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vendredi 13 novembre 2020

LA DURE RÉALITÉ DU MIGRANT

BELLE DÉCOUVERTE QUE Café Sajarevo de Josip Novakovich. En quatorze nouvelles, l’écrivain nous fait atterrir aux États-Unis, effectue un crochet par Montréal, Belgrade et pourquoi pas en Russie, ce pays que l’on connaît si peu et si mal. L’homme a l’âme baladeuse et, sur un ton humoristique, met souvent de l’avant le travail d’un écrivain qui tente par tous les moyens de vivre de son art. Pas évident cependant, il doit accepter différentes tâches pour gagner sa croûte, de petits emplois qui lui permettent de croiser des gens un peu étranges et singuliers. C’est surtout un regard aiguisé sur le monde contemporain, la difficulté pour un migrant de quitter son pays et de s’intégrer. L’auteur oscille entre plusieurs villes, quelques langues et peut-être aussi différentes identités. Une belle occasion de suivre cet écrivain d’origine croate que je découvre avec bonheur.


Josip Novakovich possède l’art de s’attarder à des sujets anodins qui semblent de peu d’intérêt à première vue. Rapidement, presque tout le temps, il nous plonge dans une situation absurde, surtout quand il se déplace aux États-Unis où tout peut arriver. Dans une nouvelle en particulier, Virevoltans, j’ai eu l’impression de me retrouver avec Jack Kerouac, de vivre l’une de ses équipées qui ne trouvaient de sens que dans le mouvement, la route de l’Ouest. Le mythe de l’éternel recommencement ne cesse de fasciner.

 

Inquiet, j’ai levé mon pouce et regardé les environs. Il y avait une pancarte verte portant l’inscription LEMARS et quelques trous rouillés causés par des balles de fusil; une bâtisse longue et basse, identique à la douzaine de maisons mobiles agglutinées ainsi qu’une enseigne où l’on pouvait lire «MOTEL»; une pompe d’essence CONOCO à côté d’un tas de ferraille et d’un garage crasseux. (p.20)

 

J’ai pensé à Raymond Carver qui ne s’est jamais éloigné de ceux que l’on nomme les gens ordinaires et de son milieu. Comme s’il pouvait y avoir des exceptions avec ceux qui vivent dans des quartiers huppés. Nous errons souvent à la campagne avec Josip Novakovich, dans les lieux qui semblent abandonnés après une intense activité industrielle qui a tout saccagé. On voit ce genre d’images quand les écrivains prennent la route dans ce pays qui a renoué avec la raison, le trois novembre dernier, en élisant Joe Biden et Kamala Harris. Un territoire en ruines que Louis Hamelin décrit fort bien lorsqu’il s’aventure dans les montagnes où l’on pratique la fragmentation du sol pour en extraire le gaz de schiste. Le pire outrage que l’on peut faire subir à la planète. Décidément, Les crépuscules de la Yellowstone reviennent souvent dans mes références depuis quelques semaines. Peut-être à cause de la pertinence du propos. Hamelin plonge dans un lieu digne de l’Enfer de Dante qui m’a aussi rappelé La route de Cormac McCarthy. Un autre incontournable pour ceux et celles qui s’intéressent à l’environnement et à l’avenir de cette planète que nous détruisons avec une passion difficile à comprendre.

 

ANIMAUX

 

J’aime surtout quand Josip Novakovich s’attarde aux animaux domestiques. Là, il secoue des habitudes que nous remettons rarement en question. Une façon de montrer des travers, les grandes et petites misères de notre quotidien. Comme ces musiciens qui partagent un appartement à New York, jouent la plupart du temps devant un rat qui adore Shubert, mais déteste certains compositeurs contemporains. Un beau clin d’œil, un sens de l’humour qui permet de dire ce qu’il pense d’une certaine forme de création sans avoir l’air d’y toucher.

