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lundi 13 mai 2024

RETROUVER LA ROUTE DE LA RÉFLEXION

«LA GRANDE question de l’existence est celle des rapports entre le dedans et le dehors. C’est à se demander pourquoi tout le monde, tout le temps, ne parle pas de ça. De ça qui a l’air de rien et qui, pourtant, est tout. La “vie” n’est que ce rapport. Les relations ne sont que ce rapport. L’économie n’est que ce rapport. Aussi la santé. Et l’environnement. Et les identités assénées ou revendiquées. Et le sexe (à moins que là, comme le veut Lacan, il n’y ait pas de rapport). Que plus ou moins tout — à commencer par la naissance — se rapporte à ce rapport fait-il de cette circulation plus ou moins entravée ou fluide des éléments entre dehors et dedans une évidence si évidente qu’elle mérite d’être passée sous silence? Chercher les mots pour dire ça, cette généralité trop générale pour être dicible.» (p.10)

 

Dans Chimères, un bref essai publié dans la collection Miniatures de Nota Bene, Frédérique Bernier s’attarde au réel qui nous entoure et qui fait partie intégrante de notre existence. Cet environnement permet la pensée et un certain regard sur le monde, l’amour, le désir et des malaises qui touchent le corps et aussi l’âme. Enfin tout ce qui bouscule un être humain à un moment ou un autre pendant le formidable parcours qui va de la naissance au dernier souffle. 

Un petit livre intelligent, une véritable bouffée d’air frais, que l’on peut emporter partout (il se glisse tout naturellement dans la poche d’un veston) et qui exige une lecture lente, patiente, attentive parce que chaque phrase trouve sa place et pèse de tout son poids! Il m’a donné l’envie de revenir sur différentes phases de mon existence, ces arrêts qui nous obligent à changer de direction. Toujours ce balancement de soi vers le monde extérieur avec un retour comme pour tout engranger et comprendre. Une vague qui ne cesse de monter et de se retirer en râpant le sol.

Un texte que l’on visite tout doucement, une image à la fois, en prenant de longues inspirations et en secouant les mots pour les surprendre dans ce qu’ils sont. 

La réflexion exige une belle lenteur, beaucoup d’arrêts avec, peu souvent, des illuminations fulgurantes. La pensée n’aime guère la précipitation, le bruit et les étourdissements des lieux publics ou la frénésie des réseaux sociaux. 

Pour me rassurer, j’ai recommencé ma lecture après une première traversée, m’attardant cette fois aux passages que je souligne toujours en lisant. Oui, je parcours un livre avec un marqueur jaune à la main. «Mes arrêts», comme je dis. Et je pourrais repartir dans Chimères en me tenant en équilibre sur une phrase, pour secouer les propos de l’auteure et pour aller encore plus loin dans ma propre réflexion.

L’entretien de Gérald Gaudet avec madame Bernier dans Nos lieux de rencontres m’avait bien disposé envers la démarche et les questionnements de cette essayiste que je ne connaissais pas.

Comme quoi, qu’on le veuille ou non, un ouvrage pousse toujours vers un autre livre. Un écrivain nous fait découvrir le travail d’un autre et permet de nous situer dans la belle et folle aventure de la pensée. Oui, la lecture donne la chance de se surprendre avec des yeux différents. Un essai, un roman peut tout changer. Je signale L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse qui a viré ma vie à l’envers. 

 

CITATIONS


 

Ce carnet de Frédérique Bernier (je pense que l’on peut le qualifier de cette épithète) est constitué de courts textes qui s’amorcent par une citation. Une trentaine d’extraits en tout d’écrivains et d’écrivaines que je connais et d’autres dont je vois le nom pour la première fois. Juste s’attarder à ces extraits est une aventure. 

Lecture d’abord pour madame Bernier, et réflexion qui l’entraîne vers un ailleurs proche et différent. Un bel exemple de ces phrases qui vous figent et vous poussent vers une forme de questionnement. 

 

«Le rêve ferme la boucle d’un certain temps de notre vie pour en ouvrir un autre. Le rêve est le signe que quelque chose arrive.

                                                         Anne Dufourmantelle.» (p.34)

 

Et madame Bernier répond d’une certaine façon à l’affirmation de l’écrivain ou de l’écrivaine qui la capte et la retient avec ses propos et sa manière de dire. Une occasion d’aller plus loin, de prendre pied dans le réel et l’aventure de respirer et de penser.

