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jeudi 5 janvier 2023

UNE ÉPOPÉE COMME IL NE S’EN FAIT PLUS

IL Y A DES LIVRES, que l’on quitte avec la certitude d’avoir parcouru un continent, traversé une époque avec des femmes et des hommes qui luttent pour survivre et se faire une petite place sur la planète Terre. Pendant des jours, j’ai vécu les espoirs, la souffrance, la folie de ces travailleurs perdus dans une montagne de Roumanie qui se frottent à des questions qui n’obtiennent jamais de réponses. La sensation de m’échapper de mon temps, des agitations médiatiques de maintenant et de mes projets souvent futiles. Il est plutôt rare, dans cette profusion de publications, d’avoir l’occasion, en parcourant un roman, de se pencher sur la présence de Dieu, l’athéisme, la vie éternelle, les affres de la mort, de la maladie, l’amour, la beauté de certaines œuvres d’art qui élèvent et rendent l’esprit plus léger. Tout cela est possible dans Iochka de Christian Fulas, écrivain roumain que La Peuplade traduit pour une première fois. Une épopée comme il ne s’en fait plus avec une foule de personnages étrangement attachants.

 

Des événements sont venus perturber mes habitudes de lecture pendant ma traversée de Iochka. J’en étais à la page 150 et ce fut la panne d’électricité qui a touché mon secteur et toute la région. Une semaine sans les soins d’Hydro-Québec, à se tenir près du foyer pour se réchauffer tout en inventant des façons de cuisiner dans ces jours devenus plus courts brusquement. Comme si je retournais dans le plus lointain de mon enfance où toute la journée demandait des gestes pour assurer notre confort. 

Iochka vit dans une maison où le poêle à bois est l’objet central, sans électricité. Ilona, sa femme et lui s’en portent plutôt bien, en harmonie avec la nature, découvrant les plaisirs dans les dimensions du corps de l’autre.  

Ce personnage quasi centenaire nous fait traverser le siècle, la guerre, les camps de concentration chez les Russes, la dictature de Ceausescu, l’une des pires à avoir existé. Un marginal qui s’adonne à ses tâches quotidiennes qui méritent toujours son attention. Il y a l’amitié avec les travailleurs qui construisent un chemin de fer qui ne va nulle part, un chantier qui ne progresse pas, à l’image de ce président du pays qui se vautre dans l’absurde. Comme dans toutes les dictatures, Ceausescu n’a aucun projet sinon de garder le pouvoir et de satisfaire ses lubies. 

Dans la montagne, la communauté invente la solidarité et le partage en se tenant à l’écart des manœuvres politiques. 

«Possible qu’ils oublient, mon Iochka, mais ils doivent bien voir plus loin que nous, à moins qu’on se trompe, et que c’est nous autres qui sommes bêtes et ne pouvons rien savoir? Restons bêtes ici, dans notre monde à nous et qu’ils nous laissent tranquilles, vivre nos petites vies, lui a répondu alors Iochka, offusqué, t’entends ça, se pointer sans crier gare dans la vallée, effrayer les gens et leur raconter qu’ils ne savent pas ce qu’on construit et que brusquement ce putain de truc, doit absolument nous intéresser nous autres.» (p.146)

Iochka tient à ses habitudes et à son quotidien paisible, aux gestes qu’il répète jour après jour et qui s’adaptent aux saisons. Il se contente, la plupart du temps, d’écouter ses amis, de sourire devant les affrontements du pope et du médecin qui se saoulent autant de mots que de verres d’alcool dont ils ne se privent jamais. Il aime bien Vasilé, le contremaître du chantier, une force de la nature et ancien militaire comme lui, le médecin qui s’occupe de la maison des fous que l’on a construite dans la vallée, le pope qui vit seul dans son ermitage de la montagne où il tente de s’entendre avec Dieu. Tous se débattent dans ce présent qui les lie à ceux qui les ont devancés et à ceux et celles qui suivront.

«Son père, le père de son père, le père du père de son père et tant d’autres hommes, tous avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, une armée de gens plus grande évidemment que celle qui passait sous ses yeux, tout ce monde d’où il venait semblait passer près de lui en ces instants et, de même qu’il ne connaissait pas ces gens-là, il n’avait jamais connu non plus ses proches qui l’avaient précédé et il était très probable qu’il ne connaîtrait pas non plus ceux qui viendraient après lui…» (p.33)

Et la vie va avec ses joies et ses douleurs, suit les méandres de la rivière qui coule devant la maison, emportant les saisons, les jours et les années. 

 

LIENS

 

Des liens forts se tissent entre ces gens qui demeurent loin de la ville, des citadins et des manœuvres politiques. Ils se retrouvent à l’occasion ou encore pour différentes petites fêtes. Les hommes boivent avec excès, souvent, s’enivrent pour trouver la parole et se lancer dans des joutes où chacun tient son rôle comme il se doit. Tous les prétextes sont bons pour ouvrir une bouteille et se jeter dans une discussion qui reprend ce qui a été dit la veille et qui se prolongera le lendemain. Parce que les humains sont ainsi faits. Ils ne savent vivre que ce qu’ils ont vécu et que l’avenir porte toujours les habits du passé. Les champions du verbe sont le pope qui se déplace avec Dieu sur sa moto et le médecin qui ne croit en rien, sauf peut-être en la fraternité humaine. Un personnage qui m’a fait souvent fait penser à Albert Camus qui a suivi des individus qui aidaient leurs semblables tout en se butant à l’absurdité de la vie. Je mentionne Le Mythe de Sisyphe ou encore à La Peste où Rieux se sacrifie pour ses proches sans s’accrocher au destin ou à un grand plan divin.

«Et comme ils savaient que le temps est unique, comment le démultiplier? Comment pouvaient-ils avoir compris ces temps multiples s’ils n’en étaient qu’un seul et si rien, en dehors de ce seul temps, ne pouvait se montrer à l’esprit? Le temps de la parole était celui de la zizanie, le temps du silence, celui de la paix.» (p.84)

Christian Fulas s’attarde souvent aux vertus du silence, celui de Iochka et Ilona qui communiquent par un mot, un regard. Le corps dit tout à l’autre, ce qu’ils pensent et ce dont ils ont besoin. Pas de discours qui mènent presque toujours à la confrontation et à la discorde. Le couple parle peu, presque jamais, mais se comprend parfaitement. Il suffit d’une main sur l’épaule, d’un effleurement, d’un sourire pour traverser les jours en prenant son temps, en ralentissant ses gestes pour ressentir son bonheur.