 

Nous avons découvert qu’il craignait Bartok. Je ne comprends pas sa terreur devant la musique de ce compositeur : la raison était probablement qu’il lui manquait l’éducation nécessaire pour comprendre les aléas de la musique moderne, quoique, en tant que véritable rat new-yorkais, il aurait pu être plus au fait de la multitude de modernismes et de postmodernismes. Et même si Bartok le faisait retourner aussitôt dans son trou, on ne pouvait pas le jouer à l’infini dans le seul but de tenir le rat à distance. (p.67)

 

Que dire des aventures du chien Sam et la dépendance des humains qui choisissent de vivre avec un animal qui devient un despote. Comme on le sait, c’est la bête qui finit par décider de tout. Je suis bien placé pour en parler, parce que je suis au service de deux chattes qui imposent leurs façons de faire. Je passe une partie de mon temps à leur ouvrir la porte, et ce même en pleine nuit, surtout en cette période qui hésite entre une certaine forme d’été et un hiver qui rentre ses griffes. Mes félines sont toutes mélangées. Je reste le majordome de ces deux bêtes qui, je dois l’avouer, contribuent largement à ma thérapie par le «ronron». Tout comme le chat Sobaka qui migre de la Russie aux États-Unis et qui vit toutes les grandeurs et les misères de l’adaptation dans un milieu où les références changent. Il le fait très bien, soyez sans crainte. Les félins réagissent mieux que les humains et la «langue ronronnienne» se comprend dans tous les pays, peu importe les époques. 

 

ZIDANE

 

Mais rien ne vaut Zidane, le bélier. Pour la petite histoire, l’écrivain fait un clin d’œil au joueur de soccer Zinédine Zidane. Ce milieu offensif a terminé sa carrière avec le Real Madrid. Son célèbre coup de tête du 9 juillet 2006 a semé la commotion en Europe. Une faute directe qui a fait perdre la coupe à la France. Le bélier est digne de son modèle. Il fonce sur tout ce qui bouge et peut envoyer au sol tous ceux qu’il rencontre et les blesser sérieusement. Cet animal fait la vie impossible à ceux qui habitent dans son entourage et constitue un véritable danger.

J’ai beaucoup aimé aussi cette nouvelle où l’auteur retourne dans son pays d’origine, la Croatie. Il retrouve un ami qu’il n’a pas vu depuis des décennies. Novakovich nous pousse alors dans un monde trouble où le non-dit devient plus important que tout ce que l’on peut verbaliser. Évocation d’une époque et de blessures que l’écrivain refuse de secouer. Ça reste certainement trop douloureux. Tout comme ce peuple qui doit vivre avec un passé qui semble inconcevable avec le recul.

 

Il m’a regardé dans les yeux, sans cligner, comme un gros chiot Saint-Bernard en détresse, face à un ours. Je pouvais voir qu’il évaluait la pilule comme une sorte d’explosif et calculait, probablement, quel facteur était plus important ici — que je sois un vieil ami, ou que je sois croate, bourré de ressentiments contre les Serbes qui avaient détruit la Croatie dans les années 1990. Les Serbes tuent leurs adversaires comme dans le temps, avec des balles, dans les lobbies des hôtels, alors que les Russes et les Croates utilisent des éléments radioactifs et des drogues. (p.178)

 

Les personnages de Novakovich cherchent une forme d’ancrage et une manière de s’installer pour survivre dans un milieu différent. Comme ce café Sajarevo de Montréal où nombre d’artistes se retrouvaient pour réinventer le monde aux sons d’une musique qui évoquait le lointain et peut-être une autre dimension de notre être. L’écrivain secoue le grand rêve de l’Amérique où tout peut arriver dans un pays où la richesse et l’opulence côtoient la plus effroyable des misères. Il décrit la laideur, le saccage insensé de l’environnement qui montre pourquoi l’humanité a le dos au mur. 