 

«Et l’autre que je suis pour moi ne m’est jamais apparu de façon aussi stupéfiante que les fois où j’ai fini par comprendre que la dérobade inadmissible de celui que j’avais devant moi était, à bien y regarder, le miroir — où le masque — de ma propre fuite.» (p.33)

 

Toujours cette poussée du dehors vers le dedans ou le contraire qui permet de nous définir et de trouver un espace bien à nous dans l’univers. La pensée et le questionnement ne peuvent emprunter d’autres chemins. Texte devant soi (au-dehors), observation élaborée dans des mots avec un retour à soi (au-dedans) pour réfléchir et porter une idée un peu plus loin.

 

«Une voix en elle, mais pas d’elle. Voilà qu’elle entendait des voix, comme on dit. Cette voix pas d’elle lui parlait d’elle, comme du dehors ou d’un dedans si lointain qu’il était plus étranger que tout dehors. “C’est la scène de ta naissance”, avait dit cette voix la transformant, l’espace d’une nuit, en schizo mystique.» (p.57)

 

La vie est ce mouvement avec la naissance et la plongée dans un monde souvent hostile. Le lieu utérin et après les espaces infinis de l’univers qui risquent de vous happer et de vous dissoudre. 

 

«… le fait d’accoucher : devenir cet amas de chair vrillée de douleur, déchirée par le passage d’une créature aliène qui voit soudain le jour en s’extirpant de ce trou qui bée entre les jambes d’une femme.» (p.84)

 

Bien plus, une femme en donnant naissance à un enfant dans la souffrance et les cris se perd dans un autre qui exige toute son attention et ses énergies. Nous sommes également les autres, ceux qui nous précèdent et qui nous suivent. Nous sommes un repli sur soi, mais aussi une pensée exploratrice qui trouve son reflet dans ses proches. Respirer, s’exprimer dans une langue et des mots pour traduire ce qui s’agite en soi et hors de soi, devenir un «truchement» comme on disait naguère, parler pour soi et pour l’autre, pour saisir la quintessence du monde réel et être pleinement vivant et conscient. Toutes ces pensées qui se bousculent dans notre espace et nous cernent en nous menaçant d’une certaine façon. 

 

QUESTION

 

Qu’est-ce que vivre? Que dire des pulsions qui nous poussent vers nos semblables ou encore qui nous en éloignent? Cet élan si difficile à expliquer et à comprendre qui fait que l’on se retrouve dans le regard de l’autre, à chercher à sortir de soi pour s’installer dans l’environnement d’un être aimé, dans sa gestuelle pour trouver un nous. 

 

«Le désir trône parmi ces affaires immenses qui traversent nos vies et dont on saisit mal la part de hasard et de nécessité. Ce qui appelle son émergence, l’attise, le fait circuler, l’emballe follement, l’étiole ou l’étouffe est à ce point impondérable et mystérieux, imprévisible et injuste, contradictoire et impérieux, qu’on préfère le plus souvent en dénier la puissance.» (p.31)

 

Voilà un carnet qui s’attarde à nos pulsions, nos fantasmes, des rencontres avec l’autre, soit physiquement ou intellectuellement. Et pareil pour les gens qui nous entourent et nous portent, bien sûr. Comment devenir une conscience dans le monde vivant, dans une société qui nous enferme dans des devoirs et des tâches qui avalent tout de notre temps et qui laisse si peu de place à l’esprit et à la réflexion. 

J’aime que Frédérique Bernier ne s’égare jamais dans la théorie et les concepts. Elle témoigne, raconte des expériences et n’hésite pas à se lancer dans certaines allégories qui décrivent peut-être mieux le réel inquiétant qu’une idée abstraite et hors de soi. Il faut toujours voir de l’intérieur pour comprendre.

Le rêve esquisse peut-être ou laisse pressentir ce que nous sommes en train de devenir ou ce que nous serons si nous avons assez de temps pour s’installer dans la durée. La rêverie, mais aussi la maladie qui nous repousse en soi et nous garde prisonniers d’un corps et nous prive de la pensée des autres. Un arrêt peut-être pour mieux nous dessiller les yeux. 

 

PULSIONS

 

Un livre fort important qui nous permet de nous attarder à des gestes, des préoccupations, des désirs et des pulsions qui peuvent étourdir comme nous conduire vers cet autre que nous pouvons être. Un arrêt sur l’amour, la vie avec ses proches, la violence qui se manifeste partout et la perte de soi dans une société où le privé est aspiré par les médias sociaux. Toute cette frénésie qui nous pousse hors de la pensée pour nous jeter dans l’agitation, à l’extérieur de ce voyage en soi nécessaire pour mieux expliquer son environnement physique et humain. 

Chacune des pages de Chimères met le doigt sur une réflexion et aussi une manière d’être et de respirer. Frédérique Bernier marche au milieu des phrases comme dans un jardin, s’arrêtant ici et là pour nous faire comprendre l’aventure de l’être. 

