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jeudi 15 août 2019

POUR SALUER ALAIN GAGNON

ALAIN GAGNON EST DÉCÉDÉ en 2017, laissant une liste imposante de publications. Sa bibliographie recense une quarantaine d’ouvrages qui prennent toutes les directions, nouvelles, romans, poésie, essais, aphorismes et carnets. L’écrivain n’a cessé d’explorer les chemins négligés pour créer une œuvre unique au Québec. Il paraphrasait souvent le frère Marie Victorin en disant « que nommer un coin de pays par l’écriture, c’est faire reculer la barbarie. »

J’aurai eu le grand privilège de suivre son travail depuis son entrée en littérature en 1970 avec Le Pour et le Contre jusqu’à sa dernière parution en 2015. Et il reste des inédits, plusieurs. J’espère que nous pourrons faire, un jour, le tour de cette œuvre gigantesque.
C’était un ami que je voyais rarement. Il ne sortait guère et pour lui son temps d’écriture était sacré. C’était aussi un lecteur attentif qui revenait souvent aux textes anciens, à Aristote, Platon, Homère et autres pour s’abreuver à la source. C’est ce qui peut expliquer sa version moderne de Gilgamesh publiée en 1986, une fable dont l’origine remonte à plus de 2500 ans avant Jésus-Christ.
Nos chemins se croisaient régulièrement. Il ne manquait jamais de m’écrire après une parution, des mots justes et une compréhension profonde de mon travail. C’était un inconditionnel. Quand il aimait, c’était pour toujours. Il terminait nos échanges épistolaires par l’expression « À bientôt, mon pays ». Il employait ce vocable dans le sens moins utilisé de « personne ayant le même lieu d’origine ». C’était ce que nous étions, des frères d’un même pays, d’un territoire qui a marqué nos enfances.

TOPONYMIE

Si la plupart des écrivains au Québec respectent la toponymie des lieux (je pense à Michel Marc Bouchard et Jacques Poulin), Alain Gagnon n’a pu résister au plaisir de rebaptiser le secteur de Saint-Félicien comme l’ont fait les explorateurs en abordant le continent américain. Il a installé ses fictions en territoire d’Euxémie, une création étymologique qui pourrait signifier « eux et moi », « eux and me ». Ce projet immense englobait le pays de l’Ashuapmushuan, de la rivière aux Saumons et de la rivière à l’Ours, les plaines du Lac-Saint-Jean et les montagnes, le monde premier, sauvage où tout peut arriver.
C’était aussi le Saguenay qui permet de filer vers le fleuve aux grandes marées. L’écrivain aimait particulièrement Notre-Dame-du-Portage au point d’avoir à s’y établir. Il s’est souvent attardé au Saint-Laurent dans ses nouvelles, particulièrement à ces lieux où les eaux douce et salée se mélangent et se colletaillent.
La constitution de ce Nouveau Monde s’impose à partir de son roman Thomas K. La rivière Ashuapmushuan devient La Bleue et la Calouna fait oublier la rivière aux Saumons. Cette création lui a permis de s’enfoncer dans sa région à la manière d’un chasseur qui connaît les moindres replis du terrain, les bêtes qui rampent, courent et volent. Avec cette topographie renouvelée, il échappe à l’histoire réelle et à l’époque contemporaine. Son œuvre peut prendre alors toutes les directions.
Alain Gagnon, historien de formation, était fasciné par ces hommes qui sautaient dans des canots pour remonter les cours d’eau, franchir des montagnes, découvrir un continent pour le baptiser, le dire, en esquisser les contours sur des cartes souvent illisibles. Des missionnaires, des explorateurs, des géographes, des marchands qui n’aimaient pas le mot horizon et voulaient toujours voir ce qui se passe derrière les collines, dans les saillies des plaines ou d’une rivière tumultueuse.
Nous répétions à la blague que nous avions chacun nos territoires. Je régnais au nord de la rivière aux Saumons et lui s’appropriait tout le reste jusqu’au grand lac Saint-Jean. Cela ne l’a pas empêché de faire des incursions dans mon pays comme je l’ai fait dans le sien.