Le migrant reste un individu instable, celui qui passe, marque un peu son nouveau territoire, le temps qu’il est là, avant de repartir pour un autre lointain, tenter de trouver une forme de paix qui apaisera le corps et l’esprit. Et, même si on cherche continuellement à fuir et à s’étourdir, on ne peut oublier les blessures de l’être qui s’incrustent en soi. Il y a toujours un pays d’origine qui s’étiole en nous, peu importe d’où nous venons. 

Les textes de Josip Novakovich bousculent malgré une apparence de légèreté. Un très beau recueil de nouvelles qui, avec un humour certain, s’attarde aux grandes et petites tragédies que subissent les humains, celles qui font partir à la dérive, à vouloir changer de peau et devenir un autre peut-être.

 

NOVAKOVICH JOSIPCafé SajarevoHASH #TAG ÉDITIONS, 212 pages, 25,00 $.

 

https://www.editionshashtag.com 

jeudi 9 avril 2020

LA VIE EST TERRIBLE DE VIOLENCE

CRISTINA MONTESCU PRÉSENTE trois femmes d’origines roumaines dans La ballade des matrices solitaires. Céline, Ana-Maria et Marta fréquentent une épicerie où Ariana, une jeune caissière à l’œil vif et l’oreille fine, entend tout, devine leurs grands et petits secrets. L’étudiante en littérature trouve là des sujets pour assouvir sa passion pour l’écriture. 

Céline franchit la frontière des 59 ans et fait tout pour demeurer dans la course à la séduction. Elle vit une liaison avec François, un célibataire qui attend le moment de se glisser dans le lit de sa voisine. Céline est larguée. Pour se consoler, elle prend un verre de trop, se retrouve au matin avec un inconnu. L’aventure d’un soir tourne au drame et à la violence.

Elle découvre en premier lieu un ventre excessivement arrondi et poilu qui cache presque complètement un petit pénis rose et plissé. Puis en glissant son regard vers le bas, elle voit des jambes velues, variqueuses et des orteils affichant des ongles longs et jaunis. Elle tressaille de dégoût et ne se rappelle pas comment cet homme en est venu à dormir à ses côtés. (p.30)

Un chant du cygne peut-être. Comment donner le change à ses fils ? Elle décide de séjourner dans un centre pour femmes violentées. Tout ne peut pas toujours s’arranger et elle a l’impression de devoir ramasser ses illusions et ses rêves avec une petite cuillère. Son âme se casse dans un fracas terrible. Peut-elle se résigner à l’âge où l’œil des hommes se détourne d’elle ? Cette prise de conscience la terrifie.

PATHÉTIQUE

Ana-Maria est prisonnière de son corps depuis son enfance. Obèse, elle tente par tous les moyens de devenir mère, recourant aux banques de sperme et aux cliniques de fertilité, pour vivre la maternité qui lui donnerait une place dans la société. Du moins, c’est ce qu’elle croit.

Et tu continues, pendant des mois et des années. Tu changes de clinique de fertilité en espérant être mieux accueillie, bénéficier de la meilleure équipe médicale. Sauf que tu parles de moins en moins à tes amis et à tes connaissances. L’histoire est tristement répétitive. Même si tu es allée au bout de ton corps et de tes capacités psychiques, le bébé n’est toujours pas de ce monde. (p.77)

Cette obsession happe toutes ses énergies. Stérile, elle a du mal à se résigner, à faire face à sa réalité. 
Quelle solitude effroyable pour celle qui a vécu en marge ! Rien ne changera, surtout avec le temps. La quête devient pathétique et bouleversante.

RÉUSSITE

Marta est avocate, spécialiste du droit familial. Les séparations, les chicanes de couple, c’est son quotidien. Cela ne l’empêche pas de vivre ses problèmes et de connaître des hauts et des bas dans sa vie. La venue d’un fils a tout bouleversé. Son mari et elle dérivent de plus en plus loin l’un de l’autre. La libido s’est éteinte et elle n’est plus qu’une mère.