 

«Je fais partie de ces personnes pour qui les questions par plusieurs jugées abstraites et nébuleuses semblent les plus proches, les plus exaltantes.» (p.9)

 

Heureusement, il y a encore des écrivains comme elle qui aiment les sentiers peu fréquentés et qui tentent d’empoigner des vérités qui peuvent être autant de leurres et de faussetés. Le voyage de l’intérieur à l’extérieur n’a jamais rien de certain et tous les possibles sont à envisager. C’est que tout peut devenir flou et intangible quand on secoue l’être et que l’on cherche à effleurer la vie du bout du doigt dans une société si violente et désespérante. Chimères est un livre précieux qui va m’accompagner longtemps. 

 

BERNIER FRÉDÉRIQUE : Chimères, Éditions Nota Bene, 96 pages.

https://www.groupenotabene.com/auteur/bernier-frédérique-0

 

 

mercredi 20 mars 2024

LES ÉCRIVAINS HANTENT CERTAINS LIEUX

TOUJOURS UN plaisir que d’ouvrir un nouveau livre d’entretiens de Gérald Gaudet. Nos lieux de rencontres arrive avec le printemps hâtif. Ce volume imposant tourne cette fois autour de l’essai littéraire. Après Parlons de nuit, de fureur et de poésie que j’avais beaucoup aimé, Gaudet s’intéresse maintenant aux endroits qui hantent les écrivaines et les écrivains. Ce lieu qui devient en quelque sorte un territoire qu’ils ne cessent de parcourir. Des sites qui permettent à la parole de s’épanouir et de vibrer dans toutes ses dimensions. Un opus qui nous fait glisser dans l’intimité de Kateri Lemmens, Gabrielle Giasson-Dulude, Frédérique Bernier, Dalie Giroux, Pierre Nepveu, Mathieu Bélisle, Marie-Hélène Voyer, Erika Soucy, Paul-Chanel Malenfant, Jean Désy et Charles Sagalane.

 

L’entreprise de Gérald Gaudet demande un travail considérable et un dévouement sans failles. Le poète et essayiste quitte la surface des choses pour entrer dans le profond de l’œuvre, montrer la face cachée de l’iceberg si l’on veut. Gaudet doit avoir lu les ouvrages de l’écrivain ou de l’écrivaine, avoir pris le temps d’en dégager les forces et les élans afin d’ouvrir les portes qui permettent de surprendre les auteurs, d’aller plus loin et, la plupart du temps, de découvrir des aspects ignorés de leur création. 

Il parvient souvent à étonner les écrivains et effleure les cordes qui sous-tendent le travail de celui ou celle qui acceptent de se prêter au jeu de la question. Tout cela dans la plus grande des réceptivités, où les auteurs s’expriment dans la plus belle des franchises et surtout en se sentant écouté. Gérald Gaudet possède cet art d’amener les gens à se livrer.

Et pour le lecteur que je suis, ce travail me permet de mieux connaître un auteur que j’aime et que je fréquente depuis toujours. Je pense ici à Pierre Nepveu, Marie-Hélène Voyer, Paul Chanel Malenfant, Jean Désy et Charles Sagalane. Pour les autres, ce sont de belles découvertes qui m’offrent des aventures inédites au pays des mots. 

 

DIRECTION

 

L’entretien permet à l’écrivain d’expliquer plus ou moins clairement ce qu’il tâche d’atteindre en racontant une histoire ou en abordant une question qu’il retourne sous toutes ses facettes. L’essai fournit des réponses, cerne des sujets, des comportements, des pensées qui constituent souvent la charpente de notre société. 

Certains s’aventurent dans la fiction plus ou moins consciemment et d’autres sont particulièrement clairvoyants face à leur entreprise, surtout ceux et celles qui enseignent la littérature, le métier le plus fréquenté sans doute par les écrivains québécois. 

Le travail de Gaudet met en évidence le créateur dans ses préoccupations, ses obsessions, même si certains tentent de se dissimuler en construisant des cathédrales cérébrales. Un écrivain est rarement totalement lucide face à son parcours et des raisons qui le poussent dans une direction plutôt qu’une autre.

Gérald Gaudet, tout discrètement, tout doucement, les entraîne dans ces lieux où ils reviennent sans cesse pour se raconter et décrire le monde qui est le leur et celui de maintenant. 

