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jeudi 13 juin 2019

L’UTOPIE RESTE BIEN VIVANTE

Photo Journal Métro
JE NE SAIS TROP comment aborder le roman de Simon Leduc, une fresque au titre un peu étrange : L’évasion d’Arthur ou la commune d’Hochelaga. Un ouvrage qui déstabilise, fascine, peut éloigner certains lecteurs avec ses multiples personnages qui vont dans toutes les directions et qui s’expriment souvent dans une langue rugeuse. Des enfants, des éclopés, des perdus, des marginaux, des déviants qui bousculent un quotidien qui étouffe. Tous demandent une autre manière de respirer et tentent de s’en sortir. Nous voici dans une société réelle et merveilleuse qui m’a fait songer aux exclus et aux sans-abri qui se regroupaient au Moyen Âge pour vivre selon leur volonté et leurs propres lois.
  
Tout tourne autour d’Arthur (le même prénom que le fameux chevalier de la Table ronde), un petit garçon qui subit l’intimidation à l’école, vit la séparation de ses parents qui se disputent à son sujet et qui ont des idées bien différentes en ce qui concerne son éducation et son avenir. Il a l’impression d’être une boule de billard qui rebondit partout et qui ne contrôle rien de sa jeune vie. Il ne lui reste qu’à prendre la fuite dans son monde personnel. Autrement dit à se réfugier dans sa bulle.
Le père, préposé aux patients dans un hôpital, roule à vélo hiver comme été. Un écologiste avant l’heure qui recycle tout ce qu’il trouve sur les trottoirs, refuse la société de consommation et ne se préoccupe pas trop des écarts de conduite de son fils. Sa mère Anne, une intervenante de rue, est anxieuse et craintive parce qu’elle a vécu avec les éclopés et ces jeunes qui ont décroché. Elle a un emploi plus stable, mais doit affronter le stress et se sent terriblement seule devant un garçon qu’elle a du mal à comprendre. Elle finira par accepter qu’Arthur prenne le fameux Ritalin (la panacée de tous les malaises) pour le calmer et mieux l’intégrer à l’école. Les médicaments, il faudrait lire les drogues, sont la solution maintenant pour faire disparaître toutes les difficultés que l’on rencontre. Anne elle-même utilisera certaines petites pilules pour triompher de la fatigue qu’elle transporte d’un jour à l’autre. Il y a toujours une dragée de couleur vive pour combattre le stress ou encore endormir ses craintes devant une vie de plus en plus exigeante.

Rien pour arranger les affaires avec Arthur. Il s’enfonce en lui-même. Ni Pierre ni elle n’arrivent à autre chose que de lui pousser davantage le crâne entre les épaules. Regarde le marcher, voûté comme un punk qui a DROP OUT tatoué en grosses lettres sur le front. C’est certainement pas son père qui va le sortir de cette attitude-là. Mais elle, est-elle capable de mieux ? Est-elle un modèle positif pour lui ? (p.25)

Simon Leduc brasse toutes les cartes dans un secteur de la ville de Montréal, le quartier Hochelaga, où des éclopés s’affrontent et survivent en prenant souvent des décisions qui étonnent. Tout se cristallise autour d’une école désaffectée qui devient peu à peu un refuge pour les sans-abri, ceux qui souffrent de problèmes de santé mentale, n’arrivent pas à avoir le pas que la société impose. Arthur y trouve un milieu où respirer, rêver et être soi, y retrouve son père qui travaille avec certains décrocheurs. Tous imaginent une autre manière de dompter les jours, de faire face à leurs difficultés. Arthur s’épanouit dans ce groupe de marginaux où on lui demande juste d’être lui tout comme Pierre qui peut enfin croire qu’il peut aider ses semblables en les écoutant et les faisant écrire. Tout ces survivants transforment l’école, améliorent leurs conditions de vie et inventent une forteresse dans la ville. C’est le meilleur des mondes.

JEUNESSE

Je n’ai pu m’empêcher de penser aux communes qui avaient la cote dans les années 70 et qui fleurissaient le temps d’une saison pour disparaître presque aussi rapidement qu’elles étaient nées. Le roman de Simon Leduc n’est pas daté, mais on retrouve des idées qui circulaient au Québec et qui fascinaient des hommes et des femmes, souvent des scolarisés qui sortaient des facultés de philosophie ou de sociologie, des enseignants qui voulaient culbuter la société en s’accrochant à des théories politiques connues. J’ai côtoyé ces « missionnaires » qui jonglaient avec des slogans quand j’ai milité à la CSN comme président de mon syndicat. Des marxistes, des léninistes et des trotskystes. Il y en avait pour tous les goûts. Ces obsédés prenaient un malin plaisir à mettre des grains de sable dans les engrenages de notre organisme. Des gens qui vivaient dans une autre réalité et qui rêvaient d’un grand soir où tout basculerait. Ils étaient tellement prévisibles. Tous savaient exactement ce qu’ils allaient dire avant même qu’ils ne se lèvent et « partent leur cassette ».

