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mardi 13 décembre 2022

CAROLINE GUINDON RETROUVE BERLIN

GENEVIÈVE EST de retour en Allemagne, à Berlin, où elle retrouve sa grande amie Hannah Stein, une sœur, un double qui partage tout ou presque avec elle. La jeune femme a pris une année sabbatique, pour recoller les morceaux après la mort de son père, Jacques. Un peu perdue, on la surprend dans un moment où elle est dépassée par certains événements et où des vagues existentielles la ballottent. Grande marcheuse, elle arpente les trottoirs de la ville, croise des gens, des proches, réalise qu’il faut des arrêts pour se retrouver, méditer sur les directions que peut prendre sa vie. Et il y a les hasards des jours, les musées où le temps s’arrête, où elle peut confronter ses questionnements avec ceux des artistes. Caroline Guindon ajoute une suite à son roman Cythère paru en 2021. Un ouvrage qui détonnait un peu dans notre littérature contemporaine.

 

Geneviève retrouve le Berlin de son enfance, se sent un peu perdue dans l’appartement trop grand d’une de ses tantes. Elle veut faire le point, prendre une direction qu’elle pourra garder dans les jours à venir et dans sa carrière. 

«Depuis le début de l’été, je vis seule, loin de tous mes repères de jadis, dans une maison trop grande pour moi. Afin de combattre la solitude et le sentiment de me dissoudre ici, je compose en pensée des lettres à mon père et je personnifie les objets. Tout le jour, ces derniers posent sur moi leur sage regard de choses, de bien-pensants. Certains, parfois, émettent quelque jugement ou sarcasme : hier, une pile de magazines me demandait si, à la contempler aussi studieusement (désespérément, grinça-t-elle), je ne me sentais pas enfin un peu plus d’“actualité”.» (p.23)

Elle marche, souvent et longtemps, pour disperser dans son sillage des moments qui l’oppressent. La mort de son père encore toute récente et la fuite de sa mère qui a abandonné mari et enfants pour s’installer au bout du monde, près de la mer, sans jamais donner de nouvelles. 

Sillonner la ville, découvrir des lieux avec son corps, son souffle et les battements de son coeur, s’attarder auprès d’amis dans un bar ou à une terrasse, repartir après avoir bu un verre et se réfugier dans un musée, face à des œuvres qui permettent de saisir où elle en est dans les soubresauts de sa vie. Là, devant un concept ou un questionnement, elle risque de trouver un peu de soi dans le travail d’une autre, de se surprendre dans sa vulnérabilité et ses forces. Des places de mémoire où il est possible d’échapper à l’agitation pour se recueillir et comprendre les remous provoqués par ses proches et elle-même.

«Dès mon entrée dans l’aile du musée qui lui était consacrée depuis le début de l’été, résoudre l’énigme que posait Vie? Ou théâtre? m’avait semblé important. Ces quelques heures que je venais de passer auprès des images et des textes de Salomon ne m’avaient cependant pas permis de trancher. Au moment où elle en faisait un récit illustré qui la distanciait d’elle-même, Charlotte avait-elle eu le sentiment de tourner sa propre vie en ridicule — en théâtre? Sa vie d’abord banale, bourgeoise, puis d’un tragique qui, semblait-elle suggérer, frisait le grotesque? Avait-elle plutôt voulu évoquer par ce titre une simple dichotomie entre le vécu et l’art, entre les événements et le ressouvenir? J’aurai besoin d’une longue promenade pour arriver à démêler cet écheveau embrouillé.» (p.142) 

Il y a toujours sa belle amie, Hannah Stein, qui peut tout laisser tomber, même une aventure amoureuse, pour lui venir en aide, l’écouter, lui parler, lui tenir la main et peut-être la sortir du sillage de ses tempêtes intérieures. 

Il faut prendre le temps pour se recentrer après les grandes émotions, surtout le décès d’un être proche. Des heures précieuses avec Hannah lui permettent de plonger dans son enfance, de raconter la fillette qui allait devenir son ombre, son double presque, celle avec qui il était possible de tout dire et de tout partager. C’est encore le cas. Hannah, plus assoiffée de vivre que jamais, plus audacieuse, ne la quitte pas.

 

SOUVENIRS

 

Des souvenirs reviennent, des événements douloureux et aussi de petits bonheurs. Le passé s’impose en déambulant dans la ville. 

L’histoire terrible et traumatisante du nazisme, des Juifs que l’on a cherché à biffer de la surface de la Terre, le plus horrible et incroyable moment de notre aventure humaine. On pense avoir tout dit sur l’holocauste et pourtant tout est encore à raconter. Toujours, quelles que soient les époques, quelqu’un tente de prendre la place de l’autre, de l’écraser dans son corps et son âme, quand ce n’est pas en provoquant les pires catastrophes. Comment la guerre folle et brutale de l’Ukraine est-elle possible maintenant? Comme si nous étions incapables d’évoluer, de réfléchir, de faire un pas, de nous sortir de la rage, l’envie, la rancune et la soif de domination. Sommes-nous condamnés à imiter Sisyphe qui pousse sa pierre en haut de la pente et la laisse aller jusqu’en bas, avant de recommencer

 

BASCULE

 

Geneviève s’attarde au café d’un ami, retrouve un peu de chaleur, sa bonne humeur, le plaisir d’être vivante quand elle est renversée par des cyclistes qui fuient la police. Traumatisme crânien, hôpital, petite mort et retour à la vie tout doucement, comme si elle échappait au gouffre de l’amnésie, se donnait la chance de tout recommencer et de voir autrement. Hannah, si vive et capable de l’entraîner dans les plus folles aventures, est là, bien sûr. 