 

«Ces paroles échangées, pendant le temps d’un entretien, alors que nous avons eu du temps enfin pour créer le lien, ramasser ce qu’il y a de meilleur en soi et trouver “les mots pour le dire”, j’aime qu’on les prenne comme une cartographie de l’imaginaire.» (p.8)

 

Bien sûr, il y a des constances dans le travail des écrivaines et des écrivains, des lieux de vie ou de naissance qui donnent une direction et une couleur à la parole de ces inventeurs de monde. J’ai souvent parlé de l’enfance dans mes chroniques et encore une fois les entretiens de Gérald Gaudet confirment mon observation. «J’écris pour être ce que j’aime», lance Kateri Lemmens lors de cette rencontre. 

 

INFLUENCES

 

Il y a aussi la lecture et certains livres qui sont une révélation pour l’écrivain. Suzanne Jacob pour Gabrielle Giasson-Dulude et Saint-Denys Garneau pour Frédérique Bernier. Des phares qui éblouissent et réconfortent. Comme si ces ouvrages disaient au lecteur-créateur que tout est possible, qu’il suffit de prendre la bonne direction. Ces «maîtres» deviennent des guides et des inspirations qui les suivent toute une vie dans la plupart des cas. 


Il en résulte ce que l’on nomme la problématique du «
transfuge de classe». En se scolarisant, en publiant, ces femmes et ces hommes ont l’impression de trahir et de caricaturer leur milieu d’origine quand ils tentent d’y retourner par la fiction. Michel Tremblay a abordé bellement cette question dans Le vrai monde

L’écriture n’est pas un métier qui se transmet de génération en génération. Ce n’est pas tous les écrivains qui ont eu la chance d’avoir un père comme celui d’Anne Hébert qui a tout fait pour encourager sa fille. Maurice Hébert était dans le milieu littéraire et il a pu lui ouvrir des portes très tôt. Ce lieu des origines est particulièrement obsédant et s’incarne dans la langue qu’utilise Erika Soucy. Son pays de la Côte-Nord qu’elle porte en elle et retrouve dans son travail poétique. 

 

DÉCOUVERTES

 

J’ai aimé les propos de Mathieu Bélisle, particulièrement. Je ne sais pourquoi, mais cet essayiste était encore un parfait inconnu pour moi. Son entreprise tente de cerner la pensée et l’imaginaire du Québécois et de la Québécoise. 

 

«En vérité, il me semble que le peuple québécois est peu enclin à aller au-delà de l’horizon, à parler de ce qu’il ne voit pas et qui échappe à l’expérience commune; qu’il hésite à s’aventurer sur des terrains ou dans des domaines qui dépassent l’ordre de l’expérience sensible et concrète. Il y a une réticence à s’aventurer de côté de la spéculation philosophique, comme jamais du côté de l’expérience mystique, une réticence que je trouve bien sûr chez moi.» (p.157)

 

Inévitablement, nous nous retrouvons face à la problématique de la langue parlée et écrite qui hante un peu tous les Québécois. Cette oralité qui vient contrecarrer l’expression littéraire, on dirait. Ce n’est guère nouveau. Il faut remonter au roman Le cassé de Jacques Renaud qui a été le premier à employer le joual en 1964. 

Quelle langue utiliser? Toute l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu est une tentative d’imposer un langage singulier à son univers québécois. Erika Soucy fait le choix de se coller à la langue parlée de la Côte-Nord au moment de son enfance quand elle entre en poésie. Tout le contraire d’un Paul Chanel Malenfant. 

 

«Le poème effectue une expansion de la signification convenue, une dilatation musicale du sens courant.» (p.248)

 

Jean Désy présente le Nord comme le lieu qui l’a révélé à lui-même, tel un certain Saul frappé par une lumière aveuglante qui a changé sa vie. Quand Désy s’est retrouvé dans la toundra et dans ce pays où les jours s’étirent ou se recroquevillent comme nulle part ailleurs, il s’est senti enfin chez lui, dans un univers où il pouvait foncer vers la ligne d’horizon sans jamais l’atteindre. Il a su alors qu’il était un nomade. 

Marie-Hélène Voyer a été marquée par la vie sur la ferme, son enfance dans un rang avec tous les champs autour d’elle. La vie solitaire et un peu sauvage quand on s’aventure dans des pacages qui se perdent au loin. Son amour pour Le Bic est exemplaire, tout comme Victor-Lévy Beaulieu reste fidèle à Trois-Pistoles. Jacques Poulin fréquentera beaucoup les rues de Québec. Que dire de Michel Tremblay et de la rue Fabre du Plateau Mont-Royal? Charles Sagalane est attaché à son pays de Saint-Gédéon, ce lac qui le hante et l’inspire et qui deviendra, avec ses îles, les premiers lieux de son projet Bibliothèques de survie

Encore une fois, Gérald Gaudet tend l’oreille, lance sa question comme un pêcheur jette sa ligne à l’eau, vers l’écrivaine et l’écrivain pour que la pensée jaillisse. Les personnes interviewées se livrent avec une franchise et un abandon fascinants. Un dialogue vrai, particulier et jamais anodin s’installe. Il offre à ses interlocuteurs la chance d’aller plus loin, de nous faire visiter la cathédrale de leur enfance, d’un endroit qui les a inspirés et qui les inspirera encore et toujours. Des décisions aussi qui leur ont permis d’échapper à certains lieux, à certains enfermements, pour mieux y revenir par la fiction et le mot. 