Il faut lutter, décrète le gars du Comité du fuck toute est politique. Son nom, c’est Olivier Martel. Le poing levé, il repart sa cassette : il faut détruire ce monde de marde, foutre le bordel solide. Peut-être bien, lui répond-on, mais on n’est pas prêts à lancer une offensive frontale non plus. Faut s’intégrer davantage au milieu, en faire le noyau solide et indispensable de la communauté. (p.154)

Ce genre de discours, je l’ai entendu des centaines de fois et ces croisés avaient souvent l’art de faire perdre patience à bien des militants. Je me souviens des envolées de Michel Chartrand contre ces convertis de la dernière heure qui tentaient de se servir du mouvement syndical pour arriver à leur fin.

MONDE PARALLÈLE

Ces marginaux se débrouillent avec les moyens du bord, deviennent inventifs et créatifs. Et si une communauté différente était possible, si une autre façon de faire permettait de bousculer les choses. Je suis incorrigible. J’aime le rêve et peut-être l’utopie, croire que le poids de la vie n’est pas immuable. La littérature est là pour secouer cette réalité, ouvrir des portes et des fenêtres, faire entrevoir autre chose. Alors, pourquoi ne pas suivre ces éclopés qui cherchent par tous les moyens à transformer leur sort et à se dessiner une nouvelle existence ?

Tout le monde n’a-t-il pas envie d’appartenir à une histoire ? Arthur ne connaît pas encore la cruauté des histoires que racontent les autres. Histoires de docteurs, de psychiatres, de travailleurs sociaux, histoires de malades, de fous, d’immigrants, de musulmans, de journalistes, de chauffeurs d’autobus et de taxi. Histoires de cellules, de pilules, histoires de vie et de mort. Barbe bleue en a assez des histoires. Mais quand un enfant lui en conte une, il essayer de changer de ton. (p.130)

La commune d’Hochelaga devient un refuge pour Arthur et un endroit où il peut oublier le  poids de sa vie, l’intimidation et les exigences des dominants. Le rêve est beau pour lui et plusieurs autres. Demain peut prendre une couleur différente. Même Barbe bleue qui faisait si peur à Arthur au début se transforme en une sorte de guide dans sa folie et ses obsessions, ses fantasmes et ses visions. Tous peuvent espérer dans ce milieu où l’entraide, le partage, l’amitié imposent ses lois. Tout pourrait aller, mais la nouvelle société repose sur des bases gangrenées, les purs et durs, les militants aveugles refusent tous les compromis et cherchent la confrontation qui ne peut que se retourner contre eux.
 
UTOPIE

Notre société est capable de tout absorber, même la belle colère qui a fait sortir les carrés rouges. Le gouvernement de Jean Charest a su les manipuler et est parvenu à les épuiser. Un refus s’est transformé peu à peu en défoulement collectif qui se grisait au son des casseroles. L’étincelle du départ a vite été oubliée. Comment survivre à toutes ces tentatives de récupération ?

La bourgeoisie essaye de nous contrôler pis de nous neutraliser depuis des siècles. Elle assomme le prolétariat avec le travail, pis ceux qui arrivent pas à se trouver de job, elle les endort avec de la télé, de la bière pis des pilules. Pendant que le bourge moyen fait son frais en mangeant bio pis en se payant des psys pour se plaindre du vide de son existence, nous autres, ici, on souffre pour de vrai. (p.195)