Geneviève se rétablit et continue d’écrire des lettres, pour dire tout ce qu’elle n’a jamais pu confier à son père, même si personne ne les lira. 

Souvenirs, rencontres, temps de réflexions, œuvres d’art qui viennent bousculer et la toucher dans son vécu. 

Encore une fois, Caroline Guindon, nous propose une belle leçon de vie, une quête où elle tente de cerner des gestes et des peurs, des souffrances et des moments de bonheur. Un arrêt où l’on quitte le navire pour plonger dans son sillage. 

Les humains marquent la petite comme la grande histoire. Il faut prendre le temps de comprendre ce que tout cela veut dire et ce que cela remue en nous. C’est une question de survie. Ces vagues que nous provoquons, nous devons les ausculter pour en saisir l’ampleur avant qu’elles ne s’effacent et disparaissent. La vie est aussi oubli, perte, volontaire ou pas. 

Nous ne pouvons vivre constamment dans le doute et les tempêtes intérieures. Certains choisissent la fuite comme la mère de Geneviève ou d’autres, Charlotte Salomon surtout, font face à la mort en souriant. En vivant, on peut s’égarer et négliger ceux à qui on pensait tenir le plus. Il faut de ces jours où l’on s’abandonne, marche et tourne en rond pour se centrer. Caroline Guindon le fait encore une fois de façon admirable et donne du sens à la grande aventure de la vie qui peut sembler absurde par bien des aspects.

 

GUINDON CAROLINESillages, LÉVESQUE ÉDITEUR, Montréal, 264 pages.

 

https://levesqueediteur.com/livre/sillages/

vendredi 16 septembre 2022

LA GRANDE QUÊTE DE CLAUDINE POTVIN

L’HUMAIN cherche à s'arranger avec la réalité dans des activités qui permettent de se moquer du temps et de glisser dans une autre dimension. La peinture, la musique, l’écriture, la sculpture, la danse et la réflexion offrent l’occasion d’éviter les pièges du matériel et de s’aventurer dans des mondes où tout devient possible. Comme si nous cherchions dans l’image et la représentation à fuir notre condition de vivant et de mortel. Claudine Potvin, dans dix-neuf nouvelles, tente de cerner une forme de permanence en se mesurant à un tableau ou une photo. Voilà une chance de s’inventer un espace et de donner à sa vie une autre dimension. Corps imaginaires nous entraîne dans le milieu du fantasme et dans un réel renouvelé.

 

L’art permet d’échapper à l’enfermement, de se moquer des incertitudes pour toucher une immanence qui mise sur la durée et la possibilité de muter. Atteindre si l’on veut la part de soi mouvante qui cherche une manière de se dire et d’exister. L’écrivaine propose un dialogue fort et intense avec certains créateurs, provoque de nouvelles sensations, des idées que le quotidien ausculte ou néglige.

«Nous y sommes, non pas en chair et en os, mais représentés, multipliés dans la glace, saisis, captifs de l’image que nous projetons ou que nous désirons. Assemblés, démontés dans l’œil de la peintre, ces effets d’étalages bariolés, de bric-à-brac, nous renvoient à la suite du monde. Il faut lire la citation de l’artiste en bas de la note biographique : “L’Apocalypse est essentiellement politique, car elle a le pouvoir de transformation […] c’est un avertissement, un appel pour le présent.» (p.15)

Voir la vie autrement, telle qu’elle est ou comme nous souhaitons qu’elle soit. Défaire le réel pour le réinventer.

 

QUÊTE

 

L’humain, depuis la nuit des temps, ressent la nécessité de la représentation pour calmer ses peurs et ses angoisses. Les fables, les mythologies, les contes font fi de la dure réalité et se moque de notre finitude. Toutes les civilisations ont inventé des dieux et des légendes pour donner une autre portée aux gestes de tous les jours, pour échapper au vieillissement et aux frontières de l’espace. Comme si nous avions besoin d’une dimension rêvée ou imaginaire pour faire contrepoids à notre condition de mortel. 

«Je te riposte que chez Dante, la luxure est le moins lourd des péchés. Tu en doutes. Nous allongeons le temps, redoublons d’efforts, commentons le dernier épisode, évitant de nous cogner sur les murs, tentant de nous dérober au parcours établi d’avance. Toute cette beauté m’agace, me tourmente. J’aimerais la travailler, la pétrir à ma manière, l’éroder, l’écorcher vive. Comment me projeter dans toute cette grâce passée? Comment ignorer le siècle qui vient? Comment refondre l’espace qui s’étire telle une plage de sables dormants? Malgré tout, la sueur de la ville nous/me retient.» (p.25)

Les mythes changent avec le temps. Nous avons repoussé le sacré et le religieux, du moins dans certains pays occidentaux, pour faire confiance à la science. Une approche qui permet d’exploiter les ressources de la planète sans se soucier du lendemain. Le savoir colmatera les brèches tôt ou tard. Pourquoi se préoccuper de l’avenir quand la médecine peut nous rendre immortels?

 

TOILES

 

Claudine Potvin se mesure aux tableaux, à des fantasmes, des glissements et des appropriations du réel, de soi et de l’autre. Le regard transformé par la photographie, ou encore la représentation. 