 

ÉPOQUE

 

Un roman fabuleux qui m’a secoué avec ses questions et l’empathie humaine qui s’exprime da la plus belle des façons. Je me suis recroquevillé dans la lueur d’une petite lampe, incapable de quitter Vasilé, Iochka, Ilona, Iléana, le pope et le médecin, avec tout mon temps, attentif au pétillement du bois dans le poêle et au silence qui prenait toute la place maintenant avec l’arrêt de ces appareils devenus inutiles. Que faire de tous nos bidules électroniques quand le noir s’impose sur le pays

J’ai pensé souvent aux Ukrainiens pendant ces heures, me sentant si près d’eux en coupant les arbres qui encombraient le chemin et qui nous empêchaient d’aller au village. J’imaginais les bombardements et le sifflement des missiles… J’ai découvert aussi la solidarité et l’entraide avec des voisins qui étaient là pour tout.

Et puis, j’en suis arrivé à la dernière phrase, avec la lampe qui vacillait. J’ai pris des jours avant de me risquer à mettre des mots sur cette traversée que propose Fulas. Toute la période de Ceausescu et de ce régime politique absurde où les gens devaient se débattre dans la misère. Felicia Mihali a bellement parlé de cette époque qu’elle n’oublie pas dans plusieurs de ses ouvrages. Le pays du fromage et Dina entre autres.

J’ai attendu la fin de ma petite noirceur imposée par les vents et la neige pour écrire sur ces Roumains qui ont affronté de terribles tempêtes qui ont duré toute une vie et plus même. Et que dire des Ukrainiens maintenant qui voient leur village réduit en charpie par les missiles?

Un récit incroyable, une prose qui va comme la rivière qui se perd dans les méandres et les cascades, les jours qui se suivent dans la montagne et qui résistent au temps et à la démence des hommes. Une histoire formidable de justesse, d’empathie, de questionnements sur la nature humaine et la folie qui couve en chacun de nous. 

Un roman terrible que je vais certainement relire pour retrouver ce silence en moi et autour de moi, me bercer avec le vent qui dans l’une de ses colères s’en est pris au plus gros des pins, celui que je saluais tous les matins pour me rassurer depuis que nous vivons sur les rives du lac? Un arbre long comme une vie qui s’écroule dans un fouillis de branches et d’aiguilles, répandant son odeur de sève forte qui enivre et imbibe l’air partout pour me dire que la vie continue, que la vie ne meurt jamais. 

J’ai mis des jours à me sortir de Iochka, avant de commencer à ramasser les branches. Je voulais m’habituer à ce trou devant la maison, à ce ciel qui s’est rapproché depuis que le plus beau des pins blancs s’est couché dans un fracas de fin du monde. Iochka aussi me laissait un peu tout croche. Cette lecture m’a rappelé les grandes questions humaines, celles qui importent et ne perdent jamais de leur pertinence depuis Aristote et Platon. Un voyage dans le temps. Inoubliable. 

 

FULAS CHRISTIANIochka, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 568 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/iochka

jeudi 6 octobre 2022

JULIANA LÉVEILLÉ-TRUDEL EST DE RETOUR

ON A TOUT L’AUTOMNE marque un retour pour Juliana Léveillé-Trudel. Son premier livre, Nirliit, paru en 2015, a connu un beau succès. Sept ans depuis avant de mettre les pieds à Saliut, là où se déroule l’action de son roman précédent. Du moins dans un ouvrage littéraire. Bien sûr, tout change. On a construit des maisons, un aéroport et les enfants que la monitrice a côtoyés sont des adultes. Un projet la ramène pour un séjour de quelques mois, le temps d’un hiver. Elle va faire écrire des jeunes sur leur réalité de tous les jours. Des poèmes en Inuktituk et la traduction en français par après. S’ajoutera en cours de route des dessins, des illustrations pour enrober ces textes qui témoignent de la vie dans ce pays envoûtant. Des surprises et surtout cette langue si mal connue et si belle. 


Ça m’a fasciné, dès les premières pages, la présence de l’Inuktituk, des mots, des phrases qui s’imposent au fil de la narration et qui permettent de se faufiler dans le quotidien des Inuit. Pour une rare fois, j’ai eu l’impression d’entrer dans l’intimité de ces gens et de ne plus être un visiteur qui fait face à une réalité qui lui échappe. Surtout, j’ai pu me familiariser avec quelques expressions qui deviennent un véritable poème. Des vocables comme des balises qui nous entraînent dans un Québec tellement méconnu. Et ce ballottage entre l’anglais, le français et leur langue. Les Inuit vivent une situation linguistique très particulière.

«Cap Wolstenholme, le point le plus septentrional du Québec. Les Inuit disent Anaulirvik. Je désapprends la géographie, j’appelle les endroits par leur nom. Je m’enfarge dans Kangiqsualujjuaq au lieu d’utiliser George River. J’ai un vrai dictionnaire à présent, mais j’ai quand même gardé mon vieux cahier, avec les mots écrits au son minutieusement récoltés auprès des enfants.» (p.10)

La narratrice a étudié la langue pendant toutes ces années, assez pour entretenir une conversation et se faire comprendre par ceux et celles à qui elle s’adresse. 

 

LA VIE

 

Bien sûr, tous ont traversé ces années de façon bien différente. La vie est cruelle, particulièrement dans le Nord où les extrêmes s’affrontent. Maggie est devenue une jeune femme qui imite les vedettes qu’elle admire à la télévision et sur les réseaux sociaux. Elle est brusque, fantasque et a connu des heures difficiles, possiblement une agression. Juliana Léveillé-Trudel reste discrète. Dans ces communautés, on n’aborde jamais les traumatismes et les drames personnels. On fait comme si de rien n’était malgré les comportements étranges et souvent provocants des victimes. 

La narratrice a abandonné son compagnon à Montréal, histoire de prendre un recul, de voir peut-être où ils en sont dans un couple où les deux cherchent leur espace. Lui n’est pas pressé de s’installer et elle démontre une certaine impatience. 

«Deux vies qui se sont croisées à un drôle de moment. Une relation de dix ans qui se terminait. Un amoureux enfin après une longue attente. Je m’imaginais déjà porter ses enfants après notre première rencontre, des bébés aux boucles rousses. Il avançait avec précaution, comme s’il hésitait à se lancer à nouveau après avoir aimé quelqu’un si longtemps.» (p.30)

Les petites filles qui suivaient la monitrice sont devenues des femmes qui vivent leur vie en risquant les faux pas. 