L’affrontement est inévitable. Une véritable guerre de tranchées, sans pitié, une insurrection où le quartier Hochelaga devient une forteresse dans la ville. On sait qui va l’emporter, mais j’ai aimé croire que tout pouvait être autrement. Des péripéties, des hommes et des femmes qui se révèlent, des preuves d’amitié qui donnent des frissons. Il est si rare qu’un écrivain confronte ces sujets, décrive une expérience de vie différente et mette en scène nos tares et nos claudications. Les auteurs ont plutôt tendance à s’enfermer dans l’individuel et se contentent de suivre un gars ou une fille en abordant la dimension politique et sociale par ricochet.
Simon Leduc présente des personnages attachants, joue de tous les accords de la langue pour nous entraîner dans un milieu qui ne fait que des victimes. L’écrivain plonge dans des fresques, des mouvements de foule et arrive fort habilement à nous emporter. Une épopée qui vous sort de votre confort et qui m’a rappelé ma volonté de changer le monde par l’écriture, il y a si longtemps. C’est ce qui m’avait poussé à m’installer dans une grande maison de ferme à La Doré, mon village d’origine, au bout d’un rang quasi abandonné après mes études universitaires. Nous étions quelques-uns à secouer les obligations quotidiennes et à transformer nos jours en fête continue. Certains se prenaient pour des missionnaires et d’autres, comme moi, voulaient juste la paix, la nature tout autour, digérer cette enfance que j’avais perdu en m’exilant en ville pour l’amour des livres. Le petit groupe s’est vite disloqué, parce que nous étions tous contaminés par la société. C’est ce qui arrive dans la fresque de Leduc.
Un vrai bonheur que cette histoire qui repose sur une tornade langagière et idéologique. Parce qu’on le sait, la langue est un outil formidable de domination et d’exploitation. Chacun doit s’installer dans son propre vocabulaire pour survivre. 
Simon Leduc m’a fait connaître des moments magiques et surtout m’a rappelé que l’utopie, malgré tous les échecs, reste bien vivante. Il faut y croire et la littérature est là pour nous l’illustrer. L’impossible est toujours possible. Un roman à lire, une aventure qui ne nous laisse pas indemne. Un souffle inquiétant et fascinant.


L’ÉVASION D’ARTHUR OU LA COMMUNE D’HOCHELAGA de SIMON LEDUC vient de paraître aux ÉDITIONS LE QUARTANIER, 2019, 342 pages, 26,95 $.




vendredi 18 janvier 2019

ALEXIE MORIN, MON ÂME SŒUR

JE DOIS M'EXCUSER auprès d’Alexie Morin. Je n’aurai réussi qu’à parler de moi dans cette chronique, partageant ses efforts pour trouver l’amitié et l’amour. Toutes les phrases d’Ouvrir son cœur ont été comme une aiguille qui s’enfonçait dans ma peau. Et puis je tente de me rassurer en me disant et me répétant que je n’ai fait qu’« ouvrir mon cœur », tout comme cette écrivaine pleine de générosité et de franchise. Et un livre, quand il vient vous chercher dans vos émotions, quand il devient un miroir, ne peut que sortir de l’ordinaire. Les meilleurs récits sont ceux qui vous retournent l’âme et le corps.
  
Alexie Morin, dans son récit, nous entraîne dans les remous qui ont secoué ses premiers pas, partage ses peurs, son mal-être avec les autres. S’arracher à l’enfance n’est pas une mince affaire et traverser les ponts de l’adolescence demande souvent des efforts inouïs. L’écrivaine et éditrice ne dissimule rien et ses confidences m’ont replongé dans un passé que je croyais loin derrière moi. Elle prouve encore une fois que la lecture se moque du temps et peut faire revivre des événements que vous avez cherché à oublier de toutes les manières possibles.
Jamais je n’ai rencontré une âme sœur en parcourant un roman ou un récit, me suis retrouvé devant quelqu’un qui a semblé vivre tout ce que j’ai pu connaître. Ce mal-être qui donne l’impression de n’avoir jamais le pas, de ne pouvoir trouver sa place. En lisant Alexie Morin, j’ai suis retourné dans mon enfance et mon adolescence, j'ai mis les pieds aux mêmes endroits qu’elle, mais à des époques différentes. 
Alexie Morin a fait ses études primaires à Windsor et le cégep avant de s’installer à l’université. Bien avant elle, j’ai connu l’école de rang tout près de la maison familiale, la septième et huitième année au village. Il me restait à monter dans l’autobus jaune pour terminer mon secondaire à Saint-Félicien. Après, ce fut l’exil, le milieu urbain, la perte de repères, le refuge dans la lecture et l’écriture pour m’empêcher de sombrer. Une libération pour la jeune femme, l’apprentissage de la solitude pour moi. Deux époques, une même sensation d’être de trop, de ne pas avoir sa place à cause de certaines tares.
Deux manières de vivre ces périodes d’hésitations et de découragements, mais une terrible volonté de bousculer tout ce qui nous empêchait de respirer.