J’aime ce lecteur attentif, patient et surtout son désir de retourner les pierres, de donner un espace à ces auteurs qui passent souvent une vie à se débattre avec des questions qu’ils ne pourront jamais régler. Voilà toute la beauté et la nécessité de l’entreprise de Gérald Gaudet. 

 

GAUDET GÉRALD : Nos lieux de rencontres, Entretiens sur l’essai littéraire, Éditions Nota Bene, Montréal, 294 pages.

https://www.groupenotabene.com/publication/nos-lieux-de-rencontres-entretiens-sur-lessai-littéraire

jeudi 29 septembre 2022

LES QUESTIONS DE MADELEINE MONETTE


MADELEINE MONETTE écrit depuis une quarantaine d’années et je la connais surtout par ses fictions. Je me rends compte, en feuilletant L’Amérique est aussi un roman québécois, qu’il y a des aspects de son travail que j’ignore. Elle a regroupé dans ce livre des textes rédigés pour des rencontres, des colloques ou encore pour des revues. L’ouvrage imposant comprend une partie essai où nous retrouvons ses questionnements sur l’art de raconter et sa propre démarche. Dans un deuxième temps, elle reproduit des entrevues qu’elle a accordées à différents médias. Radio-Canada, entre autres, des moments uniques, quand on prenait le temps de s’attarder au travail des auteurs et surtout, quand on leur laissait la parole pour qu’ils puissent s’expliquer


Madeleine Monette a connu un parcours atypique dans notre monde littéraire. Née à Montréal, elle se tournait vers l’écriture dans la vingtaine, s’installait à New York avec son compagnon, un Américain. 

«Depuis 1979 je vis donc aux États-Unis, dans un lieu qui n’est pas d’abord un autre pays, mais un site de tensions. Si je n’ai fait que glisser vers le sud, sur la pente accueillante et douce du nord du continent, j’ai consenti comme jamais à mon américanité, aux risques et périls de ma francitéDorénavant, il ne me serait plus facile de nommer, je ne pourrais plus ignorer les contradictions et l’opacité du réel, je ne me sentirais nulle part à ma place.» (p.29)

Départ en 1979, à la veille du premier référendum portant sur l’indépendance du Québec qui s’est tenu en 1980, un événement qui a mobilisé quasi la totalité des artistes et des écrivains du Québec. Madame Monette reste discrète sur ce tournant et ce n’est pas un sujet qu’elle aborde même si elle a toujours gardé contact avec Montréal.

Migration et immersion dans la grande cité de tous les possibles qui incarne le rêve américain. Elle vit son quotidien en anglais, mais sa langue d’écriture demeure le français. Elle publie au Québec et s’adresse avant tout à des lecteurs d’ici. Il y a là une situation intéressante, une sorte de tension entre les gestes de tous les jours et le moment où elle s’assoit devant sa table de travail. 

Je pense à Jack Kerouac qui a rédigé d’abord nombre de ses romans dans un français un peu figé avant de les traduire en anglais, donnant un souffle et une couleur singulière à ses livres. Marie-Claire Blais a choisi de vivre une grande partie de sa vie aux États-Unis tout en écrivant en français. Ce choix a marqué son regard et permis la naissance de l’extraordinaire suite qu’est Soifs, un monument de notre littérature.

 

LIEU

 

Le territoire d’écriture de Madeleine Monette reste la ville, lieu où les ethnies se croisent, se heurtent, se confrontent et doivent trouver des terrains d’entente. Décor du monde contemporain où ceux et celles qui souhaitent se donner une autre chance s’installent spontanément. La plupart des émigrants au Québec se retrouvent à Montréal et il en est de même partout dans le monde. 

«Un laboratoire de la modernité. Un champ d’expérimentation sociale, culturelle et économique, dont les erreurs surtout font la richesse. Un moteur de transformation, une mégapode dont la croissance fulgurante, les luttes tendues et les demi-succès, les réalisations souvent arrogantes ou inéquitables frayent les voies de l’avenir et redéfinissent le présent. Une figure de proue qui n’est pourtant pas exemplaire.» (p.61)

Belle description de ce New York mythique et fascinant, le prototype de la grande cité qui attire des gens de partout. La ville qui dicte les modes, les nouvelles tendances en littérature et en musique. Le fameux rapt, par exemple, vient des rues de New York.