«Elles zigzaguent en souriant sur leurs talons vertigineux, elles s’approchent en faisant valser leurs anneaux d’argent, scintillantes comme une bordée de neige fraîche. Elles sentent le tabac et la gomme balloune aux fraises, elles parlent fort, toutes en même temps, en inuttitut, en anglais, en français.» (p.18)

Des adolescentes bruyantes qui cherchent à attirer les regards comme partout dans le monde et à se persuader que l’avenir leur appartient.

 

AUTRE RÉALITÉ

 

La narratrice chasse les anciennes images et plonge dans cette réalité qui la fascine. Elle est là pour étudier la langue, faire écrire des enfants et apprivoiser un milieu qui garde ses mystères. Surtout apprendre la vie des gens de Saliut et comprendre mieux leurs regards et leurs habitudes. 

La population du Nord, surtout les jeunes, est ballottée entre la tradition et le monde du Sud qu’ils découvrent par le biais des communications. Toutes leurs références sont menacées par la puissance des images qui les assaillent et qui ne correspondent guère à leur réalité. C’est difficile d’imaginer des filles en talons aiguilles dans cette petite ville et de les surprendre un peu plus tard aux commandes d’un tout-terrain qu’elles manient comme des pilotes de formule Un.

La narratrice doit mettre les choses en ordre dans sa vie. Elle a perdu sa mère et Gabriel garde ses distances malgré son empathie et sa présence chaleureuse. Cette solitude lui permet de ressasser des images, de revivre des moments pénibles et d’apaiser des souffrances et des chagrins.

Maggie avec ses fanfaronnades démontre bien sa grande fragilité et la douleur qu’elle tente d’anesthésier. Mais que faire auprès de ces boules de colère et de rage qui passent leur mal en filant sur leur véhicule à des vitesses vertigineuses

 

AMOUR

 

Juliana Léveillé-Trudel aime le Nord, le climat extrême. Elle traduit magnifiquement la beauté des lieux, les rivières et les collines, l’hiver qui arrive si tôt, un fjord qui finit par s’étouffer sous la glace et la neige, l’air qui coupe le souffle tellement le froid est intense. Et aussi le spleen, la terrifiante solitude qui vous tombe dessus et vous pousse vers une bouteille qui engourdit peu à peu. 

Tom est largué par son amoureuse Alice qui est toujours partie. D’autres vont et viennent en tentant de trouver un point d’ancrage. Maggie s’exile un certain temps à Montréal et Nathan se réfugie dans la toundra pour oublier la mort tragique de son grand copain. Mary combat une pneumonie qui la laisse sans force et comme ailleurs, tout cela dans le plus incroyable des silences, la beauté menaçante et envoûtante du vent, de la lumière et de la neige qui recouvre tout. Il suffit de si peu pour qu’un être cher disparaisse. La maladie, un accident, un geste et tout bascule. Juliana Léveillé-Trudel décrit bien la fragilité de la vie qui court sur un fil tendu qui risque de se rompre à chaque pas. 

Reste le regard de l’autre, l’écoute, sa présence, les rires et ces poèmes qui aspirent la narratrice. Une langue avec ses formules qui englobent une saison, un moment, un lieu et une histoire. Un mot, et c’est un événement qui se déroule devant elle.

Touchant de tendresse et d’humanisme. Ça fait l’effet d’un breuvage chaud ou encore d’une attisée qui vient vous réchauffer les os. C’est splendide, d’une justesse, d’une ouverture formidable envers l’autre pour se ressourcer et mieux se sentir dans tous les territoires de sa pensée et de son corps. Un roman fascinant et hypnotisant comme un jour sans fin ou une nuit qui s’étire sur le pays pour l’engourdir.

 

LÉVEILLÉ-TRUDEL JULIANAOn a tout l’automne, Éditions LA PEUPLADE, Saguenay, 216 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/on-a-tout-lautomne

mercredi 7 septembre 2022

STREGA OU LA DÉCOUVERTE DE L’ÉTRANGE

CEUX ET CELLES qui se plaignent de la noirceur des fictions québécoises et de certains de nos récits devraient s’attarder aux ouvrages des pays nordiques qui nous plongent souvent dans des univers dramatiques où la mort est toujours là à rôder. Nul doute que le climat influence les auteurs. L’exubérance des romanciers sud-américains, par exemple, malgré des événements tragiques, ne peut s’appliquer aux confrères du Nord qui confrontent le froid, les nuits sans fin et le confinement pendant des mois. Il serait intéressant de dégager les thèmes qui retiennent l’attention des écrivains nordiques et de les comparer avec ceux des régions tropicales. Surtout, mettre en parallèle les manières d’en parler et de faire face aux bonds de l’existence. Strega s’avère certainement le livre le plus curieux que j’ai lu récemment. Johanne Lykke Holm enseigne la littérature des femmes à l’École des Sorcières au Danemark.

 

Strega, un village de montagne, a connu le faste et la prospérité. Un grand hôtel subsiste même si personne n’y vient, tout près d’un cloître où des nonnes vivent en parfaite autarcie, partageant leurs journées entre les corvées et la prière. Des jeunes femmes arrivent dans ce lieu perdu pour travailler, s’isoler et se confronter à elles peut-être. Le couvent des religieuses ici sert de miroir à cet institut. Comme si l’un était l’envers de l’autre. C’est du moins ce que je me suis imaginé en amorçant la lecture de cette histoire un peu déroutante.

J’ai pensé aussi aux ouvriers étrangers qui s’installent pour de longues périodes au Québec dans des conditions parfois difficiles, coupés de leurs proches et confinés dans leur langue. 

«Nous étions neuf jeunes femmes affectées à un travail saisonnier dans la montagne, ou neuf jeunes femmes placées en rétention de l’autre côté des montagnes. Ou neuf jeunes femmes qui voyaient leurs mains mises à contribution, qui les voyaient soulever des tissus raides au niveau de leurs visages juste pour les laisser retomber au sol, qui les voyaient verser du vin fort de grandes carafes, comme les mains d’une statue, directement dans la terre asséchée, comme pour la saturer. Nous venions d’endroits différents, mais nous avions le même âge et les mêmes idées. Aucune d’entre nous ne voulait être gouvernante et aucune d’entre nous ne voulait devenir épouse. Nous avions été envoyées ici pour gagner notre vie, pour devenir des membres de la société. Nous étions des filles de mères travailleuses et de pères invisibles qui rasaient les murs.» (p.49)

Neuf jeunes femmes arrivent dans cet établissement comme dans un couvent sans les rituels religieux. Là pour nettoyer, astiquer et préserver de la ruine ce bâtiment rescapé du passé. 