IMAGES

Les premiers souvenirs de ma vie sont presque tous faits de lumière. C’est la fête de mon frère, fin mars, printemps hâtif, je vois des rubans de papier jaune pâle qui brillent au soleil et des silhouettes à contre-jour devant la porte-fenêtre. Quand ils s’éloignent, les gens se consument, à commencer par leurs contours, puis leur cœur disparaît aussi, dans une petite flamme blanche. (p.11)

De mon côté, c’est un jour de ciel bleu, quasi transparent. Avec mon père sur un traîneau. Je tiens les cordeaux du cheval qui avance dans le champ sans fin, coupé par de petites falaises qui forment des vagues. Les grosses pattes de la bête permettent de garder un certain équilibre dans cette blancheur. La lenteur aussi, la présence de mon père dans cette neige qui pouvait nous avaler. Mes souvenirs les plus lointains se faufilent entre l’ombre et la lumière.
Pourtant, j’étais moins seul qu’Alexie Morin à l’école. J’avais des amis qui sont encore des amis, mais j’étais fragile. Ma mère m’a donné la méfiance et la crainte des autres, le doute et la suspicion. Une hésitation devant le monde qui me coupait le souffle quand je devais me rendre à la grande église pour la messe obligatoire. Tous me surveillaient derrière les rideaux, j’en étais convaincu, se moquaient de mes vêtements usés, de ma façon de marcher.
Alexie Morin m’a ramené l’angoisse qui m’empêchait de dormir et faisait de moi un guetteur accroché à la fenêtre de sa chambre, celui qui voulait voir la mort approcher sur le chemin de terre, courir sur la pointe des pieds comme un renard qui se faufile dans les hautes herbes.

J’ai très peur des autres. Les autres me sont étrangers. Je ne sais pas comment me faire des amis. Je ne fais jamais le premier pas. Je ne me souviens pas d’une époque où faire le premier pas était en mon pouvoir. Les autres ont dû venir me chercher. (p.21) 

À l’université, je ne suis jamais allé vers mes collègues. J’étais le discret, le lointain, n’intervenais jamais dans les cours. Et que dire des filles ? Comment oser le geste, un sourire, tenter un rapprochement ? Je tremblais dans tout mon être et mon âme seulement à y penser.

ALCOOL

À peine échappé de l’adolescence, j’ai commencé à boire pour m’arracher à moi. Une façon de défaire les nœuds qui m’empêchaient d’amorcer des discussions, d’inviter une fille à bouger sur la piste de danse sans penser m’évanouir, sans imaginer qu’elle allait éclater de rire et me repousser.

La boisson m’aide à tenir le coup dans les fêtes. À tolérer la proximité des autres en si grand nombre. À parler aux autres. À leur parler avec un minimum de confiance en ce que j’ai à dire, ou plutôt, à ne pas craindre leur réaction. À avoir confiance en eux. (p.18)

Cette certitude aussi de ne jamais trouver les mots, de cacher mon sourire à cause de mes dents, de mes deux palettes d’écureuil à l’avant. Comment réussir à capter l’attention d’une fille qui me retournait l’âme et le cœur ? Je devais anesthésier mes peurs pour devenir un être social qui pouvait rire et raconter des histoires, habiter l’espace au même titre que les autres.

REGARD

Tout comme Alexie Morin, j’avais un œil récalcitrant, le gauche, celui qui regardait bien où il le voulait. Je me savais condamné avec un pareil handicap. J’en ai souvent parlé dans mes écrits, particulièrement dans Le souffleur de mots et L’Orpheline de visage. J’étais un coq-l’œil et le monde que je surprenais le matin n’était pas celui des autres. Avec Alexie Morin, j’ai connu le bandeau du pirate, mais j’étais trop orgueilleux ou timide pour le porter à l’école. Je faisais travailler mon œil égaré en cachette, le soir, m’adonnant à la lecture comme à un vice. Si les parents de l’écrivaine ont tout fait pour corriger ce strabisme foudroyant, ce ne fut pas mon cas. Ma mère a refusé catégoriquement l’intervention chirurgicale. J’ai dû dompter mon œil rebelle tout seul.
 
On m’avait opérée pour me permettre, peut-être, d’avoir une vie sociale digne de ce nom. On m’a opéré les yeux. J’avais les yeux croches, comme on disait. Dans les faits, j’en avais un - j’avais un œil croche. J’avais exactement une amie, j’aurais fait n’importe quoi pour elle, et j’aurais fait n’importe quoi pour la garder, y compris raconter, à qui ne l’aurait pas remarquée en me voyant, l’histoire de ma tare génétique. (p.71)

Cette singularité physique provoquait les moqueries à la moindre escarmouche. Les enfants sont cruels, souvent barbares et savent d’instinct les mots qui blessent et laissent des cicatrices.
Et je me suis mis à lire en oubliant de respirer parfois. C’était la seule manière que j’avais trouvée pour redresser mon œil gauche. Et j’avais enfin un refuge où je pouvais devenir le héros qui captait tous les regards. De là mon désir de me faire écrivain, certainement,  de rêver ma vie et de la changer par les mots. Si je suis accroc à la lecture maintenant, c’est à cause de mon œil croche. La littérature m’a sauvé. Je le répète depuis, les livres peuvent faire des miracles et guérir.