ESPACE ET ÉCRITURE

Pour Alain Gagnon, le monde repose sur une dimension palpable et réelle, que nos sens peuvent appréhender, et sur son envers, un espace rêvé, étrange où le mal existe à l’état brut. Deux univers se manifestant dans la plupart de ses œuvres importantes qui provoquent de profondes secousses telluriques quand elles coïncident.

Tous, nous portons le mal. À la racine de notre être, de l’être, de la nature gîte le mal. Sa présence est une énigme, un mystère à résoudre pour chacun. Il nous suit, chien fidèle. Nous le ressentons et savons qu’il existe. Il noircit nos joies les plus pures, prend de multiples formes. Seule une grande souffrance peut nous en libérer et nous redonner le pouvoir entier sur soi. La souffrance est le feu qui transmute.  [1]

Cet univers fantasmagorique nous propulse hors du temps et dans les profondeurs de l’esprit qui correspondent certainement à ce que l’on appelait jadis le « cerveau reptilien ». Des monstres y survivent et peuvent surgir dans le présent en provoquant des événements d’une rare violence.
Dans Le gardien des glaces, paru dans la plus grande indifférence en 1984, un homme misanthrope monte la garde au milieu de la blancheur hallucinante du lac Saint-Jean en hiver (la référence à la page vierge qui hante l’écrivain est évidente) reçoit des errants qui échappent aux carcans de leur époque. J’ai fait un clin d’œil à ce roman dans Le voyage d’Ulysse où mon héros se faufile dans l’histoire de mon ami pour y confronter des visiteurs farouches et inquiétants.
Des individus dépourvus de dimension morale, qui font tout pour arriver à leur fin. Le protagoniste de Thomas K tue froidement pour éliminer un concurrent qui se dresse devant lui. En ce sens, ses personnages sont redevables de sa conception de l’univers. L’humain civilisé doit maîtriser des pulsions bestiales qui le dépassent souvent. Ces aspects se manifestent dans les gestes les plus anodins et la résolution de grandes énigmes qui hantent les philosophes depuis des millénaires.
Même si bon nombre de ses publications s’ancrent en Euxémie, l’écrivain jeannois n’a jamais hésité à prendre le large et à vagabonder au cœur du continent pour visiter les pays de William Faulkner ou d’Erskine Caldwell. Des contrées qu’il a fréquentées par la lecture et aussi par la musique de jazz qu’il affectionnait particulièrement. Sud constitue un bel hommage à ces grands romanciers.

POÉSIE

Je m’en voudrais d’oublier un volet essentiel de l’œuvre d’Alain Gagnon, ses textes nus, les mots qui résonnent comme la cloche, naguère, hélait les fidèles et les incitait à la prière. Des poèmes auxquels je reviens quand j’ai besoin de reprendre mon souffle entre deux paragraphes d’un roman qui n’arrête pas de fuir devant comme un lièvre affolé. Un rythme poétique marqué par ses promenades en bordure de mer et du fleuve. Il suit la ligne de la berge, là où les grandes vagues ne cessent de remodeler la rive. Il surveille l’horizon, la lisière floue des forêts, soulignée par les premières neiges, l’hésitation entre le froid et l’automne, après que les oiseaux migrateurs soient partis dans un joyeux jacassement. C’est pour lui l’occasion de mettre la main sur une pierre, d’effleurer l’écorce d’un pin ou d’une épinette, de respirer et de se glisser dans la fissure du jour. Il devient le frère d’Eugène Guillevic qui, avec une image, casse une galaxie et donne une parole aux cailloux. Le poète français prête une voix aux éléments de la nature, particulièrement au roc, qui se dressent devant l’humain pour le menacer et revendiquer son attention et son empathie.
Alain Gagnon rêve alors de fouiller les strates de la terre, de se pencher sur la mousse pour en saisir les secrets, d’étudier la vague et les mouettes qui ignorent tout des frontières.
Mon ami, malgré ses nombreuses évasions dans le roman, reste fidèle au genre qui a marqué son entrée en littérature. Comme si les mots étaient un feu de forge qui couve jour et nuit. Voilà le fil de son travail unique et original.