«Au départ, Cindy Sherman, je ne la connaissais pas beaucoup. Louis m’a convaincue qu’il ne fallait pas manquer cette exposition. “C’est un génie, elle est célèbre, reconnue dans le monde entier, originale, unique”, m’a-t-il dit, ce que je savais. Ce que je ne savais pas, c’est que Louis pouvait s’intéresser à ce genre de photographie, à une femme artiste de cette envergure. Je ne pouvais prévoir que je serais complètement transformée par la photographe, bouleversée par ses photos/performances au point de repenser le sexe, ma sexualité, mon sexe, au point de vouloir devenir Louis. Je ne savais pas que Juliette accepterait de devenir moi, qu’elle deviendrait l’amante.» (p.52)

L’œuvre bouscule, permet d’échapper à son moi, de se soustraire aux limites de ses sens. L'écrivaine appuie sur des glissements qui viennent perturber l’être et le poussent dans une autre dimension. L’itinérance par exemple qui gomme l’individualité. 

«Tous les jours, je croise un être “perdu, évanoui, en allé […] disparu, péri, rompu”. Michel ou Mike, c’est son nom de ville, n’a pas de véritable histoire. C’est un être déchu, maigre, sombre, vieux de n’avoir pas vieilli normalement, d’une violence intérieure réprimée à coups de discours, ceux de la famille et de l’État. Je le connais, enfin je connais son existence. Je suis pour lui une sorte d’intervenante.» (p.139)

Singulière entreprise où l’écrivaine cherche une forme de certitude qui fuit en se modifiant constamment. Reste le réel qu’il faut lire correctement.

«La terre est un musée. Musée de pierres et de glaciers, de sable et de geysers, musée de peuples autochtones trahis par l’Histoire, de langues et de cultures mortes, musée de verre, transparent, de lumières éclatées. Et tout autour, des mines d’or, d’argent, de fer, de cuivre et de diamants. Au milieu, des villes accablées par la chaleur et la puanteur des déchets. Et logées dans des salles obscures, toutes ces œuvres d’art évocatrices de civilisations anciennes, racontant des légendes d’autant de pays conquis, détruits, massacrés au cours de l’Histoire.» (p.63)

Fascinants textes qui font perdre pied et nous laissent entre deux gestes, comme si nous venions d’effleurer un moment d’éternité. 

Des nouvelles nécessaires, troublantes qui démontrent le pouvoir subversif de l’art et de la littérature. Les sens permettent d’appréhender le monde ambiant, mais il y a la pensée qui demande sa part et arrive toujours à vous transformer. Claudine Potvin nous invite aux plus incroyables des voyages où l’on risque de changer de vie. Il suffit d’être curieux et de ne jamais hésiter à s’éloigner des balises. 

 

POTVIN CLAUDINECorps imaginaires, Lévesque Éditeur, Montréal, 200 pages. 

https://levesqueediteur.com/livre/corps-imaginaires/

jeudi 11 août 2022

L’HISTOIRE NE CESSE JAMAIS DE SE RÉPÉTER

PIERRE-LOUIS GAGNON aime s’inspirer de personnages tirés de l’histoire récente, surtout de cette puissance que nous nommions alors l’URSS ou l’Union soviétique. Aleksandra Kollontaï a été ministre sous le règne de Lénine et est devenue ambassadrice en Suède sous la dictature de Staline. Elle est en poste au moment où son pays envahit la Finlande en 1939. Cette femme était déjà une figure importante dans le roman précédent de Pierre-Louis Gagnon, La disparition d’Yvan Bonine paru en 2018. La diplomate alors jouait des coudes pour que le prix Nobel de littérature soit attribué à Maxime Gorki, le choix de Staline. Malgré toutes les pressions et les entourloupettes de l’ambassadrice, Yvan Bounine en exil en France, un dissident et farouche opposant au régime communiste, sera le lauréat de l’institution.


Pierre-Louis Gagnon, du moins dans ce que j’ai lu de lui, construit ses histoires en fouillant dans les archives, celles de l’URSS en particulier. Un moment de l’actualité contemporaine fertile en rebondissements et intrigues étourdissantes. En fait, le romancier n’a guère besoin d’inventer des péripéties tellement les gens qui gravitaient autour du pouvoir et de Staline faisaient n’importe quoi pour se faufiler dans la hiérarchie. Toutes les trahisons étaient permises, allant même jusqu’à sacrifier une épouse pour se maintenir dans le giron des décideurs. L’important était de garder les faveurs de Staline qui devenait de plus en plus irascible et bourru, imprévisible aussi avec ses proches devant l’éminence d’un affrontement avec l’Allemagne. Tous savaient qu’un couperet pendait au-dessus de leur tête et que le moindre faux pas pouvait être fatal. Il suffisait d’un geste et d’un mot et ils se retrouvaient en prison ou encore face à un peloton d’exécution. 

Kollontaï est sur la liste de la prochaine purge, mais n’entend pas demeurer passive et résiste, même si la fatigue commence à la faire fléchir et, surtout, qu’elle n’est plus une jeunette. Elle n’a plus rien de la battante, de l’implacable féministe qui réclamait une liberté totale et ne se gênait pas pour dénoncer l’hégémonie des hommes. Elle a l’appui de Molotov qui tire sur toutes les ficelles. Lui aussi tente de sauver sa peau et celle de sa femme qui a occupé des fonctions importantes au Kremlin et qui a été démise. «Aleksandra Kollontaï n’était plus dans les bonnes grâces du chef du gouvernement, c’était devenu un secret de Polichinelle. Malgré cela, Molotov, en cynique accompli, savait qu’il pouvait encore utiliser ses services, tant que le couperet n’était pas tombé.» (p.67) 

Personne ne peut se fier à ses proches. Les espions rôdent partout et montent des dossiers sur à peu près tout le monde. Tous sont sous haute surveillance et peuvent être arrêtés à tout moment. J’imagine que les collaborateurs de Poutine, en ce moment, vivent la même chose et nul n’ose prendre une décision par peur de contrarier un chef toujours imprévisible. 