«L’hôtel se situait dans une vallée isolée, entourée de montagnes noires qui s’élevaient d’une verdure verte et humide, près d’un petit lac à l’eau froide et glacée. Il avait autrefois été un endroit célèbre et très fréquenté, un endroit pour les fêtes de mariage et les sports d’hiver, un endroit qui paraissait envoûtant, étincelant de rouge parmi tout ce vert. Personne ne se souvenait du moment où l’hôtel avait commencé à changer, quand l’endroit était devenu répugnant pour toutes les personnes saines, comme s’il possédait un pouvoir intérieur, quelque chose de maléfique et de malsain qui tenait les gens à distance.» (p.50)

Un lieu où les fantasmes et les obsessions surgissent de toutes les manières possibles, où le réel et l’imaginaire se confrontent et fusionnent même. Un conflit larvé entre les nonnes et la direction de l’auberge, l’affrontement du spirituel et des pulsions perdurent.

 

TRAVAIL

 

Rafaela effectue le travail qu’on lui assigne sans rechigner. J’avais cru que c’était une rebelle et qu’elle se plierait difficilement aux règles des lieux. Occupée du matin au soir, elle se lie avec quelques camarades. Le grand dortoir fait penser aux institutions qui accueillaient les jeunes filles à une certaine époque au Québec. Marie-Claire Blais a décrit ces lieux de façon magnifiques dans Une saison dans la vie d’Emmanuel où Éloïse devient mystique

Un monde dur qui dissimule des drames que nul n’évoque. Le travail répétitif, absurde m’a renvoyé à la tâche de ce pauvre Sisyphe qui s’échine sans jamais réussir à stabiliser son rocher en haut de la pente. 

«Nous posions des cendriers et approchions le chariot à alcool. Nous arrangions les fleurs harmonieusement sur les tables. Nous retouchions nos visages devant le mur de miroirs dans le hall. Nous posions de la viande, des légumes et des crèmes brûlées sur des plats de verre. Rex nous observait. Je la regardais. Elle s’appuyait contre la cheminée, où une violette resplendissait dans un vase d’argent. Elle avait l’air d’une personne qui avait été seule depuis sa naissance. Sept heures sonnaient. Aucun client ne venait.» (p.61)

 

FÊTE

 

Travail routinier jusqu’au moment où surgissent des convives, pour une sorte de fête où tous les invités s'abandonnent à ses extravagances et ses obsessions.

«Je baissais les yeux quand les hommes m’appelaient. Je souriais et hochais la tête quand les femmes faisaient de même. Je vis Bambi reculer quand un jeune soldat lui attrapa le bras. Je vis Lorca montrer les dents quand un homme de l’âge de nos pères lui demanda de s’asseoir sur ses genoux. Je vis Paula se pencher et chuchoter quelque chose à un homme en uniforme. Je fis Gaia renverser de l’eau bouillante sur un groupe d’étudiants en médecine. Je vis Alexa cracher sur un homme qui lui caressait la cuisse. J’entendis Cassie siffler quelque chose de grossier lorsqu’un jeune homme lui demanda de se pencher en avant. Je vis Barbara sortir sa croix dorée de son col lorsqu’un prêtre voulut embrasser sa main. Je vis Alba marcher durement sur le pied d’un homme et prétendre que c’était un accident.» (p.127)

L’alcool, les danses. Tous sont là pour les servantes qui deviennent des proies. L’une d’elles disparaît, assassinée certainement. Jamais on ne retrouvera son corps malgré les recherches. Et je me suis mis à douter. Est-ce un rituel, une fête où l’on sacrifie la beauté et la jeunesse pour que le lieu se régénère? Avons-nous affaire à une secte où l’on immole une vierge pour la suite du monde?

 

ATMOSPHÈRE

 

Madame Lykke Holm possède le don de faire ressentir l’étrangeté des lieux, un passé lourd et étouffant. Une fatalité pèse sur les jeunes femmes qui sont sacrifiées et offertes aux prédateurs, peu importe les époques et les rituels. 

«Sur l’oreiller d’Alba, trois plantes séchées. Géranium rose, menthe aquatique et belladone en un petit bouquet. Elles bruissaient contre la taie d’oreiller, attachées ensemble avec une épaisse ficelle tachetée. Nous laissâmes tout ce que nous voulions qu’elles trouvent. Nous savions qu’une vie de fille peut, n’importe quand, se transformer en scène de crime. Ceci était notre scène de crime.» (p.240)

Voilà des propos troublants, tout comme cette histoire qui flirte avec des instincts qui surgissent d’une autre époque et peut-être de ces désirs que la société libère de temps en temps dans une fête sauvage.

Une écriture envoûtante comme les litanies qui nous subjuguaient jadis pendant les offices religieux. Toute rationalité disparaît de ce récit pour laisser place aux pulsions de vie et de mort. Un roman où le non-dit s’impose et vous enveloppe telle une musique répétitive. Une phrase hallucinatoire qui emporte et pousse dans une masse de couleurs et de sensations. On referme Strega terriblement perturbé. C’est le propre des grandes fictions de secouer le côté obscur de la vie et de nous mettre en danger. Surtout pour les femmes qui sont convoitées et deviennent toujours des proies.  

 

LYKKE HOLM JOHANNEStrega, Éditions La Peuplade, Saguenay, 256 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/strega

vendredi 19 août 2022

DOMINIQUE SCALI SE SURPASSE ENCORE

ÉTRANGE DE LIRE un roman de plus de 500 pages et de chercher ses mots pour décrire ce que vous venez de vivre. C’est le cas avec Les marins ne savent pas nager de Dominique Scali, une écrivaine qui n’aime pas les sentiers battus, ignore les balises et nous propose un monde bien à elle. J’avais été émerveillé par À la recherche de New Babylone, paru en 2015, une aventure dans l’Ouest américain mythique. Et comme si c’était possible, l’auteure va plus loin encore avec ce nouvel ouvrage qui apparaît dans notre actualité comme un ovni. J’ai pensé bien sûr aux fresques de Bruegel l’ancien, à ces tableaux qui cumulent les alcôves pour retenir le temps et marquer l’espace. L’ensemble décrit la cité, les années 1550 et a valeur ethnologique, s’attarde à des scènes intimistes qui illustrent le quotidien des gens dans leur entreprise de survie. Dominique Scali partage cette manière de voir, brosse un univers avec sa langue, ses mystères, ses malheurs et ses coutumes, ses manies et ses passions. Voilà un projet de haute voltige.