DESSINS

Tout comme Alexie Morin, j’ai passé une grande partie de mon enfance et de mon adolescence à dessiner. Je crayonnais partout, tout le temps, sur toutes les feuilles ou les morceaux de carton que je trouvais. Pour apprendre le monde, montrer que malgré ma tare, je voyais ce qu’eux ne remarquaient pas. Je pouvais m’approprier l’univers dans toutes ses nuances.
Le corps n’oublie rien, le cerveau non plus. Il suffit d’un mot et tout remonte à la surface comme si le temps se débobinait et qu’il vous emportait dans la peur et l’hésitation. Quel voyage j’ai fait en m’attardant aux pages de cette femme courageuse et franche !

Cette trace, je peux la suivre. Tout ce que j’écris, si je suis cette trace, si je lui suis fidèle, sera vrai. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent est vrai. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent et conforme à mon souvenir. Quand le souvenir auquel me conformer n’existe pas, il me reste le fil des émotions. (p.315)

Vous l’aurez compris, j’ai lu le livre d’Alexie Morin sur le bout de ma chaise, revivant des émotions que je pensais avoir enfouies sous des milliers de phrases.
Un témoignage senti, vibrant, bouleversant, qui permet de croire encore à l’humanité malgré toutes les embûches qui se dressent devant nous. Les manieurs de mots s’attardent souvent à cette terrible tâche. Comment accepter une enfance qui vous a cloué au sol et aurait pu faire de vous un déviant ? Ils reviennent sans cesse sur ce qui les a fait claudiquer, au temps où l’univers se refermait sur eux pour les écraser.
Récit saisissant que celui d’Alexie Morin, une vie qui aurait pu basculer dans les pires excès. Une sorte de miracle s’est produit dans nos enfances et certainement que les livres nous ont maintenus à la surface, nous ont permis de nous tenir debout et de marcher vers cette petite lueur qui ne s’éteignait jamais. Je m’excuse encore, madame Morin, de n’avoir su parler que de moi en parcourant votre témoignage si juste et si touchant. 


OUVRIR SON CŒUR, ROMAN d’ALEXIE MORIN, publié aux Éditions LE QUARTANIER, 2018, 376 pages, 26,95 $.


mercredi 12 décembre 2018

DANIEL GRENIER NOUS ENVOÛTE

DANIEL GRENIER revient au roman après avoir fait un pas vers l’essai avec La solitude de l’écrivain de fond en 2017. Françoise en dernier, un titre un peu étrange, permet de suivre une adolescente qui garde ses distances avec sa famille. Elle n’en fait qu’à sa tête et peut facilement abandonner mère et père pour se faufiler dans la maison de voisins partis à l’étranger. Une manière de plonger dans sa tête qui m’a rappelé le magnifique roman Les chants du large d’Emma Hooper. Cora, une jeune fille, squatte les maisons des voisins pour rêver les pays étrangers avant de partir pour l’Ouest canadien. Françoise va prendre la même direction. Il arrive parfois que les chemins des écrivains se croisent et c’est tant mieux.

Tout va bien pour la jeune Françoise. Ses parents sont des gens ouverts et compréhensifs. Les deux respectent les volontés d’indépendance de leur fille. Ils sont toujours là pour lui pardonner « ses petites absences » de quelques jours. Après tout, leur grande jeune fille va plutôt bien à l’école et s’entend parfaitement avec son jeune frère. Tout pourrait continuer ainsi comme dans le meilleur des mondes, mais la fillette lit un article dans un magazine Life, déjà un peu vieilli, qui va changer sa vie.

Elle avait lu la phrase sans vraiment y porter attention sur le coup, mais maintenant elle lui revenait en tête, dans une traduction qui la satisfaisait. Comme une petite musique bien composée, avec des notes choisies pour leur efficacité et aussi pour leur beauté intrinsèque. C’était la première phrase de l’article sur Helen Klaben, qui avait fait la une du Life en avril 1963. Elle a rouvert le magazine. Helen avait fait la une, quelques jours après après avoir été secourue avec son compagnon d’infortune, Ralph Flores, en plein mois de mars au Yukon, où leur avion s’était écrasé. (p.28)

Les deux ont survécu dans des conditions climatiques difficiles à imaginer. Un froid terrible et la neige pendant quarante-huit jours. Une lutte de chaque instant avec très peu de nourriture, en plus de composer avec des blessures importantes. Ils ont été retrouvés par hasard, tous ayant abandonné les recherches. Une aventure qui fascine la jeune Françoise.
Il n’en fallait pas plus pour qu’elle prenne la décision de quitter sa famille pour aller voir ailleurs.