 

MISSION

 

Kollontaï reçoit comme mission d’intervenir auprès du premier ministre suédois, Per Albin Hansson, afin qu’il maintienne sa politique de neutralité face au conflit qui oppose l’URSS à la Finlande. Ce n’est pas sans faire penser à la situation en Ukraine et la valse des diplomates qui marchent sur des œufs pour ne pas déplaire au chef du Kremlin. Elle provoque des rencontres, réussit sa tâche. La Suède reste sur ses positions et tente d’amorcer des négociations entre la Finlande et l’URSS pour ramener la paix selon les volontés de Staline, bien sûr. 

Les attentats se multiplient à Stockholm, les monuments sautent et cela m’a rappelé le Québec des années 70, quand le FLQ s’en prenait aux symboles de la domination britannique à Montréal.

Ce roman à caractère historique nous fait revivre les mois précédents la Deuxième Guerre mondiale, les tensions avec l’Allemagne nazie de plus en plus fortes. C’est toujours formidablement intéressant de plonger dans une époque récente que nous connaissons souvent mal et de suivre de «vrais» personnages. Ce qui est particulier chez Gagnon, c’est sa façon de décrire des gens qui sont prêts à tout pour se maintenir au pouvoir et qui n’hésitent jamais à trahir leurs intimes. Des psychopathes chassent dans les rues, prennent plaisir à violer les jeunes filles et à les torturer en se moquant de tout. 

Gagnon en révèle beaucoup sur la nature humaine, ses pulsions et ses excès quand les dirigeants abandonnent toute notion d’éthique et de morale. Kollontaï apprendra que son amant est agent double et qu’il informait ses supérieurs sur ses moindres propos et agissements. 

Voilà un monde qui donne des frissons dans le dos. 

Aleksandra Kollontaï réussira à déjouer tous les ambitieux pourtant. «Aleksandra Kollontaï demeura ambassadrice à Stockholm jusqu’en mars 1945 et mourut à Moscou en 1952. Pour des raisons inconnues, le grand procès des diplomates n’eut jamais lieu.» (p.255) 

Pas de purge, mais des hommes et des femmes maintenus dans la terreur. Ils faisaient tout pour ne pas déplaire au chef suprême, réalisant qu’il ne fallait surtout pas dire la vérité à Staline, mais seulement ce qu’il voulait entendre.

Pierre-Louis Gagnon a certainement encore bien des sujets et des personnages inspirants pour nous entraîner dans les coulisses du pouvoir et de la folie. L’histoire politique ne cesse de se répéter et ce formidable conteur ne se gêne pas pour nous le démontrer. 

 

GAGNON PIERRE-LOUISDix-sept, rue Villagatan, Stockholm, Montréal, Éditions Lévesque Éditeur, 2021, 262 pages.

https://levesqueediteur.com/livre/dix-sept-rue-villagatan-stockholm/

mercredi 11 mai 2022

DANIELLE MARCOTTE ET LE CHEMIN DES QUESTIONS

JE L’AI RÉPÉTÉ SOUVENT, j’aime les carnets littéraires qui nous plongent dans les questionnements des écrivains et des écrivaines. Ces inventeurs de monde qui tentent d’expliquer leur parcours et ce qu’ils veulent cerner dans leurs écrits. À vingt ans, je lisais le journal d’André Gide, celui de Julien Green et Anaïs Nin, bien sûr. J’adorais. Pas étonnant alors que je me sois faufilé dans ce genre si peu prisé par le public et les éditeurs. Cela allait de soi que je m’attarde aux publications de la collection «carnet littéraire» de Lévesque Éditeur. Je viens de déguster : Mission : les possibles de Danielle Marcotte. 

 

Madame Marcotte se demande pourquoi elle a toujours eu ce désir de s’égarer dans une histoire. La grande interrogation. Que cherche-t-elle en jonglant avec les mots jour après jour? Pourquoi ce besoin si singulier? Les réponses ne tombent pas facilement. Je ne sais jamais quoi dire quand quelqu’un m’aborde avec cette énigme. Tout comme la question que l’on vous pose à chaque entrevue : ça raconte quoi votre livre? Et là, je bafouille et patine comme un politicien qui évite le sujet.

Danielle Marcotte dans Mission : les possibles, ajoute sa voix à cette liste de titres souvent un peu étrange de la collection «carnet littéraire» de Lévesque Éditeur. 

Je me suis risqué dans cette aventure avec L’enfant qui ne voulait plus dormir et aussi dans Souffleur de mots. Avec également L’orpheline de visage, jusqu’à un certain point. Une tentative d’expliquer peut-être pourquoi j’aligne des phrases tous les jours. Une véritable hantise. 