L’eau noire
La glace blanche
L’eau coule
Et je demeure [2]

Un poème dépouillé, quasi un haïku, qui fait ouvrir les yeux dans la rondeur de l’instant.

HÉRITAGE

Et voici la réédition de son roman Le truc de l’oncle Henry paru pour une première fois en 2006. Cet ouvrage illustre parfaitement la pensée binaire d’Alain Gagnon et peut constituer un premier pas vers la compréhension de l’univers singulier de cet écrivain. Des phénomènes étranges traumatisent la population de Saint-Euxème. Des disparitions, des morts, des attaques sauvages se succèdent depuis que les travailleurs ont entrepris de construire un barrage dans la gorge des Conscrits.
Le chef de police ne sait trop par quel bout empoigner ces événements qui échappent à toutes les explications logiques. Ce véritable thriller - un effort certain du romancier pour rendre son univers plus accessible - suit des sentiers peu fréquentés. Avec Olaf Bégon, le lecteur doit oublier ses références, s’aventurer dans l’inconnu où des êtres venus d’un autre monde peuvent le broyer.
Nous avons eu la chance de marcher dans une même direction pendant presque cinquante ans en tout respect et en toute amitié. Dans Propos pour Jacob, l’écrivain parle de sa mort et de l’héritage qu’il va léguer à son petit-fils.

À ma mort, je ne te laisserai rien ou si peu. Je serai pauvre. Par paresse, manque de discipline, insouciance et aptitude aux plaisirs, mes comptes en banque seront vides ou presque. Cet ouvrage te tiendra lieu de legs. Ne sois pas trop déçu. Je t’ai aimé comme personne, et j’espère me faire pardonner en t’offrant ce qui m’est le plus cher : sur quelques pages, ces intuitions puisées dans l’héritage commun et en moi-même, parfois. Si tu en tires quelque profit, je serai moins mort, et tu seras peut-être un peu plus vivant.  [3]

Mon ami n’a pourtant jamais été un paresseux et encore moins un insouciant. Il était un travailleur acharné qui considérait la littérature comme la première des occupations humaines. C’était pour lui une manière de toucher l’innommable, d’effleurer une forme de vérité et peut-être aussi l’immortalité. Écrire envers et contre tous. Pendant la matinée qui a précédé son décès, il a poussé les mots devant lui jusqu’à midi comme il le faisait chaque jour, tentant de voir juste, de montrer la route comme un berger qui marche lentement derrière son troupeau en gardant les yeux sur l’horizon.
Je te salue « mon pays ».


CE TEXTE EST PARU DANS LA NOUVELLE ÉDITION DE : LE TRUC DE L’ONCLE HENRY, ÉDITIONS TRIPTYQUE,  collection ALIAS, 2019, 238 pages, 17,95 S.


Citations :




[1] Gagnon Alain, Les Dames de l’Estuaire, Éditions Triptyque, Montréal, 2013, page 45.
[2] Gagnon Alain, Poèmes de l’homme non-né, Éditions Cercle du livre de France, Montréal, 1975, page 40.
[3] Gagnon Alain, Propos pour Jacob, Éditions La Grenouille bleue, Montréal, 2010, page 9.

http://www.groupenotabene.com/auteur/gagnon-alain

lundi 22 avril 2019

INÉDIT DE MON AMI ALAIN GAGNON

C’EST AVEC BEAUCOUP d’émotion que j’ai reçu Gloomy Sunday d’Alain Gagnon. Comme si Alain revenait me faire un clin d’œil et me saluer. L’écrivain est décédé en 2017. Un compagnon avec qui j’ai cheminé depuis ses premières publications. Tout le monde le sait, nous étions voisins. Lui, de Saint-Félicien et moi, de La Doré. Il a lancé son premier livre en 1970 et j’en faisais autant en 1971. Il amorçait l’aventure avec des nouvelles et je me risquais dans la poésie. Il aura été beaucoup plus prolifique que moi cependant, explorant le roman, le récit, des carnets, enfin toutes les manières de secouer les mots dans plus de trente-cinq ouvrages. Une œuvre impressionnante, touffue, diversifiée et inachevée. C’était un boulimique, un travailleur acharné que mon « pays » Alain.

