
Lamartine, Saint-Denys Garneau, des anthologies, des livres d’histoire de la
littérature, des recueils de poésie et des textes de théâtre. Petit chevalier
d’épouvante sans épée, sans lance et sans monture, tu venais d’ouvrir par le
centre le ventre d’un fabuleux dragon et d’en exposer le noyau fébrile qui
n’allait plus cesser de s’agiter : ce désir insatiable de saisir ce qui
remue en soi, dans le monde, et entre soi et le monde. (p.59-60)
Des hommes et des femmes qui
n’acceptaient pas que la vie les agenouille. Ils voulaient être autrement. Des
humains étranges comme ce Williams Burroughs qui a tué sa compagne un soir de
beuverie. Des vies exemplaires ou des vies qui étourdissent ? Des hommes obsédés
par le réel et qui veulent tout avaler. Des vivants qui décident un jour qu’ils
vont s’inventer des chemins que personne n’a vus auparavant. La littérature permet
ça et encore plus. Elle bouscule, défait les horizons et permet de voir
l’ailleurs, l’autrement.
Retour
Écrire pour guérir peut-être de
ces deuils qui tordent le corps et l’esprit, empêchent de respirer et de croire
à l’avenir. Il n’y a pas d’autres façons de faire. Il faut revivre ces moments,
croire aux vagues qui lavent le rocher, se retirent en laissant une douleur qui
revient encore et efface tout. Sans fin.
Quand la mort se tient tout près, certains mots, certains gestes, se
vident de leur sens. Le temps s’enroule sur lui-même, le cœur ne reconnaît plus
ses propres battements, la pensée s’égare dans le moindre bruissement des
choses. (p.33)
Il faut des mots qui subjuguent,
des phrases qui font exister. L’amour se présente et il est peut-être possible
de parler le langage de l’aimé. Et tout bascule encore, se défait. Il reste une
vie en mal de vie, une existence comme une incertitude, un souffle qui dérobe
tous les instants. Il y a cet amant, ce complice que le matin emporte. Il s’éloigne
à grands pas pour respirer autrement auprès d’une autre personne. La perte de
l’amour, ce soi blessé, ce soi qui n’arrive plus à croire à la gravité de
l’existence.
Oui, on peut mourir tout en voyant
les gens courir devant soi. Il faut encore une fois revenir sur ses traces, défaire
le parcours, deviner ce qui a fait ce qui est. Il faut toujours chercher. Parce
que la vie n’est rien d’autre et qu’il est peut-être illusoire de penser la
posséder, la saisir dans la plus folle des étreintes. Que reste-t-il d’un amour
?
Je repense au lendemain de notre première nuit alors que tu enfilais tes
bas. J’avais lu quelque part qu’Einstein ne portait pas de chaussettes dans ses
souliers et je te l’ai mentionné. Assis au bord du lit, tu t’es lentement
retourné pour m’embrasser avant de retirer tes chaussettes. Pieds nus dans tes
chaussures, tu as levé les bras, l’air triomphant, et nous avons rigolé comme
des gamins. (p.77)
L’écriture peut tout changer.
C’est peut-être s’inventer un grand filet qui racle tous les moments de l’enfance.
Pourra-t-elle ramener ces disparus ? Qu’est-ce que l’écriture masque en tentant
de tout dire ?
Sylvie Nicolas nous offre un
récit qui oscille entre le présent et le passé, met le doigt sur les douleurs pour
empêcher le corps et l’âme de sombrer. Une fidélité, un attachement pour ses frères,
un homme qui s’est éloigné en emportant son désir, sa manière de voir le jour,
son sourire et sa confiance.
Un plaisir de lecture, un
hommage à des écrivains qui ont changé leur vie, sa propre existence. Les mots
ont tant de pouvoir. Un texte juste et fascinant. J’ai eu l’impression de me
pencher sur les pas de cette écrivaine en respirant profondément même si c’est souvent
douloureux. Un hymne à la vie dont elle témoigne de la plus belle des façons.
Les variations Burroughs de Sylvie Nicolas
est paru chez Druide Éditeur, 19,95 $.