Et Mihnea ? Elle ne peut plus ignorer les signaux qu’il lui envoie. À présent que Gabriel est né et se développe normalement, il ne la désire plus. C’est évident. Les femmes de son entourage l’ont souvent avertie que Mihnea se transformerait en étranger après l’accouchement, qu’il s’éloignerait d’elle, lentement mais sûrement. Par le passé, Marta n’a pas prêté une oreille attentive à ce qu’elle prenait pour des babillages de bonnes femmes aigries par des mariages bancals. Pourtant, le doute la consume à présent. Mihnea disparaîtra-t-il de sa vie ? Cette disparition la rendrait -elle malheureuse ou, au contraire, l’aiderait-elle à s’épanouir ? (p.148)
 
Les deux n’ont plus de temps, le goût de se donner l’un à l’autre. Comment souffler sur les braises et revivre ces moments tant recherchés ?

EXAMENS

Trois femmes échappent leur vie. Leur rêve s’évapore et devient de plus en plus inatteignable. Céline la séductrice ne peut s’accrocher à ses fils qui la surprennent dans sa vulnérabilité et son désespoir. Ana-Maria devra renoncer à cet enfant qui ébranle le couple de Marta. 
Des moments où des femmes mutent, où leur vie n’est qu’illusion, que mauvais scénarios. Une solitude qui avale tout. Voilà ce qui se dessine à l’horizon de tous.
Cristina Montescu pratique un humour caustique qui fait souvent grincer des dents. Un arrêt sur l’amour, la maternité, la sexualité et le vieillissement, tout ce qui dans le quotidien nous éloigne de soi et nous emporte dans une tornade dont personne ne peut échapper. Trois histoires émouvantes. Ariana, la jeune caissière, arrivera peut-être à mieux vivre grâce à l’écriture. 
Un roman terrible de réalisme, de justesse et de désirs qui s’effritent. La vie devient intolérable quand les hommes s’y mettent et que les femmes écopent.

MONTESCU CRISTINA, La ballade des matrices solitaires, Éditions HASHTAG, 164 pages, 20,00 $.

https://www.editionshashtag.com/livres_194

mardi 31 décembre 2019

UN CRI D’ALARME INSOUTENABLE

FELICIA MIHALI POURSUIT sa vie d’écrivaine malgré un travail d’éditrice et ne rate pas une occasion de faire des découvertes. Elle m’a surpris avec Le tarot de Cheffersville, un roman inspiré de son séjour dans le Grand Nord québécois où elle a enseigné pendant une saison où le soleil ne se lève plus. J’avoue avoir été déstabilisé par cette narration où la réalité la plus crue, les légendes et les personnages de fiction se côtoient. Un monde où les mythes se faufilent dans le quotidien des jeunes autochtones qui n’arrivent plus à terminer leurs études secondaires. Tous se perdent dans les turpitudes de leur existence, des obsessions et des songes où ils s’enfoncent dans les pires excès. C’est peut-être le début de la fin pour ce pays incroyable que l’on commence à mieux cerner grâce à la littérature, là où la vie et le rêve se lovent dans des jours inextricables.

Augusta, un personnage de Sweet, Sweet China paru en 2007, nous entraîne dans le Nord. Cette femme, j’ai eu le bonheur de la suivre lors de son séjour en Chine, un roman qui mélangeait la réalité et les fantasmes. Il semble que pour Felicia Mihali, l’exil et la plongée dans une autre culture soient un terreau où toutes les dimensions de la connaissance et de l’imaginaire se bousculent.
Augusta, toujours à la recherche de ses points d’ancrage, débarque comme enseignante dans le Nord-du-Québec, à Cheffesville. Pas besoin de chercher longtemps pour comprendre qu’il s’agit de cette ville minière qui se présentait comme le futur du Nord, une ville abandonnée en 1982 par presque tous ses résidents, faute de travail. Il semble y avoir un regain d’espoir depuis 2011 avec de nouvelles entreprises qui s’intéressent aux richesses de ce coin du Québec.
L’émouvante chanson de Michel Rivard me revient en tête. Elle décrit parfaitement bien le drame de ces hommes et de ces femmes forcés de partir vers le Sud. Tous sont des réfugiés, des déracinés qui perdent leurs points d’ancrage et resteront des immigrés dans les grandes villes.