«Ma vie tient à ce verbe. Écrire. Rien à voir avec le talent, l’ambition, ni l’urgent besoin de m’exprimer. Écrire est mon essence. Je n’ai jamais envisagé une autre manière d’exister — hormis la maternité peut-être, mais à un moindre degré, c’est dire.» (p.10)

Avec Danielle Marcotte, j’ai toujours eu ce besoin en moi. Raconter, plonger dans une histoire, s’aventurer dans une forêt sans savoir où j’aboutirais. Je rêvais de cela à dix ans. Sans en parler. Un écrivain, ça ne s’était jamais vu dans ma famille et mon village. Oui, Gilbert Langevin était poète (nous sommes tous les deux originaires de La Doré), mais il était parti à Montréal depuis si longtemps. Je ne devais confesser à personne ce fantasme, pas même au vicaire lors du premier vendredi du mois. J’imagine la tête du curé Gaudiose si j’avais osé lui dire : «mon père, je m’accuse de vouloir écrire.» Il m’aurait peut-être excommunié.

 

DÉSIR

 

Danielle Marcotte n’a jamais envisagé de faire autre chose. «Malgré la conviction qu’écrire répond bien à ma nature profonde, je reste embourbée dans un sentiment d’imposture.» (p.11) Tellement vrai. Il m’a fallu plusieurs publications avant d’oser affirmer en public que j’étais écrivain. C’était comme d’avouer une tare ou un vice terrible.

Quelle piste emprunter en semant des cailloux ici et là pour retrouver son chemin après s’être écarté dans la forêt des mots ? «J’ai envie d’écrire des histoires qui contribuent à alléger le quotidien. Le sentiment de n’avoir rien de neuf à dire me paralyse parfois.» (p.20)

Et tout ce que cette aventure exige. 

Mais d’abord, il y a l’éditeur et après le lecteur que l’on veut apprivoiser d’une certaine façon. C’est déjà extraordinaire de penser qu’un homme ou une femme ouvre votre livre et s’attarde sur chacune de vos phrases. 

«Comment, professant cela, peut-on écrire sans sentir peser sur soi le poids de ses proches, la crainte de les blesser? On n’écrit pas pour eux, bien entendu, non plus que sur eux, mais toujours sur soi, à partir de soi. Cela dit, je, c’est aussi : mes parents, mes enfants, ma fratrie, mes amis.» (p.45)

Danielle Marcotte a bien raison, l’écrivain tourne autour de soi. La rumeur dit que tout le monde peut le faire maintenant avec le web et l’autoédition. Pourtant, si tous sont appelés, peu sont élus. Nous pouvons tous courir, mais qui va remporter le marathon de Boston? Même chose avec les mots. Un écrivain est un être rare. Danielle Marcotte en est une, à n’en pas douter. 

 

QUESTIONS

 

L’écrivaine cherche et écoute les réactions de ses premiers lecteurs. Chacun a son regard sur un texte. C’est toujours un peu éprouvant cette étape. Ça touche son intérieur et peut devenir un jeu cruel. J’ai eu souvent l’impression d’être nul devant certaines affirmations. Sans parler des critiques qui vous débusquent ou qui croient le faire.

Voici des personnages, des lieux, un décor. Et les dialogues en plus. Comment se sent-on quand un lecteur vous dit que ça ne marche pas, que votre héros est faux? Je l’ai vécu. 

Que d’efforts pour arriver à peu près où l’on veut aller! Nous n’avons pas de GPS pour nous guider et habituellement, nous ne savons même pas la direction à prendre. Et il y a ces obstacles qui vous entraînent dans d’innombrables détours. «Mes livres sont comme de vieilles connaissances des bancs d’école, perdues de vue depuis des années. Il ne me reste bien souvent d’eux que des souvenirs approximatifs, qui ont plus à voir avec les émotions liées à une épiphanie ou à une difficulté d’écriture qu’avec le produit final que le lecteur découvre.» (p.117)

Ce travail demeure un peu étrange et garde bien des zones obscures. Il n’y a pas de méthode ou de manière de faire. Un roman est une cathédrale construite mot par mot, soupir après rire, dans l’effort et l’hésitation. Les pérégrinations nous poussent sur les mêmes pistes des dizaines de fois avant que tout devienne clair et limpide. 

Du moins dans mon cas. 

C’est comme s’aventurer dans une grande maison dont on ne trouve plus les portes et les fenêtres. C’est peut-être pourquoi je fais tant de rêves, quand j’écris, où je suis égaré dans des villes inconnues. J’erre sans pouvoir retrouver mon hôtel ou la direction à prendre. J’ai perdu les adresses et souvent mon portefeuille. Je suis alors une sorte d’itinérant qui ne sait plus que marcher en regardant devant soi.

 

INTÉRÊT

 

Danielle Marcotte reste formidablement intéressante et surtout honnête en tentant de s’approcher de soi et de cette soif immense d’écrire et de vivre en fréquentant les mots. Elle revient sur ses lectures, s’attarde aux réflexions de ceux et celles qui se posent les mêmes questions et qui indiquent des directions. Parce que s’aventurer dans un roman, c’est souvent s’avancer sur la route avec un bandeau sur les yeux en pensant que l’on voit tout. C’est cultiver le doute et les hésitations, se condamner aux recommencements. C’est aussi échouer. Si l’auteur parvenait à rédiger l’ouvrage qui coïncide avec celui qu’il a dans la tête ou qu’il imagine, il cesserait d’écrire. Il aurait atteint le but, le livre tant convoité. 

Le texte impeccable nous échappe tout le temps. 