Les marins ne savent pas nager, nous entraîne dans l’archipel d’Ys, un monde figé quelque part dans l’Atlantique-Nord, à mi-chemin des continents, avec l’obsédante vague qui fouette les côtes, se lance à l’assaut des berges, se montre accueillante ou encore hargneuse et vindicative lors des grandes marées d’automne. Toutes les activités des agglomérations disséminées le long des rives dépendent de la mer océane. Il y a la pêche bien sûr, le commerce avec les autres îles et les pays lointains, la récupération des débris des navires qui échouent pendant les tempêtes et qui permettent souvent aux gens de se procurer des objets et des denrées peu accessibles même si les autorités interdisent ce genre de recel. Comme on s’en doute, la contrebande et le pillage des épaves se pratiquent avec la complicité de tout le monde. 

«Le contrebandier, c’était le ratisseur de plages souffrant de rhumatismes qui priait la fureur océane de lui envoyer quelques débris de sciage pour se chauffer et ainsi mieux dormir l’hiver. C’était le cabaretier qui arrivait à couvrir ses pertes d’équinoxe qu’en se procurant quelques futailles de genièvre à moitié prix. C’était le maître-coq qui devait remplacer une partie de l’eau-de-vie de sa cambuse pour l’avoir lui-même bue avant l’appareillage. C’était le matelot en escale qui achetait des bijoux en échange de l’or obtenu d’indigènes dans un paradis en perdition afin d’éblouir une bien-aimée qui ne l’attendait plus. C’était le citoyen au bord de la banqueroute qui devait malgré tout fournir tabac de Virginie et vin de Porto à ses convives et regarnir la garde-robe de son invitée chaque saison.» (p.177)

Il y a aussi la cité avec son aristocratie commerçante et militaire qui régente la population qui vit éparpillée sur la côte et doit se débattre avec les caprices du climat. Le rêve de tous est d’être acceptés comme ressortissants de la ville, ce qui ne se produit que rarement. Et, ils doivent gagner leur appel par des gestes de bravoure avant de faire partie des élus. Ce n’est pas sans suggérer l’attrait que les métropoles exercent sur les gens des régions et la césure qui existe toujours entre les périphéries et les capitales. Cette tension, il faut croire, dure depuis la nuit des temps.

La cité de l’art, de la culture, des grandes fortunes, des militaires qui n’ont jamais à se salir les mains pour survivre. Sur les côtes, (il suffit de se référer à la carte des débuts pour bien se situer) dans un milieu rude, sans pitié, les activités se moulent aux saisons. Un monde d’analphabètes opposé à celui des lettrés et du raffinement. 

«Dans ces hameaux, l’autorité des femmes se logeait dans l’absence des hommes et la vie y était régentée par les patronnes des hangars à salage qui supervisaient l’habillage du poisson et en négociaient le prix. Les autres s’occupaient des tâches jugées secondaires : surveiller les bambins, éplucher les oignons, tresser les paniers et compléter les travaux de petite couture.» (p.25)

 

DANAÉ POUSSIN

 

Pour se faufiler dans l’archipel, Dominique Scali s’accroche à une femme qui possède des aptitudes exceptionnelles. Danaé Berrubé-Portanguen dit Poussin, une orpheline, nage comme une sirène et ne craint pas les vagues et les vents. Elle réussit avec ce don à faire le lien entre le monde marin et la terre. Assez éduquée pour lire, ce qui n’est pas le cas de la plupart des gens, Danaé rencontrera des hommes qui lui permettront d’aller en haute mer, de plonger et d’atteindre des épaves que les autres maraudeurs ne peuvent piller, de sauver un poète de la noyade et de devenir une belle de la cité qui se tracasse de ses souliers et des froufrous de ses robes. 

Cette audacieuse se moque des marées, des tempêtes, suit des têtes fortes qui s’imposent et sont des chefs de file. Danaé vivra toutes les épreuves et tous les soubresauts de son époque. «Selon nos archives, elle est née cinq ans avant le Massacre des Premiers hommes et décédée quatre ans avant la Grande Rotation. On nous dit qu’elle a été enfant du rivage, naufrageuse sans scrupules, secoureuse sans limites, fille de pilotes, mère d’orphelins, héritière d’une arme dont elle ne sut jamais se servir à temps.» (p.10)

Elle débutera dans la vie en s’attachant à Énoc Martel, un citoyen qui ne sait rien faire de ses mains sinon manier l’épée et tenir de beaux discours. Il finira par se faire enseignant itinérant, apprenant à lire et à écrire aux enfants.

Danaé est notre guide même si nous la perdons de vue de temps en temps entre deux marées. Elle nage et plonge dans les vagues les plus affolantes et revient sur terre avec des images et des connaissances que nul ne possède. 

Sa véritable aventure débutera quand elle devient la compagne de Renaud Bertiz, un pilleur d’épaves. Les deux feront équipe. Mais comme la vie est fragile, cette union durera le temps de quelques saisons. Il y aura aussi le poète de la cité Artimon Phélan qui lui permettra d’apprendre les convenances et les bonnes manières, surtout l’art de ne rien faire de ses jours. Enfin, elle vivra un lien solide avec Jacques Duval, son dernier amoureux, un pilote qui guide les vaisseaux entre les écueils de la côte pour les empêcher de faire naufrage. Danaé passera ainsi de pilleuse d’épaves à compagne d’un capitaine qui sauve nombre de navires du désastre.

 

PERSONNAGE

 

Pourtant, le cœur de cet ouvrage n’est nul autre que l’océan avec ses humeurs, ses caprices, les folles marées qui prennent le continent d’assaut et tente de tout emporter dans ses ressacs. Dominique Scali renoue avec les grands romans du XXVIIIe qui nous entraînaient dans des univers où les humains devaient confronter les forces de la nature pour survivre. Je pense à Victor Hugo et ses Travailleurs de la mer où Gilliat s’acharne à sauver une épave afin d’épouser la femme de ses rêves. 

Dominique Scali a le don d’esquisser des fresques où des dizaines de personnes vibrent et réagissent aux humeurs de l’océan qui leur offre tout et qui peut les laisser nus au milieu des débris. Une véritable initiation à la navigation à la voile, à l’univers des marins qui finissent presque tous par périr lors d’un naufrage. Tout cela en n’oubliant pas de s’attarder au sort des femmes qui restent sur les rives et qui attendent en surveillant l’horizon en silence. 