Dans Gloomy Sunday, des légendes contemporaines précise l’éditeur, Alain (je me permets de l’appeler par son prénom) revient dans une forme d’écriture qu’il affectionnait, soit l’histoire brève, mais aussi le fantastique qui se glisse un peu partout dans ses publications, souvent de façon subtile. Je pense à Thomas K. ou encore Le gardien des glaces.
Bertrand Bergeron, grand connaisseur devant l’éternel, définit le genre comme suit : « La légende mord à pleines dents dans la réalité, car elle s’enracine dans un événement fondateur… … Elle raconte, de plus, une situation qui met en scène un être humain dans ses rapports avec un être surnaturel. »[1]
L’écrivain, ici, crée des légendes pour démontrer que le merveilleux, le surnaturel est toujours là, même si nous nous vantons de vivre dans un monde rationnel et que la science peut tout expliquer. Plus rien de mystérieux n’existe. Tout s'analyse, du moins nous le croyons, quand nous nageons allègrement dans les mythes du développement continu, de la démocratie et d’un meilleur avenir alors que nous mettons la planète en danger avec l’exploitation démente des ressources.

LE FANTÔME DU PARC

Il lance ce beau livre avec un événement qui a fait les manchettes, il n’y a pas si longtemps, dans le Progrès-Dimanche, journal où je travaillais en 1992. Cette nouvelle avait fait rigoler bien des collègues, surtout qu’on se moquait de l’auteur du reportage qui s’était laissé convaincre par les lubies d’un farfelu et des faits que personne ne pouvait vérifier. Les médias n’aiment pas les manifestations des revenants, à moins que ce soit eux qui les inventent et les répètent du matin au soir.
Alain reprend cette histoire et la pousse plus loin avec son personnage qui tente de faire la lumière et ne réussit qu’à embrouiller les pistes. Le propre de la légende est de ne jamais pouvoir trouver d’explication rationnelle. Plus on creuse, plus le mystère s’épaissit. Nous basculons dans des phénomènes qui échappent à l’analyse exacte ou à la logique cartésienne.

Rémi roule, se gare, marche longtemps dans la rue Saint-Jean. Il s’arrête au cimetière derrière l’église Saint-Matthew. Le crachin a cessé. Un vent doux du sud a chassé les nuages. Au-dessus du fleuve et du toit en pente brillent les étoiles. Il voudrait les interroger, mais il sait que, toutes belles qu’elles soient, elles ne répondront pas. C’est à l’intérieur de lui-même, pense-t-il, qu’il devrait s’adresser pour obtenir des réponses. Mais il ne saurait comment faire. (p.71)

Rémi a bien raison. C’est en nous qu’il faut chercher les réponses à ces histoires et elles ne seront jamais claires et nettes. Jamais nous ne pourrons tourner la page.

EXPLORATION

Alain nous convie encore une fois dans son pays littéraire, le territoire d’Euxémie, celui de Saint-Félicien pour ceux qui connaissent le secteur, avec la Bleue et la Louve. Je m’y sens chez moi. Un territoire qu’il a inventé pour mieux l’explorer dans toutes ses caractéristiques géographiques et en donnant toute la place à son imaginaire. Parce que, pour l’écrivain de Saint-Félicien, le concret comprend le monde que nous pouvons appréhender et parcourir et cette vérité invisible, peuplée de créatures malfaisantes, tout aussi palpables et maléfiques.
 