C’est pourquoi nous devons reprendre pour nous avancer vers ce roman idéal, ce livre parfait, celui que l’on voit dans un flash et qui disparaît rapidement. Il nous reste à le pister pendant des années sans jamais réussir à l’approcher, bien sûr. C’est fou comme ça vivre avec les mots. Une quête qu’il faut sans cesse refaire et qui nous laisse toujours avec un tremblement intérieur. 

Un très beau carnet que celui de Danielle Marcotte. Une réflexion, une démarche qui exige toute une vie, une forme d’ascèse qui se fait souvent dans la joie et le bonheur, malgré les questions et les hésitations.

 

MARCOTTE DANIELLEMission : les possibles, Éditions LÉVESQUE Éditeur, 145 pages, 19,95 $.

jeudi 10 février 2022

DUSSAULT APPRIVOISE LA BELLE VILLE DE PRAGUE

JE PENSE AVOIR LU Danielle Dussault pour la première fois en 2002 avec L’imaginaire de l’eau, des récits qui m’avaient emporté dans un monde impressionniste. Immédiatement, je suis devenu l’un des fidèles de cette auteure qui construit une œuvre originale et singulière dont on ne parle pas assez souvent, malheureusement. Une artiste qui traite ses textes comme une partition musicale où tout est équilibre et harmonie. Et voilà qu’elle nous offre Les ponts de Prague, un recueil de 29 nouvelles après une résidence d’écriture en Europe de l’Est, à Prague, la ville de Kafka, bien sûr, mais celle aussi de Rainer Maria Rilke et du méconnu Jaroslav Hasek, le père du Brave soldat Chvéïk qui m’a tant fasciné alors que j’étais étudiant. Les musiciens Anton Dvorak et Bodrich Semetana ont marqué ce lieu. Une cité qui nous rapproche de grands créateurs. (Beethoven et Mozart y ont séjourné.) Une atmosphère unique qui permet de s’abandonner au rêve, de se laisser porter par les eaux de la Vltava qui traverse la ville. Endroit parfait pour flâner, se perdre dans les rues et imaginer des histoires dans un café. Comme si le temps devenait poreux et que des œuvres littéraires et des musiques se glissaient dans le moment présent. 

 

Danielle Dussault, avec tous les voyageurs, est sollicitée d’abord par l’œil. Elle se laisse prendre par les murs, les trottoirs, des fenêtres et des ponts qui enjambent la rivière qui ne peut que faire penser à La Moldau de Smetana. Les cafés sont ses lieux d’observation qui lui permettent d’inventer tous les scénarios. Je me souviens avoir passé des heures sur une terrasse lors de mes exils. Juste pour le plaisir de voir des hommes et des femmes circuler, s’asseoir autour d’une table. Et pour une écrivaine et musicienne comme Danielle Dussault, c’est l’occasion d’imaginer des rencontres, des rendez-vous amoureux, des intrigues en surveillant les couples qui circulent autour d'elle. L’œil d’abord et après l’oreille qui capte des sons qui semblent nouveaux et qui peuvent dérouter. Tout un monde bouge, respire, vit et fascine. 

 

La bouche de la musulmane, cachée sous un voile. La rue bondée. La jeune femme turque assise à une table, cheveux en désordre. Larmes arrêtées au bord des lèvres. Plaisir d’un jour. Mains tendues. Visages chiffonnés. Lot de réfugiés dans le tramway no 5. Le vieil homme qui boite, son chien devant. Signes intraduisibles de la faim. Les mots du quotidien en tchèque : rafraîchissant, racine, s’endurcir, document fiscal, repas de famille. Files d’attente. (p.9)

 

Danielle Dussault y va par petites touches, par flashes je dirais, pour nous faire ressentir cet univers sonore et visuel qui se déploie autour d’elle. L’impression que l’écrivaine capte des mélodies et des images, qu’elle se laisse dériver dans la ville comme l’eau de la grande rivière qui emporte tout. Et bien sûr, les connaissances livresques et musicales refont surface.  

 

À L’AISE

 

Rapidement, l’étrangère se sent bien dans une rue, un café, une librairie ou une terrasse où elle peut flâner en se faisant discrète, s’approcher des gens et se faufiler d’une certaine façon dans leur espace. 

Et Prague, pour une écrivaine et musicienne, c’est la ville de Rainer Maria Rilke, des orchestrations qui flottent le long des murs et rebondissent sur les trottoirs. Le monde de Kafka et les élans de Dvorak ou encore les poèmes symphoniques de Smetana. Et le mouvement, les passants qui foncent vers leur destin et qui l’emportent sans qu’elle puisse réagir.

 

L’homme qui avance à pas rapides sur la route te semble soudain familier. Il s’empresse d’aller vers nulle part. Toi aussi, il t’arrive de te rendre à un rendez-vous ou un lieu vers lequel tu te sens tout à coup aspiré. Tu cesses alors de courir après le temps. Tu aimes déserter les obligations, errer à l’aventure sans savoir où les rues et les passerelles te mèneront. Devant toi, une vieille dame se hasarde, soutenue par deux bâtons. Elle va lentement en prenant soin de ne pas s’écraser sur les pavés. Plus loin, un officier resserre son arme contre lui en observant le flux de la rue bondée. (p.47)

 

Et j’ai eu l’impression d’accompagner Danielle Dussault dans la ville, de longer un ancien édifice à la pierre verdâtre, de marcher à ses côtés sur le pont Charles qui enjambe la Vltava ou de m’attarder près de ce canal hanté par le diable selon la légende. 