Elle n’était pas toujours en fugue. Dans sa chambre elle se sentait bien. Elle se touchait les orteils du pied droit en lisant, normal. Ses parents et son frère étaient en bas, Pyramide allait commencer bientôt. Elle avait le même âge qu’Helen Klaben et elle avait soudain trouvé une raison de s’acheter un billet d’autobus pour l’Oregon, ou la Californie. (p.31)

L'étudiante, comme beaucoup de jeunes, pratique le tag, vous savez ces dessins et ces messages que l’on trouve partout sur les murs et que je déteste particulièrement. J’aime les surfaces lisses, impeccables comme j’adore un lac en hiver quand la poudrerie efface toutes les traces des humains.
La jeune fille pratique cet art dans une gare de triage tout près de chez elle et les wagons deviennent les pages de son carnet de dessin. Une façon de faire voyager ses tags sur ces wagons qui bougent selon les besoins et les aléas du commerce, du transport des marchandises. Ses messages vont un peu partout en Amérique en suivant des parcours erratiques. C’est sa manière de lancer des bouteilles à la mer, de partir en laissant tout derrière et de marcher en regardant droit devant pour voir sa vie approcher et peut-être aussi faire ressurgir l’autre qui se dissimule en soi.

En dessous de son tag à la fois indéchiffrable et limpide, juste en dessous de sa scène de la vie quotidienne où les seules variations de couleur étaient celles que la lumière générait, il y avait d’écrit : This is beautiful. Love, Mary. CHT.TN. (p.47)

Son dessin est revenu et une certaine Mary, quelque part en Amérique, a aimé son travail et lui envoie un message. Une autre raison de partir, d’aller rencontrer cette fille pour la regarder droit dans les yeux. Il y a quelqu’un, quelque part aux États-Unis qui aiment ce qu’elle fait, qui l’aime peut-être et peut la comprendre.
À elle l’Amérique, l’aventure, l’arrêt à Chattanooga pour un rendez-vous avec cette Mary. Tout est possible quand on se déplace, quand le mouvement devient une façon d’être et de surprendre la réalité du monde.

ROUTE

Françoise se laisse emporter par les grandes routes américaines, atteint le lieu où vit celle qui a aimé son tag et lui a écrit « love ». Elle y rencontre une fille étrange qui devient sa compagne de route. Les deux prennent la direction du Yukon en auto, le pays où Helen Klaben a dû muter dans son corps et sa tête pour survivre.
L’article qu’elle a lu dans le numéro de Life devient une obsession pour la jeune fille à mesure qu’elle se rapproche de Whitehorse. Elle aurait pu aussi retrouver la silhouette d’Émilie Fortin, cette audacieuse qui a été la première femme blanche à traverser le col Chilkoot à l’époque de la ruée vers l’or.
Les grandes routes n’ont jamais de fin, surtout dans les romans, et les filles roulent en faisant très peu d’escales. Tout comme un certain Jack Kerouac qui partait avec Neal Cassady au volant quand ils ressentaient un urgent besoin de changer d’air et de respirer ailleurs. Ils roulaient jour et nuit, sans jamais s’arrêter, jusqu’à ce qu’ils touchent le bout du continent, la fin de la route et qu’il ne reste plus qu’à faire marche arrière, à repartir en sens inverse en espérant retrouver la magie de la vitesse, la sensation d’être nulle part et de foncer vers un futur où tout est possible.


Françoise s’est retournée en souriant vers le rétroviseur du côté passager et elle a fait les mêmes lèvres que Sam, à la Betty Boop, en se regardant dans les yeux. Elle n’avait pas envie d’aller s’emmerder sur une base militaire. À quelques centaines de kilomètres d’ici, quelque part dans les forêts de pins, Helen et Ralph s’étaient écrasés et avaient survécu presque deux mois. Elle sentait sa présence partout, la présence d’Helen. (p.153)

Elles approchent de ce pays de neige et de froidure sans trop savoir ce qu’elles y trouveront. Françoise croise Victor. Lui aussi est obsédé par l’histoire d’Helen et ils se rendent sur les lieux de l’accident.
La carcasse de l’avion est toujours là et il y a encore des traces d’Helen et de Ralph. Elle se retrouve dans une aventure humaine terrible, touche à tout comme à des reliques pour changer des choses et sa manière de voir peut-être. Françoise prend conscience alors que c’est elle qu’elle rencontre enfin et qu’elle vient de survivre à son adolescence.