C’est époustouflant. 

Madame Scali a fait des recherches incroyables pour créer ce monde et surtout lui donner des ancrages solides. Impossible d’échapper à ses héros qui s’arrachent du quotidien et tiennent tête au destin et à la fatalité. Souvent subjugué, je me suis laissé porter par un vent auquel nul ne peut résister. Elle semble tout connaître des tempêtes, des bourrasques, des squares qui surprennent les marins, des marées et des trombes des changements de saison, les réactions des bâtiments dans la vague et la tourmente. On le vit, on le sent dans son corps et son esprit. 

«Les équinoxes étaient des épreuves auxquelles aucun riverain ne s’accoutumait. Ce qui mettait les nerfs à vif, c’était de savoir qu’on ne pouvait jamais savoir ce qui allait arriver. Un moment vous étiez au sec et à l’autre, vous nagiez au milieu des bouillons. Les novices évaluaient le rythme des giclées et finissaient pas se dire “bon, ça devrait aller”, tandis que les riverains expérimentés n’étaient plus dupes. La montée de la mer n’est pas comme le gonflement de la rivière; elle ne progresse pas, elle gifle. Elle se donne des élans, elle se replie pour mieux attaquer. Elle arrache des bouts à la terre pour mieux les lui relancer. On dirait parfois que la mer veut jouer.» (p.318)

Une avancée dans un siècle révolu où les gens allaient à pied, empruntaient surtout des embarcations pour passer d’un lieu à un autre. Un monde bien avant le bruissement des moteurs et des grandes villes éclairées la nuit. Un espace où les hommes et les femmes pouvaient rêver devant l’horizon, profiter d’un naufrage ou du malheur d’un marin, survivre en ne ménageant jamais ses efforts et atteindre une certaine aisance matérielle quand ils possédaient une habileté particulière pour la navigation et la pêche.

Un univers qui maintient des rites, des chants, des fêtes, des rencontres et des cérémonies funèbres où l’on rend les corps à la mer. Surtout, Dominique Scali a inventé une langue qui colle au français du XVIIIe et nous fait entendre une musique qui vient peut-être du parler de nos ancêtres qui n’hésitaient jamais à forger des mots pour mettre la main sur la réalité. 

Le type de livre que je cherchais en sortant de mon adolescence, quand je rêvais de partir sur les routes, de foncer dans des forêts inexplorées et troublantes. Des personnages qui savent affronter leur destin et vivre pleinement le moment présent et les surprises de la vie. C’est pourquoi j’ai tant aimé Victor Hugo alors parce que ses fictions m’emportaient loin, dans le mystère et le dépassement. 

Dominique Scali est certainement l’une des écrivaines les plus singulières de maintenant. Elle n’hésite pas à se confronter aux grands récits et à foncer dans l’inconnu. Ça permet de croire que le rêve est possible malgré l’avenir qui se défait et bouche les horizons. La lecture peut être une expérience formidable quand une romancière comme Scali prend la barre et met le cap sur l’aventure, réinventant l’univers, l’art de respirer et de s’exprimer. 

 

SCALI DOMINIQUELes marins ne savent pas nager, Chicoutimi, La Peuplade, 2022, 526 pages.

 

https://lapeuplade.com/archives/livres/les-marins-ne-savent-pas-nager

jeudi 3 février 2022

KORNELIUSSEN EST SANS PITIÉ ENCORE UNE FOIS

NIVIAQ KORNELIUSSEN n’aime guère les sujets faciles et elle récidive, après le succès de son premier roman Homo sapienne, avec une histoire tout aussi troublante. Elle aborde, encore une fois, une question difficile, souvent tabou dans la société avec La Vallée des Fleurs. On s’en souvient, son premier ouvrage s’attardait à des Groenlandais qui cherchaient un sens à la vie dans les excès sexuels, la drogue et l’alcool. Dans ce livre grinçant, l’auteure nous plonge dans le fléau des suicides chez les jeunes. Pire, il semble que l’on considère cette réalité comme une fatalité que personne ne peut contrer dans son pays. Voilà un drame terrible. La Vallée des Fleurs nous entraîne dans un monde déboussolé, en manque de repères, où tout s’effrite sous les pieds des personnages. 

 

Toujours le milieu groenlandais, des jeunes qui arrivent difficilement à composer avec une souffrance atavique, une attirance morbide pour la mort. Comme si la frontière entre le concret et l’imaginaire n’existait plus et qu’il était tout à fait normal de mettre fin à ses jours. Les adules, avec les adolescents, ont du mal à trouver une direction et à s’installer dans leur vie. Tellement que le suicide devient une banalité. Alors, se prendre en main et foncer dans le quotidien est un exploit quand toutes les issues se bouchent et que l’avenir est un mur ou une montagne qui se dresse devant vous. 

Voilà pour l’atmosphère et le milieu que Niviaq Korneliussen décrit de façon précise, chirurgicale presque. Nous sombrons dans le drame d’une jeune femme mal dans sa peau qui se bute à une fatalité héréditaire. Pourra-t-elle étudier au Danemark, se passionner pour l’anthropologie, se faire de nouveaux amis et s’apaiser?

 

Je ne sais jamais quand elle veut que je parle et quand elle veut que je la ferme. Je suis une poupée à batteries, sur le ventre de laquelle elle peut appuyer quand elle veut que je dise quelque chose. Elle appuie et appuie, elle veut tout le temps que je dise autre chose que ce que je dis. (p.14)

 

Une fascination pour la mort, plus inspirante que son amoureuse et ses proches, que l’envie de s’installer et de mettre la main sur sa destinée. Et quelle promiscuité dans cette histoire! Personne n’a de refuges, de lieux pour se calmer et se retrouver. La chambre à soi de Virginia Woolf prend ici un sens tragique.

 

AILLEURS

 

S’exiler, aller ailleurs pour contrer la rage sourde qui anime la jeune femme, le désir de mourir ou de tuer. Il faut s’arracher à soi pour se forger une identité qui peut vous porter toute une vie, vous faire vous réconcilier avec les autres et son environnement.