Et des images s’imposent, des souvenirs, des moments du passé. La voilà dans l’univers de Kafka. Des femmes à têtes de mouches la suivent ou encore elle s’avance dans une ruelle qui ne débouche nulle part, sinon sur le rêve et l’envie de se retrouver seule pour entendre une musique. Plus loin, elle est aspirée par la foule et peut y laisser son âme et son esprit.

 

Vous voilà hypnotisée par ce mouvement, par la danse subtile de ces corps manipulés. Vous êtes gouvernée — comment ne pas vous en rendre compte à présent? — par les nombreux fils qui vous écartèlent, vous brisent et vous rendent malléable, tous ces fils auxquels chacun est rattaché. Ils vous font mouvoir, dans un sens comme dans l’autre, tantôt ici, tantôt là sous la pression. Vous résistez de toutes vos forces pour ne pas être rattrapée par la marée robotisée de la foule. (p.84)

 

Un dépaysement, mais aussi la quête de soi et un apprivoisement de son être, de ses goûts et de ses bonheurs. Parce que les séjours à l’étranger sont toujours des plongées en soi, une façon de se trouver dans ce que nous avons de plus vrai et de plus précieux. 

Danielle Dussault, avec sa phrase précise, juste comme un mouvement de piano, nous plonge dans un monde où tous les sens sont sollicités. Il suffit de fermer les yeux pour la suivre dans la ville et au milieu de la foule. 

Des nouvelles, toutes en suggestions et en couleurs qui vous captent, pareille à une musique de Dvorak. Un voyage en soi, dans une Prague fascinante et étourdissante. Une plongée qui la bouscule et la fait autre quand elle rentre au Québec. Comme si elle s’était oubliée quelque part, sur un pont ou dans une librairie, faisant d’elle une étrangère. Un moment de grâce qui m’a laissé vibrant et silencieux, comme c’est toujours le cas lorsqu’on côtoie la beauté.

 

DUSSAULT DANIELLELes ponts de Prague, LÉVESQUE ÉDITEUR, 144 pages, 18,95 $.


https://levesqueediteur.com/livre/158/les-ponts-de-prague

jeudi 4 novembre 2021

QUE FAIRE QUAND IL N’Y A QUE LE TEMPS À TUER

DANS TUER LE TEMPS, Danielle Trussart nous entraîne dans le monde de Claire et de Marianne, des proches qui peuvent demeurer des semaines sans se croiser. L’une est psychologue et l’autre écrivaine. Claire apprend à son amie que le cancer est là et que ses jours sont comptés. Il lui reste un mois peut-être et lui demande de l’accompagner dans sa maison de Charlevoix. Histoire d’être ensemble et de partager ces derniers jours précieux qui vont se succéder comme les grains d’un chapelet. Marianne sait très bien qu’elle devra abandonner ses personnages et son roman en suivant Claire, qu’elle devra renoncer à ses rituels d’écriture. Mais comment dire non, comment refuser d’être là, présente et attentive

 

Et voilà les deux femmes devant de grandes fenêtres qui s’ouvrent sur le pays de Charlevoix, la Suisse du Québec. Claire est une volontaire et ne se laissera pas mourir sans résister. Elle a toujours été une battante, une voyageuse un peu téméraire qui n’hésitait jamais à partir au bout du monde dans l’espoir d’y rencontrer une ou deux certitudes. Une passionnée pour les lubies et les obsessions des humains, les marginaux qui ne savent quoi inventer pour se fuir. Tout le contraire de Marianne qui est plutôt casanière et trouve la paix dans son petit appartement de la ville, dans ses rituels d'écriture. Qu’importe si sa fenêtre donne sur un mur, il y a ses personnages qui l’entraînent et l’écran de son ordinateur pour se glisser dans tous les méandres fascinants. Elle écrit des histoires où le temps se fige, où les gestes perdent de leur signification, où vivre simplement est déjà une formidable entreprise.

 

J’en étais encore là, mais je rêvais de débarrasser ma prose de toute agitation vaine. Pas de péripéties, d’intrigues, de regards croisés, de souffles haletants, d’aventures rocambolesques, de cris, de terreur, de douleur, de plaisir, aucun revirement ou dénouement inattendu. Rien de ça! Un jour, en ouvrant un de mes livres, du moins j’aimais l’espérer, on pourrait voir le temps glisser lentement d’une ligne à l’autre, se déplaçant à la manière d’un escargot, hermaphrodite comme la plupart des gastéropodes. (p.90)

 

La maison est grande, le pays parfait, mais il y a la menace qui plane et touche tous ceux qui gravitent dans l’environnement de Claire, l’attente qui laisse peu de place aux rires et aux projets. La vie devient l’aiguille d’un cadran qui s’est arrêtée dans une sorte d’entre-deux, un flottement entre un avant et un après. 

Claire souffre en silence, Marianne s’installe devant la fenêtre, attentive aux changements dans la forêt des alentours et chez les voisins. Que dire à son amie qui s’en va plus ou moins doucement vers la mort

 

Claire a demandé à Fernand de décrocher l’horloge en prétendant que son tic-tac allait la rendre folle. Elle n’avait jamais porté de montre et elle voulait vivre ces quelques semaines à l’abri, dans un temps suspendu. (p.42)

 

Fernand, l’homme à tout faire, passe quasi tous les jours et c’est un tourbillon de mots et d’histoires. Il ne perd jamais une occasion de raconter ses voyages, son amour pour Simone, une amie d’enfance à qui il demeure fidèle même si la maladie fait qu’elle n’est plus tellement là. Il va la visiter régulièrement au CHSLD où elle l’accueille avec un sourire, sans jamais le reconnaître. Sans doute le fléau de l’Alzheimer, le plus terrible des châtiments, la vie hors de sa tête et de son quotidien.