AVENTURE

Le roman de Daniel Grenier m’a fasciné et c’est bon de suivre cette jeune fille curieuse qui cherche une forme de vérité en parcourant l'Amérique du Nord.
J’ai adoré cette histoire de chimères qui surgissent dans la prochaine courbe, loin devant, sur ces routes qui vont nulle part et partout, sauf peut-être dans le plus profond de sa pensée et de son être.
Plus qu’un rêve, qu’une aventure, voilà le fantasme que l’on finit par effleurer du bout des doigts et à le rendre vibrant et vivant en suivant la jeune fille dans ses déplacements.
Il y a une solitude et une difficulté à communiquer chez Françoise qui touche et témoigne peut-être de notre époque où jamais nous n’avons été aussi seuls malgré tous les outils qui nous branchent à tout et à tous.
Un beau roman d’initiation. Que demander de plus ? Ça marche parfaitement. Daniel Grenier n’a rien perdu de cette façon de raconter qui m’a subjugué dans L’année la plus longue, un roman qui permet au lecteur de se glisser hors du temps et de toucher ce qui donne sens à la vie.
  


FRANÇOISE EN DERNIER, roman de DANIEL GRENIER publié aux Éditions LE QUARTANIER, 2018, 224 pages, 24,95 $.


http://www.lequartanier.com/catalogue/francoise.htm

jeudi 21 juin 2018

ANNE ÉLAINE CLICHE NOUS SOUFFLE

ANNE ÉLAINE CLICHE, dans une réédition de La Sainte Famille, un roman paru en 1995 chez Triptyque, remet à l’ordre du jour une publication troublante qui nous plonge au cœur d’une famille juive de Montréal. Les enfants Mosse s’aiment, se bousculent, se brouillent et ne peuvent vivre les uns sans les autres. L’écrivaine fait des détours par la Bible, par le nom des personnages (elle emprunte celui des évangélistes) les références stylistiques et la construction du récit où chacun donne une version personnelle des événements qui frappent les uns et les autres. Un texte puissant qui nous sollicite de toutes les façons imaginables.

J’ai tenté de lire La Piseuse de madame Cliche lors de sa parution en 1992. Un roman que Le Quartanier a également réédité en 2016. J’avais renoncé, je ne sais trop pourquoi. Le titre peut-être ? Étrange parce que je suis du genre têtu quand je m’aventure dans un livre et ne rebrousse chemin que très rarement. Tout comme je ne lis qu’un livre à la fois. Je me demande comment ma compagne Danielle fait pour parcourir deux ou trois ouvrages en même temps, allant de l’un à l’autre. J’ai renoncé dernièrement à 4 3 2 1, le dernier Paul Auster, un écrivain que j’aime pourtant. Son pavé fait plus de mille pages, et raconte une même histoire en quatre versions. Le héros meurt dans un accident, ressuscite dans le chapitre suivant et j’avoue que je me suis fatigué de ce jeu, n’arrivant plus à croire au récit. J’ai abdiqué après 350 pages.
Et il arrive que l’on soit sans mots quand on sort d’une lecture après des heures de bonheur intense. Anne Élaine Cliche m’a poussé dans une autre dimension et m’a laissé étourdi, arrivant mal à dire ce que je venais de vivre et de ressentir.
La Sainte Famille permet de suivre Jean, Paul, Marius, Sara, Clara, Anne et même de s’attarder à Pierre le fils de Paul, un bébé emporté par une étrange maladie de la peau. Il y a aussi le père qui s’est occupé seul de ses enfants avec une empathie et une présence exceptionnelle. La mère est décédée tout discrètement pendant son sommeil.
Les enfants œuvrent tous dans le domaine artistique. Le chant, la sculpture, la musique, sauf Daniel qui possède l’art de faire de l’argent et qui protège tout le monde. Jean est un cas, un rebelle, un farouche qui garde ses distances et protège son autonomie. Anne, la compagne et amante de Paul, est écrivaine et raconte cette histoire qui emprunte toutes les directions. C’est toujours comme ça, les écrivains sont des pilleurs de famille.

BIBLE

Le récit n’est pas sans rappeler les Évangiles où chacun raconte une même histoire ou certains événements selon un angle personnel. Le texte est truffé de références bibliques par le ton, la musique de la phrase. L’écrivaine n’hésite pas d’ailleurs à affronter le texte sacré pour tenter de comprendre la langue de l’écriture et de la création.

La langue des textes sacrés est multiple. La langue originelle des Évangiles pose une question troublante, comme la destination de la lettre. L’Église affirme que la langue de la nouvelle alliance est le grec, ou l’araméen. Mais de plus en plus d’auteurs chrétiens avancent que l’hébreu serait la lettre perdue, raturée, trafiquée, traduite, brûlée. Certains Pères de l’Église connaissaient, en effet, une version hébraïque de Matthieu. Ces propos soulèvent encore de violentes réfutations.  (p.20)

Un arrêt sur cette cellule qui constitue le fondement de la société, du moins nous l’avons répété et cru depuis toujours. Est-ce toujours le cas ? La famille a changé de visage et n’est plus ancrée sur la Trinité du père, de la mère et de l’enfant.
L’impression qu’Anne Élaine Cliche m’a poussé dans une partition, une forme d’opéra où les liens un peu tordus entre les membres du clan Mosse prennent toutes les directions. Les personnages entrent et sortent, s’imposent dans de longues tirades et tirent leur révérence. C’est souvent étourdissant, mais qu’importe !