Parmi eux se trouve Augusta, une figure familière pour certains. Pour d’autres, elle n’est qu’un personnage quelconque qui démarre difficilement son histoire. Dans la jeune quarantaine, cette femme est toujours plongée dans une quête identitaire. Voilà pourquoi elle atterrit aujourd’hui dans le subarctique québécois, au beau milieu de la taïga. Sa déesse protectrice l’a abandonnée à Sept-Îles, alors qu’elle s’est embarquée dans le petit appareil d’Air Inuit. À partir d’ici, Augusta s’apprête à entrer dans la Terre des Hommes, de Dieu le père. Elle a renoncé à la compagnie rassurante de Sakiné pour se fier à Tshakapesh, cet ancêtre innu, espiègle et misogyne. (p.22)

Des autochtones s’y sont réfugiés, tentant de s’accrocher à une vie mouvante et de trouver une direction à leur existence. La même quête qui hante Augusta depuis des années, le propre de la plupart des enseignants de ce curieux roman qui oscille entre la réalité la plus rude et la fuite dans les fantasmes, les légendes ou les effluves de l’alcool et des drogues.
Tous les pédagogues sont des Blancs instables qui croient trouver dans ce pays tout neuf l’occasion de se refaire une santé mentale et physique. Tous sont perçus comme des envahisseurs par les Autochtones, ce qu’ils sont avec leur approche, les valeurs qu’ils transportent dans leurs valises et qu’ils tentent plus ou moins d’imposer aux Innus. Pour une rare fois dans ce genre de récit, j’en ai lu plusieurs jusqu’à maintenant, les jeunes refusent ce colonialisme et rejettent tout aveuglément. Les étudiants arrivent à l’école, quand ils viennent, dans des états souvent pitoyables. Le mur de Cheffersville est bien là pour ces professeurs qui sont ignorés par la direction qui ne sait comment intervenir. Plusieurs ne peuvent affronter cette réalité et abandonnent.

La communauté tient l’école en très mauvaise estime, ce qui explique le comportement des enfants. Cette institution conçue selon le modèle des Blancs les rend irascibles, voire agressifs. Des enseignants autochtones feraient sans doute un meilleur travail auprès d’eux, sauf que la jeunesse des réserves ne réussit pas à finir le secondaire. Des éducateurs issus du même milieu sauraient leur parler un langage qu’ils comprennent. Face à des enseignants venus d’ailleurs, les élèves se vengent du chagrin qu’éprouvaient leurs parents lorsque les mines étaient encore ouvertes et qu’ils se faisaient humilier à l’école par les enfants des boss blancs. (p.117)

Ce rejet total contribue encore plus à garder les Innus dans leur isolement, la négation de leur être. Jamais je n’ai lu dans un roman du Nord, cette désespérance, ce refus de contact avec les Blancs, cette volonté de s’enfoncer dans les fantasmes de la drogue et de l’alcool. Tous piégés par la taïga qui cerne les protagonistes. Felicia Mihali emprunte des sentiers que peu d’écrivains ont parcourus jusqu’à maintenant.

CARTES DU TAROT

En plus de flirter avec les mythes et de s’enfoncer dans une réalité intolérable, ce « documentaire-fiction » est parsemé par quelques figures du Tarot, ce jeu aux propriétés divinatoires. Je m’avance un peu là, parce que je ne suis nullement un connaisseur, étant même tout à fait allergique aux cartes. Ça donne un aspect ésotérique au récit, permettant l’arrivée des tziganes qui s’acoquinent avec Tshakapesh, le chasseur emblématique des Innus, le fondateur de l’univers, tout comme certains personnages des romans antérieurs de Felicia Mihali qui reprennent pour ainsi dire du service. Vraiment étonnant. Comme si tous ces héros avaient suivi l’écrivaine pour s’installer dans ce monde de lumière et de ténèbres, de légendes et de rêves où tout devient possible.