 

ÉCRITURE

 

Madeleine Monette s’attarde beaucoup à sa tâche, à sa manière de construire une histoire et ses fictions. Une occupation de longue haleine dans son cas où chaque mot doit trouver sa place. Rien d’inutile ou de superflu. Tout est calculé pour donner une écriture sans aspérités et sans faux pas.

«Lorsque je conçois un roman, j’en prévois la composition comme je verrais de loin un tableau complexe, sans discerner tous les détails. Au fur et à mesure que je m’approche, c’est-à-dire au fur et à mesure que le travail avance, le tableau se précise sous mes yeux. Le dessin devient plus dense, la composition révèle les rapports les plus délicats, je saisis comment les diverses parties peuvent se faire écho. Mais bien sûr ce tableau, qui n’est au début qu’un désir de tableau, sombrerait sans l’écriture dans le flou et l’oubli. Avant l’écriture, il n’a pas plus de poids qu’un caprice. Qu’un rêve éveillé.» (p.93)

Elle ne néglige jamais les circonvolutions que son sujet provoque, l’ancrage de ses personnages dans leur milieu. Le point de vue narratif si l’on veut. Parce que Madeleine Monette est de ces écrivaines qui s’intéressent au monde qui l’entoure, à la vie des hommes et des femmes, à leurs préoccupations et leurs aspirations, leurs réussites comme leurs échecs.

 

CONSCIENCE

 

Rarement, j’ai lu une écrivaine qui réfléchit si justement à son travail et qui peut en parler avec autant de précision. 

«Dans mes romans, l’histoire n’enchaîne pas nécessairement des événements. Elle déploie la subjectivité des personnages, souvent à travers des voix narratives qui s’apparentent au flot de la conscience, souvent à travers des œuvres d’art qui proposent d’autres voix, qui sont des créations au second degré issues de romans en abyme, de pièces de théâtre, de chorégraphies, de tableaux ou de poèmes fictifs.» (p.80) 

Bien sûr dans une entreprise du genre, surtout dans les entrevues, il y a des redites où l’auteure s’attarde à certains aspects de sa démarche pour en préciser un angle ou une direction, ce qui permet de mieux comprendre son approche. Une belle façon de nous familiariser avec son travail et surtout de savoir dans quel monde on se risque en ouvrant l’un de ses ouvrages. Cela m’a donné l’envie de revenir à ses grands livres. Je pense à La femme furieuse ou encore à Amandes et melon

 

AVENTURE

 

Une aventure passionnante pour qui s’intéresse au travail de l’écrivain qui veut, jour après jour, aiguiser son regard et traduire le milieu dans lequel il vit. La quête transforme autant l’auteur que celui qui se risque dans la lecture, surtout quand une œuvre s’attarde aux luttes que doivent mener des individus pour trouver leur lieu d’épanouissement. 

Madeleine Monette cerne le pourquoi de cette occupation étrange qu’est la fréquentation des mots où l’on finit toujours par se tourner vers soi pour mieux évoluer et respirer dans sa société. Une plongée dans le réel, le travail d’une écrivaine qui tente de comprendre ses contemporains, de faire face à la mouvance des populations, aux mutations qui bousculent l’époque et nous poussent vers le précipice avec les changements climatiques. Une entreprise humaine, singulière, patiente et fascinante. 

Voilà une belle manière d’apprivoiser la démarche de cette auteure originale et surtout de revenir sur ses livres pour les lire peut-être avec un regard différent. 

Et le titre. Il faudrait bien l’expliquer. Selon Madeleine Monette, les écrivains du Québec s’aventurent de plus en plus sur le territoire de l’Amérique et l’intègrent dans leurs ouvrages. 

«D’un mot à l’autre, ils saisissent les États-Unis d’Amérique, s’en excluent ou les parcourent sans hésiter, avec leurs vues souples et pénétrantes, racines au large dans leur sillage. Ils donnent à lire une Amérique réinterprétée ou revisitée, une Amérique qui est aussi un roman québécois, une fiction transcontinentale, où peuvent reprendre place les Amériques. Oui, l’Amérique est aussi un roman québécois. Un poème québécois.» (p.47)

Voilà qui est clair. Quelle riposte à ceux et celles qui répètent que notre littérature claudique ou encore qu’elle manque d’aventure! La littérature francophone du Québec vit peut-être la plus grande équipée qui soit en racontant et décrivant une Amérique différente et française. C’est la plus belle aventure qui soit.