Et surtout toutes ces autres dimensions du réel, plus proches de nous que notre propre cœur. Des êtres plus ou moins intelligents y vivent, y grouillent partout ; nous entourent, nous veulent du bien, nous veulent du mal ; s’amusent à nos dépens parfois. (p.153)

L’œuvre d’Alain s’est toujours appliquée à explorer ces deux univers, à les faire entrer en contact l’un avec l’autre, ce qui provoque immanquablement des catastrophes. Mais pourquoi s’aventurer dans un territoire que personne ne prend au sérieux. Il faut lire attentivement la citation tout au début du recueil.
« Tous les pays du monde qui n’ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid. » L’assertion est du poète français Patrice de La Tour du Pin.
Voilà qui est fort intéressant. Tourner le dos aux contes et aux légendes, c’est comme si on s’amputait d’une partie de son cerveau et se condamnait à la disparition. Alain tente-t-il de sauver son pays, de lui redonner toutes ses dimensions ? Je suis porté à le croire parce qu’il misait plus que tout sur les plus hautes vertus de la littérature et des mots. Il répétait souvent que l’écrit éloigne la barbarie.

AVENTURE

Maisons hantées, disparitions, fantômes, animaux qui nagent dans les profondeurs des lacs, imaginaires inspirés des autochtones, Alain ne se prive de rien. Nous retrouvons des personnages familiers comme le chef de police de Saint-Euxème, Olaf Bégon, qui lui aussi a une histoire qu’il n’a jamais osé raconter, même s’il s’est fait un devoir toute sa vie, avec son métier, de voir l’envers des choses pour les rendre claires et précises. Il n’y a pas réussi souvent comme vous pouvez le constater en suivant ses aventures et ses enquêtes. Saint-Euxème est le pays par excellence pour les événements étranges où des êtres fantastiques entrent en contact avec le monde connu. Il peut y avoir des lieux, comme des points d’acupuncture, qui témoignent de cette réalité invisible et hasardeuse à fréquenter. On y risque toujours son équilibre mental. On peut y faire des rencontres qui marquent de manière indélébile ceux qui ont l’audace de s’y frotter.

Puis j’ai regretté de l’avoir fait. Étouffer les histoires anciennes par de nouvelles histoires, par plus d’histoires, n’est-ce pas la meilleure façon de se protéger contre les miasmes, les effets délétères des récits passés ? (p.223)

En plongeant dans les légendes et les histoires à dormir debout comme on répétait dans mon enfance, Alain témoigne d’une vie de plus en plus fragmentée. Une tentative de réconciliation avec un monde qui tourne le dos aux mythes pour s’enfermer dans des rêves économiques tout aussi dangereux.
Voilà, tout est dit. Qu’on le croie ou non, Alain réussit à nous guider dans des territoires qui font appel à des peurs, des craintes ataviques et secoue cette partie de notre cerveau où des désirs étranges se dissimulent. L’époque contemporaine regorge d’événements, de guerres, d’affrontements qui viennent du fond des âges et qui nous entraînent dans les plus horribles catastrophes. Toutes ces barbaries tribales, ces invasions pour l’appropriation des ressources naturelles, les tortures, les lubies militaires ne sont que des manifestations de ces pulsions qui montent d’un univers glauque qui ne demande qu’à se montrer au grand jour. Et pas un mur, si haut soit-il, ne peut nous protéger.
Alain se restreint aux frontières de son pays littéraire, mais réussit à ébranler certaines croyances, des certitudes en créant des êtres fascinants, des décors inquiétants, des phénomènes qui bafouent toute logique. C’est le propre du travail de mon ami qui encore une fois embrasse tout le vivant.
Voilà un humaniste qui me touche, qui m’émeut, me donne des frissons et m’entraîne dans une dimension que j’ai du mal à accepter même si je peux facilement me laisser séduire par le monde merveilleux de Ti-Jean et de ses contes. Il faut mon compagnon Alain pour me pousser dans cet univers que j’aime désamorcer par le rire quand je me trouve devant un public qui est prêt à toutes les histoires invraisemblables. Mon ami Alain s’y enfonce avec toute la vigueur qui était la sienne et difficile d’en sortir avec des certitudes. Un aspect de son œuvre à explorer et à découvrir. Du Alain pure laine, une écriture tellement bien maîtrisée.