Le rayon de soleil de ses jours était Dina, qui traversait le pont vers son travail sur le bord serbe du fleuve. La petite coiffeuse roumaine cherchait toujours à passer la douane en son absence pour échapper aux fouilles corporelles. Cela n’arrivait pas souvent, car Dragan se trouvait toujours dans sa guérite lorsque Dina se dépêchait vers le salon de coiffure de Radka. Et le douanier tenait à être là pour lui rappeler qu’elle était, elle aussi, une profiteuse de guerre, qu’elle prenait l’argent de se concitoyennes en échange de coiffures farfelues. Elle aussi spéculait sur la pénurie de main-d’œuvre causée par la guerre civile qui avait déchiré son pays en morceaux. (p.214)

Folle rencontre des tziganes, de certains héros roumains, de jeunes prostituées, de Paris le brigand légendaire. Tous autour de Tshakapesh dans un rêve du monde et d’une existence autre, s’inventant et se donnant une histoire qui s’épuise aussi rapidement que la neige quand le vent râpe la toundra, quand une carte du Tarot s’abat et sème la confusion dans la réalité.

DÉROUTANT

J’aime ces romans baroques où le réel et l’imaginaire se mélangent, ces fictions qui témoignent de la vie des Innus ou des Inuit du Nord qui ne savent plus à quoi s’accrocher. Ces peuples ont perdu leur âme (on pourrait en dire autant des Québécois francophones du Sud) et ils cherchent par tous les moyens de trouver une raison d’être en brandissant le refus, une rébellion suicidaire.
La réalité des professeurs cohabite avec un monde magique où les motoneiges survolent la taïga, où les chevaux traversent le ciel à la vitesse des satellites. Univers de fantasmes qui bouscule ces enseignants qui tentent de survivre, n’arrivent pas à fuir leurs lubies et qui se heurtent à une tâche terriblement cruelle. Felicia Mihali, en faisant appel à plusieurs de ses personnages, démontre que tout se mélange quand son être se délite et est en manque de balises. Nous sommes tous les héritiers d’un passé et d’une culture, tributaires de nos parents et de nos proches, de notre lieu de naissance et des principes que nous avons intégrés ou rejetés pour nous imposer dans la vie.

Tshakapesh la laisse faire ; lorsqu’elle finit, il lui touche légèrement une tresse, le seul geste qu’il sache faire en guise d’adieux. Cerise lui sourit, compréhensive et, avant de monter la dernière marche du traîneau, elle lui tend une dernière carte. Les étalons célestes hésitent encore un moment avant de se mettre en marche, le temps que Cerise dise au vieux chasseur d’en faire lui-même la lecture. (p.235)

Un roman qui amalgame bien le terrible réel et l’imaginaire, nous laisse devant un mur que les Inuit ou les Innus parviendront difficilement à abattre. Le rêve peut permettre de retrouver un certain équilibre, de se réconcilier avec des ancêtres et la vie de maintenant, mais il peut aussi être une forme d’abandon, pire, un suicide.
Le tarot de Cherffersville est un cri terrible, un appel peut-être pour ces filles et ces garçons qui se perdent dans ce magnifique pays du Nord, s’enfoncent dans une révolte sans fin et s’égarent dans les mirages des drogues et de l’alcool. Tout comme les errants qui traversent les oeuvres de Felicia Mihali tentent de trouver une vie qui leur glisse constamment entre les doigts. L’avenir est fait de beaucoup d’arrêts et d’hésitations, de réconciliation avec ses mythes personnels et ceux de son peuple, d’acceptation du rêve et de la dureté quotidienne, des légendes et de la fiction.
Un roman qui montre notre impuissance devant la réalité du Nord que Felicia Mihali secoue comme des drapeaux rouges que l’on agite devant le danger.