 

MONETTE MADELEINEL’Amérique est aussi un roman québécois, GROUPE NOTA BENE, Montréal, 252 pages. 

https://www.groupenotabene.com/publication/lamérique-est-aussi-un-roman-québécois-vues-de-lintérieur

jeudi 3 juin 2021

MAGNIFIQUE CADEAU DE FRANÇOIS OUELLET



FRANÇOIS OUELLET nous fait un cadeau avec La matière des mots, des entretiens avec Hans-Jürgen Greif, un écrivain d’origine allemande qui a migré au Québec en 1969 et fait carrière à l’Université Laval. En plus de ce travail d'enseignant, Greif a trouvé le moyen de rédiger une quinzaine d’ouvrages de fiction et huit essais. Un polyglotte, un érudit, un spécialiste de la Renaissance et de l’opéra, un auteur que je ne connais malheureusement pas. J’ai lu une seule publication de cet écrivain, soit Orfeo, paru en 2003. La plupart de ses livres ont vu le jour à L’instant même, une maison d’édition de Québec qui s’est consacrée d’abord à la nouvelle avant de s’ouvrir au roman. Après avoir parcouru ces entretiens, je sais que j’ai un monde à apprivoiser, une œuvre importante à découvrir. 


L’ouvrage impressionnant de François Ouellet (232 pages) permet de plonger dans l’univers de Hans-Jürgen Grief. Une réflexion qui s’appuie sur sa première publication en 1990 jusqu’à Insoumissions qui vient de paraître en 2020. Un cheminement fascinant et admirable. Je ne me souviens plus qui a affirmé que l’écrivain «ne devait pas être trop conscient de ce qu’il faisait», mais cette sentence ne s’applique guère à Grief. Il soupèse ses titres avec un œil critique, lucide et une acuité tout à fait remarquable. 

Peut-être parce que la plupart de ses ouvrages lui ont demandé une longue recherche avant de s’élancer dans la rédaction. Bien plus, l’érudit a trouvé le temps de relire toutes ses publications avant les rencontres pour les avoir bien en mémoire lors des entretiens avec Ouellet réalisés à l’été 2019, ce qui fait que ces discussions sont un véritable bonheur d’intelligence. 

 

Dans le paysage littéraire québécois, son œuvre occupe une place tout à fait singulière. Malgré l’empreinte nord-américaine, elle reste marquée par les origines germaniques et la culture européenne de l’auteur. Hans-Jürgen Greif est un conteur-né. Qui le connaît personnellement le sait bien : aux histoires et anecdotes qu’il raconte en toute amitié, on prend toujours un vif plaisir. C’est l’écrivain qui parle. Son œuvre témoigne d’une diversité de sujets impressionnante; il n’est pas de ces auteurs qui récrivent toujours le même livre. (p.6)

 

Né en Sarre en 1941, un coin de pays que se sont disputé l’Allemagne et la France. Une province, pourrait-on dire, avec à peine un million d’habitants qui a choisi d’adhérer à l’Allemagne par référendum en 1955. 

L’enseignant s’attarde à sa famille, sa mère d’origine italienne, son père allemand, son enfance qui baigne dans plusieurs langues, soit le français, l’allemand et l’italien. Son paternel a fait la guerre dans l’armée d’Hitler, même s’il n’a jamais été membre du parti nazi. Le jeune Hans-Jünger ne l’a connu qu’après la fin des hostilités en 1945. Il avait vécu en osmose avec sa mère jusque-là. Le garçon se retrouve devant un étranger qui s’impose dans son univers et bouleverse tout. 

 

J’ai eu beaucoup de difficultés à transiger avec mon père, un homme rigide, autoritaire, qui a voulu briser ma résistance devant son diktat. Il n’y est pas arrivé. (p.13)

 

En rupture avec sa famille, surtout après la mort de sa mère survenue en 1959, il décide de migrer. Le jeune homme se retrouve au Québec dont il ne sait à peu près rien. Ce séjour devait être temporaire, mais la vie a fait en sorte qu’il en fasse son pays d’adoption.

 Il s’intéresse aux textes anciens, aux mythes et aux livres sacrés comme la Tora même s’il n’est pas croyant. Grand amateur d’opéra, il enseignera aussi l’allemand au Conservatoire de musique de Québec à des chanteurs. Ces passions marqueront son travail. 

 

RÉFLEXIONS

 

Une œuvre marquée par la réflexion et l’actualisation de mythes qui sont au cœur de la société même si l’on se targue de rationalité et d’efficacité maintenant, d’avoir vaincu toutes les craintes et les superstitions. 