 

ERRANCE

 

Fernand après avoir tout fait et tout vécu est revenu au village avec quelques mauvaises habitudes. Il boit plus qu’il ne le faudrait quand la nuit tombe. Simone s’est lassée de l’attendre et lui n’a jamais cessé de fuir. Et il est là à se débattre dans ses souvenirs et ses amours. Pourquoi il n’a pas su s’accorder à Simone? Il se démène dans une solitude qui l’étouffe. Il voulait voir l’autre côté de l’horizon et Simone y est allée sans qu’il ne puisse la rejoindre maintenant.

 

Non, toutes les minutes n’ont pas le même poids. Les souvenirs se fichent du temps qui passe. Ils ne se laissent pas enterrer par les années. Ils ne sont pas classés par date ou par durée. Des événements qui traversent nos vies en coup de vent peuvent tenir une plus grande place dans la mémoire que d’autres qui s’éternisent. Ils voyagent à leur guise, dans nos têtes, les souvenirs, et ce n’est pas parce qu’ils sont anciens qu’ils sont usés. Ils flottent au-dessus du temps. (p.49)

 

Il y a aussi Jacinthe, une voisine traumatisée par la perte de sa mère alors qu’elle était encore une enfant. Elle attend un signe, une sorte d’aide de cette femme morte trop jeune, se laissant aller, ne forçant jamais les choses. Tous à leur façon «tuent le temps» en entendant que la vie vienne les secouer et les reprendre dans ses filets.

 

ATTENTE

 

Claire sait que son corps cède et que le jour ratatine. C’était prévu, mais comment abandonner l’espoir de se survivre en quelque sorte

 

La conscience de l’écoulement du temps ne quittait jamais Claire. Cette obsession s’était enracinée si fort en elle qu’elle n’aurait pas pu l’en extirper sans disparaître du même coup. Écrire n’arrête pas le temps — rien ne le peut —, mais c’est une manière de le saisir afin qu’il subsiste une trace de son passage. (p.61)

 

La psychologue demeure très lucide sur sa vie et son sort tandis que Marianne ne demande qu’à retrouver ses personnages, les jours où rien ne vient la perturber, comme si elle entrait dans une bulle où rien ne peut la toucher.

Et comment ne pas penser à Une folie sans lendemain de Nicole Houde où Céline, une femme qui pourrait être Claire, une battante, atteinte elle aussi d’un cancer incurable, qui décide de retourner à L’Anse-Saint-Jean, au Saguenay, pour affronter ses fantômes. Surtout sa mère qui s’est pendue quand elle était adolescente. Les vivants comme les morts, il faut leur faire face et les remettre à leur place. 

Danielle Trussart y va par petites touches, sur la pointe des pieds, pour nous plonger dans ces instants intenses où les mots prennent tout leur poids, lestés par la gravité du moment. Chaque geste effectué dans ces journées prend une autre signification. Comme si nous devenions une respiration, un corps qui bouge si peu, se laisse porter par ce temps qui engourdit.

 

Pendant que nous parlons, tout s’estompe, attend derrière la porte. J’en arrive à oublier le monde, les fous qui le mènent et les tragédies qui, au même moment, le triturent de toutes les façons possibles. J’en arrive à oublier que nous n’apprenons rien, que nous courons à toutes jambes vers notre perte et que certains y arriveront plus vite que d’autres. (p.143)

 

Réflexion et méditation sur la vie, l’amour, l’amitié et certains traumatismes qui nous jettent dans les pires extravagances, font choisir la fuite en sachant que cela ne réglera rien.

 

LENTEUR

 

Rien de particulier, de sensationnel! Que la vie des deux amies, sauf peut-être la tragédie qui entraîne la mort de Fernand. On vit ce que l’on doit sans trop d’impatience, restant présente à un regard, un mot qui résonne comme un gong. 

Pas de cris, de hurlements, de confidences ou de secrets éventés. Nous sommes souvent si démunis devant la maladie, incapables d’une phrase pour se révéler et toucher l’autre. Je pense à ces jours et ces longues nuits avec ma mère, des frères et ma sœur. La vie se met en berne et il suffit d’être là, d’attendre de retrouver ses espaces.

Quelle belle retenue que celle de Danielle Trussart, quelle sensibilité pour nous plonger dans des lieux où le temps s’étire, où Claire s’éloigne sur la pointe des pieds pendant que Marianne songe à ses personnages qui se sont perdus, elle ne sait où. Et c’est aussi l’occasion de secouer toutes les futilités qui obsèdent, de prendre conscience de nos aveuglements et de nos petites lâchetés. 

Un moment d’arrêt pour découvrir l’importance d’être attentif, de partager et de se mettre à l’écoute de l’autre. 

Un roman dense, vrai, senti qui donne la permission de se demander ce qui est essentiel dans la vie. L’amitié et l’amour? La réussite ou ce qui lui ressemble? La fuite au bout du monde pour faire «tourner des ballons sur son nez»? Voilà un texte de regards croisés et de présence. C’est peu, beaucoup, et magnifique. 

 

TRUSSART DANIELLETuer le temps, Éditions LÉVESQUE, ÉDITEUR, Montréal, 2021, 19,95 $.

https://levesqueediteur.com/livre/152/tuer-le-temps