Commémorer ? Mais quoi au juste ? La sainteté ou la débauche ? La ville désirerait-elle se souvenir d’un écrivain ? Ce n’est peut-être pas la ville… seulement Daniel. On ne sait pas vraiment qui souhaite célébrer les cinquante ans qui nous séparent de la mort de Saint-Denys Garneau… alors que les Œuvres sont décidément introuvables, épuisées dit-on, depuis des années. Cela étonne. Un monument pour rappeler le nom d’un écrivain… ce n’est pas une pratique courante à Montréal. On veut dresser un corps dans la ville. Qu’est-ce qu’un corps d’écrivain ? Une idole ? Un veau d’or ? Ou l’humble piédestal de la divinité invisible ? Où sont passées les écritures ? (p.25)

Paul s’attaque à ce projet, y met son cœur, son âme et son corps. Il vit une période terriblement sensuelle et physique dans sa démarche de créateur. Un enfermement dans son atelier, un contact corporel avec la matière pour en faire jaillir le souffle comme Dieu, semble-t-il, a fait jaillir la vie de la boue.
Il y a aussi Marius, aveugle de naissance, compositeur et pianiste. Il faut le suivre pendant qu’il interprète Les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Une longue séquence où l’écrivaine nous place dans la tête de l’interprète, fait vivre la musique de l’intérieur. Des moments qui vous poussent dans vos derniers retranchements.
Dans ces récitatifs, l’écriture s’éclate dans une sorte de Big Bang. Je songe à ce repas où tout le monde mange à satiété et boit. Un moment d’une intensité difficile à tolérer. Tout peut éclater dans cette rencontre où les liens troubles des frères et de la sœur font surface. J’ai dû m’arrêter à plusieurs reprises pour reprendre mon souffle et calmer mes palpitations. Tout comme ce monologue de Clara qui parle de sa mère Sara, boit et finit par se noyer presque dans la piscine de son oncle Daniel lors du dévoilement de la sculpture de Paul. Ça dure et ça dure jusqu’à l’intolérable.
Anne Élaine Cliche crée des moments d’une ampleur qui risque de vous avaler ou encore de vous faire prendre la fuite. L’impression que l’on m’a lié les pieds et les poings dans une écriture qui pousse au bout de soi.

RETOUR

Création, œuvre qui jaillit des pulsions les plus intimes, tout comme le roman d’Anne qui tente de cerner la famille Mosse. Et Jean dans une épître d’une férocité terrible, la pourfend et l’écrase avant de mettre fin à ses jours.

J’aime Paul. J’aime Paul et le tombeau est vide ce soir. Où est le corps ressuscité ? L’ampleur du sexe m’enlise et me lie à lui en mon nom heurté. Nous n’avons pas dormi. Et j’ai pesé tout le poids de Paul. Le poids des mots qu’il me lance au visage dans l’amas filandreux des salives. Les mots qui me ne sont pas les miens et qu’il prononce pour lui. Les mots d’un homme, qui pèsent, qui pèsent. Car les mots d’un homme sont étranges. Je t’aime, dit-il. (p.96)

Nous plongeons dans la pulsion, la dépendance des enfants à un père qui, malgré sa grande douceur, a traumatisé tout le monde. Une tragédie où les morts collent à la peau des vivants. Et cette écriture comme un grand souffle torride qui emporte tout sur son passage comme un feu de forêt qui semble jaillir des entrailles du sol. Impossible de ne pas être aspiré, défait par cette respiration puissante, cette énergie qui brûle la peau, le cœur et l’âme.
Me voilà tremblant, ébaubi, claudicant dans ma tête et ma pensée, certain d’avoir été avalé par un texte comme Jonas par la grande baleine. Un roman qui prend les dimensions d’un tsunami. 
Je m’excuse, madame Cliche, de vous avoir abandonnée en 1992, mais il n’est jamais trop tard pour combler les manques de son parcours de lecteur. C’est ce que je fais tout de suite et cette fois je vais me rendre jusqu’à la toute dernière des phrases, je le jure.


LA SAINTE FAMILLE, roman d’ANNE ÉLAINE CLICHE est une publication du QUARTANIER.