Nous avons donc des ouvrages qui reposent sur un substrat solide, porteur des grands questionnements de l’humanité depuis toujours, même si l’auteur recherche, dans la rédaction de ses fictions, la limpidité. L’érudition doit laisser la place au bonheur de raconter, ce qu’il prouve dans ses entretiens qui deviennent de véritables leçons d’histoire et de philosophie. 

 

Chaque écrivain a connu cette phrase d’impatience, où plusieurs canevas attendent sur sa table de travail. Il apprend à ne rien bousculer, à avancer sans sauter d’étape, à réfléchir calmement. L’écrivain puise dans sa propre vie, où l’éducation reçue pendant l’enfance et l’adolescence joue un rôle déterminant. Chacun de mes livres contient des épisodes vécus que je laisse remonter à la surface pour les travailler, les transformer, les adapter au contexte du manuscrit. (p.88)

 

Hans-Jünger Grief a été marqué par la mort de sa mère, la rigidité de son géniteur qui ne tolérait aucune discussion et possédait la vérité. Il aurait pu devenir un rebelle et un marginal, mais il a tout misé sur des études, les réflexions pour donner des assises solides à sa pensée. Peut-être pour compenser une insécurité vécue pendant la guerre et le conflit permanent qui l’opposait à son père. 

 

DISPARITION

 

Toutes les questions que les érudits se posent sur le temps, une certaine forme de savoir et la nature humaine se glissent dans cette œuvre originale. Ses fictions deviennent des espaces où ses personnages doivent s’affirmer et se défendre en quelque sorte. Cela donne une profondeur unique à ses romans et nouvelles qui s’interpellent, se répondent, se bousculent pour aller toujours un peu plus loin dans cette quête de connaissance. Il peut même étonner en s’attardant à l’actualité politique du Québec, à Jacques Parizeau et sa fameuse déclaration qui a semé la controverse. 

 

Je n’ai pas oublié ce que Jacques Parizeau a dit, en 1995. «C’est vrai qu’on a été battus. Au fond par quoi? Par l’argent puis les votes ethniques, essentiellement.» Plusieurs de mes connaissances étaient choquées par ses propos et l’accusaient d’hostilité ouverte envers les immigrants, les milieux allophones, en particulier anglophones, et la grande finance. C’était mal connaître l’homme derrière ces mots. Il a commis l’erreur de dire la vérité, sans la camoufler dans un discours politiquement correct. En 1991, je n’aurais pas cru qu’il irait aussi loin, mais je savais qu’il n’était pas xénophobe. De plus, il faisait lui-même partie de ceux qui «avaient de l’argent.» (p.43)

 

L’écrivain démontre une grande franchise en se confiant à François Ouellet qui le suit et l’aiguillonne pour le pousser plus en avant dans ses réflexions, montrer les dessous de sa pensée et la direction qu’il a prise en s’aventurant dans le monde de la fiction. 

Ouellet connaît très bien les publications de Grief (c’est la prémisse d’une conversation intelligente et sentie) et cela lui donne l’occasion de faire surgir la face cachée de ses romans et de ses nouvelles, cette partie de l’iceberg que l’on ne peut qu’imaginer quand il dérive lentement le long des côtes. 

 

ŒUVRE IMPORTANTE

 

Voilà une belle découverte, une œuvre importante et originale qui s’accroche à de grandes vérités ou questionnements. Des sujets qui semblent un peu obsolètes à notre époque où il faut tout résumer en quelques phrases, mais qui permettent de s’attarder à la nature humaine, de bousculer le lecteur dans son confort et peut-être aussi de secouer une certaine indifférence. 

Ce travail a demandé des années de patience et de réflexion à François Ouellet pour parvenir à cerner un univers retors qui va dans plusieurs directions et ne se laisse pas apprivoiser facilement. L’enseignant recherche ce genre de défi et j’avais beaucoup aimé son approche dans Grandeurs et misères de l’écrivain national où il tourne autour de Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron. Un ouvrage qui m’a influencé et permis de venir à bout de mon dernier roman, Les revenants.

Il me reste à trouver le temps de parcourir Hans-Jünger Grief qui s’avère un prosateur incontournable dans le paysage littéraire du Québec de maintenant. Des couleurs, des propos uniques et des particularités qui séduiront les lecteurs curieux et insatiables. Une rencontre où l’intelligence s’impose, ce qui devient de plus en plus rare de nos jours.

 

OUELLET FRANÇOISLa matière des mots, Éditions NOTA BENE, 232 pages, 28,95 $.

http://www.groupenotabene.com/publication/la-matière-des-mots-entretiens-avec-hans-jürgen-greif