 

Heureusement que je pars bientôt, ai-je envie de crier, envie d’aller chercher le fusil d’ataata, de vider le chargeur sur les murs et par les fenêtres, de m’envoler de cette maudite maison. (p.31)

 

Le problème veut que l’on emporte sa rage et son mal de vivre dans ses bagages. Et comment s’adapter à un nouveau milieu, à d’autres façons de faire, se confronter à des préjugés et au racisme? Les jeunes Inuits arrivent difficilement à étudier dans nos universités du Sud si étrangères à leur réalité. Ce n’est guère différent au Groenland où une chape de plomb écrase tout le monde. 

 

Ils parlent en mal de moi, mais je m’en fiche totalement, j’y suis habituée, je viens après tout du Groenland. Un pays qui adore quand les gens tombent. Comme ma famille. Ils étaient souvent assis à la fenêtre et riaient des gens qui glissaient sur les routes verglacées, quand sévissait le dégel de la tempête d’automne. Je ne trouvais pas ça particulièrement amusant, parce que la glace avait l’air dure. Les gens étaient mouillés et avaient froid. (p.109)

 

Malgré ses efforts, la belle Inuite n’arrive pas à suivre ses collègues à l’université. Surtout qu’un suicide, un autre, la ramène au pays où tout se déglingue. Les fils se touchent dans la tête de la jeune femme et la glissade devient inévitable. 

Peu à peu, Korneliussen nous entraîne dans cette fatalité qui bouscule tout le monde, nous confronte au peu de ressources que ces désespérés trouvent autour d’eux.

 

 Ma chérie, je ne crois pas que je puisse survivre encore un été avec toi. Un été avec toi ferait fondre ce qui reste de moi. L’été dernier, tu étais comme le soleil de minuit, tiède, maintenant tu es comme le CO2, tu détruis mes cellules cérébrales, mes petits micro-organismes, tu as pénétré à travers ma peau, tu m’as élimée jusqu’à la nudité. (p.298)

 

La narratrice reste une errante devant les corbeaux qui la couvent du regard, attendant leur heure, avec la mort qui a tout son temps. 

Un roman qui fait grincer des dents à chaque phrase par sa dureté, cette rage qui se retourne contre soi. Tous basculent, avec Sejer, qui ne sait plus s’il est un homme ou une femme, plongeant dans un désarroi qui fait mal à l’âme. 

Et quelle fin hallucinante! J’ai eu envie de hurler pour arracher cette pauvre fille à sa folie et à sa désespérance. On quitte ce livre à bout de souffle et de mots. Niviaq Korneliussen est terrible avec les en-têtes des chapitres qui tombent comme des notices nécrologiques. Une incroyable litanie qui signale la mort d’un jeune qui n’en pouvait plus. 

Une réalité qui laisse pantois et vous griffe l’âme et le cœur. Quelle désespérance, mais quelle force d’écriture. Un roman terrifiant, un mal être qui vous happe et vous jette par terre. Un ouvrage qui marque le lecteur de façon indélébile.

 

KORNELIUSSEN NIVIAQLa Vallée des Fleurs, LA PEUPLADE, 384 pages, 27,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/la-vallee-des-fleurs

jeudi 28 octobre 2021

LA GRANDE AVENTURE DE CHARLES SAGALANE

JE L’ATTENDAIS CE Journal d’un bibliothécaire de survie de Charles Sagalane. Du moins, j’étais très curieux d’en savoir plus sur ce projet un peu étrange qui occupe l’écrivain qui s’est fait un devoir de disperser des livres à tout vent. En commençant par les îles qui bordent Saint-Gédéon, bien sûr. J’ai eu la chance d’aller à l’Île aux poires en raquettes avec des amis, suivant le guide qui avait organisé une rencontre, un repas autour du feu, un moment de partage et de fraternité. Avec un arrêt, près d’une bibliothèque de survie, un instant de recueillement devant la petite cabane en bois. Un refuge assez sommaire, semblable à ceux qui accueillent un nid d’oiseau, mais pour les livres. Une façon de mettre des ouvrages à la disposition de ceux et celles qui débarquent sur les îles de Saint-Gédéon en été comme en hiver. Le randonneur se retrouve face à une cache où il peut ouvrir un livre et lire quelques lignes. Une manière d’occuper le territoire en insérant la littérature dans ces sites sauvages. «Nommer un coin de pays par l’écriture, c’est faire reculer la barbarie», écrit Alain Gagnon, poète et romancier de Saint-Félicien. Peut-être que le fait de laisser des livres dans ces endroits peu fréquentés, en pleine nature, est une occasion de sortir les œuvres et les écrivains des lieux fermés et de leur permettre de s'aérer l'esprit.



L’idée est séduisante, un peu folle, comme je les aime. Une cabane en bois, un sac de plastique, peut-on s’en passer, et des livres ici et là sur les îles de Saint-Gédéon, dans le Bas-du-Fleuve ou dans l’Est du pays. Des livres et des visiteurs imprévus, des curieux qui s’attardent à quelques lignes, laissent un mot ou encore d’autres qui partent avec les ouvrages. Pire, il y a ceux qui utilisent la petite installation pour faire un feu. 

Le bibliothécaire doit s’attendre à tout. 

J’espère que beaucoup prennent la peine d’ouvrir un recueil de poésie que Sagalane a choisi avec soin en fonction du lieu, de la végétation et du décor. Une manière de dire que l’écriture est le paysage et que le paysage est une écriture qu’il faut déchiffrer. C’est aussi la permission de faire silence, de s’avancer en retenant son souffle dans l’univers d’un auteur, d’aborder son livre qui brave toutes les intempéries. Je n’ai pu que penser aux nomades innus qui migraient avec les saisons et laissaient, à certains endroits, des vives pour ravitailler les voyageurs quand les caribous se faisaient rares. C’étaient alors des relais ou comme on disait dans les chantiers, à la belle époque, un dépôt où on allait quérir vives et outils. 

La minuscule bibliothèque de survie se moule au relief de plusieurs îles de Saint-Gédéon. Des noms que j’ignorais. Îles aux petits atocas, des Béliers, du Capitaine, aux Poires, Île verte et l’Île aux fesses. Je n’ose imaginer ce que notre planteur de livres a pu laisser sur ce dernier site. 

 

AMORCE

 

Tout a commencé devant Saint-Gédéon, ces îles qui semblent se multiplier et convoquer les curieux et les aventuriers, des refuges avec leurs caractéristiques et leurs charmes particuliers, une certaine végétation, comme des avancées sur le lac Saint-Jean qui nous plongent dans un autre univers. 