GLOOMY SUNDAY, NOUVELLES d’ALAIN GAGNON publié chez Triptyque Éditeur, 2019, 330 pages, 23,95 $.




[1] Bergeron Bertrand, Contes, légendes et récits du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Éditions Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2004.
http://www.groupenotabene.com/publication/gloomy-sunday

mardi 23 juin 2015

Alain Gagnon étonne dans ce siècle matérialiste


IL FAUT SOULIGNER LE COURAGE d’Alain Gagnon qui tourne le dos au matérialisme de l’époque et questionne la vie dans Fantômes d’étoiles, un « essai sur l’oubli de soi. » Qu’est-ce que l’écrivain cherche à dire dans son trente-sixième volume qui vient de paraître ? Comment oublier le soi, son ego, sa petite personne qui ne cherche qu’à satisfaire des besoins primaires et souvent futiles ? Nous les réalistes et les concrets, comment peut-on aller au-delà des apparences et des images qui encensent le bonheur et l’éternelle jeunesse ? Est-ce qu’Alain Gagnon peut toucher et faire réfléchir ?

Nous vivons dans une époque dites des communications et de la consommation. Nous pouvons discuter avec des gens de partout dans le monde sans avoir à quitter son chez-soi grâce à Internet. Jamais les contacts, les échanges de savoir et de connaissances n’ont été si faciles. Il suffit d’un clic. Pourtant, les gens semblent de plus en plus vivre la solitude, avoir du mal à être avec l’autre. On se perd, on s’épuise, on s’étourdit à accumuler des richesses et des objets qui polluent la planète. Il est aussi facile de remodeler son corps et atteindre un âge que mes grands-pères et mes grands-mères n’auraient jamais imaginé.
L’individu ne se définit maintenant que par les richesses et les biens qu’il accumule. Une époque où des incultes profitent du droit d’expression pour nous gaver de stupidités, de faussetés et de bobards. Que dire de ces radios où les pires obscurantistes sévissent en ressassant les absurdités ? Sont-ce nos maîtres ? Ceux qui tracent la voie ?
Alain Gagnon se demande ce qui arrive aux humains et pourquoi notre société tourne le dos à des millénaires où la pensée questionnait la vie et l’existence humaine, cherchait à comprendre la place de l’homme dans l’ordre cosmique. L’humain n’est-il qu’un animal ou possède-t-il une dimension qui en fait un être exceptionnel ?

AUDACE

Il peut sembler téméraire après Jean-Paul Sartre et Albert Camus de ramener la question de Dieu, du divin qui niche peut-être en l’homme et la femme. Rares sont ceux qui osent maintenant dire qu’ils croient à une essence divine et que l’homme s’affirme en atteignant une autre dimension. Je ne parle pas de la bigoterie d’un Jean Tremblay, maire de Saguenay. Je pense à un questionnement authentique qui relève de la philosophie et de la méditation.
Bien sûr, l’humain doit satisfaire des besoins primaires et perpétuer l’espèce. Pourtant, il y a une forme d’élan en lui qui le pousse vers une dimension où la vie prend une autre signification. Comme si l’humain devait se hisser sur ses épaules pour voir plus loin, savoir à quoi il ressemble quand il oublie ses instincts et qu’il observe avec les yeux de son esprit.

Celui, pour qui la vie se résume à la satisfaction de besoins primaires ou artificiels, s’oublie. Il a dû s’oublier ou se désapprendre, désapprendre ce qu’il est. Il vit en état d’aliénation constant en regard de sa réalité. Et toute notre civilisation conspire à ce qu’il en soit ainsi. Nous vivons dans une civilisation de l’oubli. De l’oubli et de la profonde insatisfaction de soi qui en est conséquente, et engendre la colère contre le monde et contre soi. (p.11)

Alain Gagnon tourne le dos aux modes et aux propos qui flattent l’ego, les faux débats pour réclamer une autre dimension. Le sens de la vie est de chercher par sa pensée et son intelligence à se hisser dans une autre dimension et à habiter peut-être ce que nous pouvons appeler l’âme. Comme s’il fallait muter et emprunter le chemin de la chenille pour devenir papillon, passer du terrestre à l’aérien. La vie serait-elle une mutation ? Je ne connais que Jean Désy parmi les écrivains contemporains pour aborder un tel sujet même s’il diffère d’Alain Gagnon dans son regard.

RÉFLEXION

L’écrivain ne s’attarde pas à décortiquer les obsessions de ses contemporains qui vivent par procuration et cherchent à épouser des images que les médias ressassent. Les moyens de communication valorisent le jouisseur-consommateur qui se moule dans un plaisir où tous cherchent à être le clone du voisin. Rien de cela chez Gagnon. L’humain qui perd son temps à corriger son image fausse son moi et tourne le dos à son essence. La question est autre. C’est là que l’écrivain devient pertinent.

Mais comment ne pas s’inquiéter devant cette technologie qui efface le sens de l’histoire, la nécessité de devenir un humain meilleur dans ses désirs, ses pensées, ses rapports avec les autres ? Pas facile d’être soi en dehors des clichés et des leurres. Nous confions nos connaissances à des nuages ou des disques durs. Histoire, philosophie, réflexions, tout cela dans d’immenses hangars que peu de gens fréquentent. L’humain de demain sera peut-être une coquille vide qui rêve de prendre une bière au sommet d’une montagne ou qui s’autophotographie devant sa voiture.

Les étoiles sont où nous ne les voyons pas. Nous voyons leur fantôme. Nous les voyons scintiller où elles étaient, il y a des millions d’années ou plus. Nous les admirons où elles ne sont plus. Il en est de même du transcendant. Nous ne possédons pas l’équipement mental nécessaire à son appréhension certaine, qui convaincrait jusqu’au dernier humain. Nous tâtonnons, trébuchons comme l’Ermite de la neuvième lame du Tarot, qui porte ce nom. On y aperçoit un homme habillé d’une bure, qui cherche, lanterne tempête en main. Il ne doute pas que l’objet de sa quête existe. Quant à trouver ? Et dans quelles conditions ? Perplexité et scepticisme marquent ses traits. (p.75)

Alain Gagnon ne tourne pas le dos aux religions qui ont hanté les millénaires même s’il sait très bien que ces croyances sont souvent devenues la chasse gardée de dirigeants qui ont accaparé le pouvoir.
Le questionnement est intéressant en ces temps de charte des libertés et de laïcité. Qui est le Québécois ? Quel visage montre-t-il en Amérique ? La question est vaste comme ce pays que nous ne savons pas reconnaître dans ses singularités et ses particularités. Le film L’empreinte, avec Roy Dupuis, fait un pas dans cette direction en tentant de surprendre le vrai visage du Québécois. Où la liberté de l’un empiète sur la liberté de l’autre ? Comment trancher en respectant les notions de tolérance et de partage ?

QUESTIONS

Je ne suis guère attiré par les questions religieuses même si je peux admettre qu’il y a un aspect en nous qui peut échapper au temps et à l’espace. Toutes les civilisations ont tenté de formuler des réponses à cette grande hésitation en présentant des théories sur la vie et la nature de l’homme en oubliant toujours la femme.
Comment expliquer cette appétence qui nous pousse à devenir un meilleur humain dans sa société et son quotidien ? C’est peut-être une question de vocabulaire ou de mots qui m’éloigne d’Alain Gagnon.
Je le répète, cet homme a du courage pour élever la voix et dire ce qu’il croit. Mais qui va l’entendre ?
Maintenant, l’immortalité passe par ces machines qui avalent nos visages, nos voix, nos chants pour nous donner l’illusion de déjouer la mort. Il est encore possible d’écouter Barbara, Léo Ferré et les Doors… Est-ce cela l’immortalité, être figé sur un disque ou séquestré dans une boîte à images ? Que répondre en ce siècle où penser est une perte de temps et surtout d’argent ? Merci Alain Gagnon de sortir des sentiers battus.


Fantômes d’étoiles, essai sur l’oubli de soi d’Alain Gagnon est paru aux Éditions Broquet, 114 pages, 19,95 $.