 

Nous sommes en 2013. Je reviens du Japon. La campagne Sauvons les livres bat son plein, un mouvement né dans l’urgence de sauver notre bibliodiversité, de rescaper la librairie indépendante et de préserver la vitalité du livre québécois. Bientôt me viendra la pensée que ce sont les livres qui nous sauvent. (p.34)

 

 

Sagalane y a installé dix-sept bibliothèques avec son complice Diego Audet. Dix-sept pour évoquer les syllabes qui forment le haïku traditionnel japonais. Oui, ce petit poème de trois vers que l’écrivain affectionne particulièrement. 

Et le projet a lancé l’auteur sur les routes. C’est bien connu, la phrase n’a pas de frontières. Charles Sagalane a choisi des lieux où il rencontre des écrivains qui acceptent de devenir bibliothécaires de survie. J’aurais bien aimé recevoir un tel honneur. J’aurais pu faire de mon pavillon d’écriture, qui contient une partie de ma collection d’ouvrages littéraires, la plus grande bibliothèque de survie du réseau sagalanien.

Le semeur de livres se rendra aux États-Unis, retrouvant la trace des coureurs des bois, des explorateurs de la Nouvelle-France qui ont sillonné le territoire américain. Le monde s’ouvre au bibliothécaire en chef en créant des liens qui peuvent couvrir la planète.

 

RECONQUÊTE

 

Pourquoi pas la reconquête de l’Amérique avec des livres qui nous disent, nous décrivent, nous ancrent dans un territoire donné. Le frère Marie-Victorin répétait que l’on ne connaît pas un lieu en ignorant tout des plantes qui y prolifèrent. J’ajoute que l’on ne peut connaître un pays si on ne sait rien de ses écrivains et de leurs œuvres. Son histoire aussi. Sagalane tend la main aux explorateurs qui ont apprivoisé le continent en suivant les grandes rivières et les fleuves, construit des postes de traites qui sont devenus des villes importantes comme Détroit et Chicago. 

Dans ses voyageries, le bibliothécaire se faufile dans l’univers d’un écrivain, discute avec lui de son projet et visite son lieu de travail. Certains sont un peu sceptiques et d’autres sont emballés par l’idée, surtout par le fait de devenir un maillon de la chaîne. Le «truchement» comme on disait autrefois se fait alors. On parle de traduction maintenant, mais «truchement» veut dire beaucoup plus. C’est faire se rencontrer deux civilisations, deux manières de voir le monde et la vie. J’utilise ces mots sciemment parce que Sagalane ne parle jamais de son journal, mais de «relations», faisant référence aux écrits des Jésuites en particulier. À l’origine, ce sont des lettres que les religieux échangeaient pour raconter leurs missions et leurs contacts avec les peuples d’Amérique. Ces récits sont devenus, avec le temps, un regard précieux sur les nations autochtones et une narration précise de la rencontre de deux civilisations. Des textes recherchés par les lecteurs avides de sensations, de surprises et d’aventures. Sagalane parsème son récit de notions d’histoire, décrit l’endroit et son importance, s’attarde bellement par exemple au lieu de travail de la poète et écrivaine France Cayouette dans son incursion en Gaspésie.

 

Une grande fenêtre donne sur les champs. Cet espace sobre et vivifiant abrite bon nombre de livres — j’aimerais découvrir lesquels, mais nous poursuivons vers le jardin. Des vers y sont inscrits sur des pierres. Les mots d’un de mes comparses de survie, Michel Pleau, se dorent au soleil. Près des champs, une table baigne dans l’ombre des peupliers de Lombardie. (p.68)

 

Et voilà que nous sommes dans la vaillante Subaru de notre explorateur pour nous abandonner au bonheur de la route, faire escale dans un endroit particulier pour y installer une bibliothèque adaptée au coin, avec des livres minutieusement choisis, cela va de soi. 

Son aventure le poussera vers les terres de Louis Riel et de Gabrielle Roy. Il devra revenir sur ses pas cependant, faute de financement. Bien sûr, des errances du genre exigent des sous et de la patience. 

Tout devient possible même si le voyageur se bute à certains obstacles. Les responsables des parcs ne tolèrent pas l’envahisseur sur la montagne de Montréal. Les employés municipaux enlèveront l’installation. Il faut une autorisation maintenant. Maisonneuve avait-il un permis lorsqu’il a planté sa croix sur la montagne? Autre temps, autres mœurs. Certains aussi détruisent les livres et les bibliothèques. Les ignares sont partout et pas seulement dans la nature. On l’a vu récemment quand on a brûlé des livres au nom d’une certaine réconciliation en Ontario. Obélix jeté aux flammes avec Lucky Luke.

 

LE JAPON

 

Bien sûr, Sagalane s’attarde à certains écrivains japonais et à Basho en particulier, le maître voyageur du haïku qui devient l’ancêtre du bibliothécaire de survie. Ses petits poèmes rédigés lors de ses nombreux déplacements sont peut-être aussi des textes de survie qui évoquent toujours des rencontres étonnantes. 

J’ai lu Journal d’un bibliothécaire de survie avec grand plaisir, vivant les périples de cet étrange semeur de mots qu’est Charles Sagalane, l’homme qui échappe aux frontières et aux contraintes, s’abandonne à la route, flânant ici et là, écoutant, discutant avant de repartir pour voir l’autre versant de l’horizon, y laisser un recueil de poésie ou un roman pour marquer son passage, faire en sorte que la littérature francophone soit présente partout. 

J’ai bien hâte de le suivre en Amérique du Sud où il ne manquera pas d’aller, dans les îles des Caraïbes et en Europe, même dans la lointaine Russie pour retrouver les traces de Tourgueniev et, je l’espère, au Japon, pour saluer ses maîtres. La preuve que les livres et la littérature se moquent de tous les obstacles, de toutes les intempéries et peuvent s’installer là où on ne les attend pas. Une aventure comme il ne s’en fait plus, une manière de s’approprier le territoire qui reste toujours à explorer.

 

J’ai écrit en suivant l’alphabet de la Nature, au sortir du canot, étourdi par les vagues. J’ai écrit, stationnant la Subaru, attiré par un aigle qui plane, ébahi d’une borne kilométrique, envahi par la brume couvrant une baie… J’ai écrit comme un humain témoigne de son insatiable envie de vivre — c’était ma boussole. J’ai écrit, riant et pleurant. Jamais déçu de la vie sauvage. Ni du Livre. (p.397-398)

 

SAGALANE CHARLESJournal d’un bibliothécaire de survie, Éditions LA PEUPLADE, Saguenay, 2021, 26,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/journal-dun-bibliothecaire-de-survie