MIHALI FELICIA ; LE TAROT DE CHEFFERSVILLE, ÉDITIONS HASHTAG, 248 pages, 26,00 $.

http://www.editionshashtag.com/auteurs_185

vendredi 24 mai 2019

DÉRIVE DES CORPS À L’ÉTRANGER

LES HUIT NOUVELLES de Préparation au combat de Mattia Scarpulla nous poussent dans l’univers de nomades, de ceux et celles qui ont quitté l’Italie pour vivre un moment à Montréal ou à Québec. Des jeunes qui veulent changer de peau ou viennent pour une autre vie au Québec tout en ayant l’œil sur le pays d’origine. Des garçons et des filles entre deux langues, deux territoires, un peu perdus, qui pensent repartir, se replient sur eux pour le meilleur et le pire. Certains retourneront dans la ville des commencements après leur escapade et rêveront encore d’exil. Comme si le goût de la migration faisait partie de leur génétique dorénavant et qu’ils ne trouveront la paix nulle part. Le mythe du Nouveau Monde n’est pas mort. Tous le recherchent d’une façon ou d’une autre.

Ces textes nous entraînent dans une réalité peu connue, du moins que je n’ai pas souvent croisé dans mes expéditions de lecture même si je m’efforce, le plus souvent possible, d’emprunter des sentiers peu fréquentés. Des jeunes d’origine italienne se retrouvent au Québec, particulièrement dans la Vieille Capitale, boivent, se défoncent et deviennent une sorte de société hermétique. Ils parlent d’un retour au pays, d’une ville sans pour autant monter dans l’avion. L’entre-deux les avale, ce non-espace où toutes les règles s’effritent. Tous basculent et on ne sait où ces personnages, comme des électrons libres, peuvent se retrouver. J’ai eu du mal à m’accrocher à ces garçons et ces filles qui perdent peu à peu contact avec le quotidien, se noient dans leurs excès. Des déracinés, des indécis dans leur sexualité, des amours qui les entraînent dans des culbutes de l’esprit et du corps. C’est bouleversant. Les comportements de ces jeunes qui flirtent avec  la mort m’ont fait souvent frissonner et hésiter. Comme si c’était possible, de s’abandonner dans cette poussée hors de soi où se confronte le plaisir et la souffrance.

L’inquiétude vit en Éric, brûle et se mêle à la rage. Non. Je ne veux pas avoir peur. Éric ferme les yeux. La langue de Barbara recommence son voyage, explore les joues imberbes d’Éric, traverse ses lèvres, lutte contre les dents serrées, atteint sa langue. Éric cède à la douceur, puis embrasse violemment chaque parcelle de son merveilleux visage recouvert d’eau. (p.33)

Des ébats sexuels, je l’ai dit, des colères, des ruptures, des dépendances affectives, beaucoup d’alcool surtout pour s’étourdir. Tous perdent peu à peu contact avec leur réalité, se heurtent, se blessent et se retrouvent comme des corps qui ne peuvent échapper à l’attraction terrestre.

AVENTURE

Voilà une expérience de lecture assez singulière et difficile. Mattia Scarpulla utilise la répétition à outrance, scande les prénoms de ses personnages qui retentissent comme des gongs et nous entraîne dans les situations les plus folles et les plus irraisonnées. Une musique qui hypnotise. Les contacts entre ces garçons et ces filles (je ne sais pas si on peut parler vraiment d’amour) deviennent des confrontations qui justifient le titre qui coiffe l’ensemble du recueil. Un affrontement.
L’écrivain suit une spirale qui donne un peu de cohésion à ces textes où les jeunes circulent dans des fêtes particulièrement arrosées. Ils perdent souvent tout contrôle, planent dans une dimension où tout prend un autre sens. Ils combattent l’envie de vomir, comme s’ils cherchaient à sortir d’eux pour oublier leur dégoût. Et nous voilà au milieu de corps en mouvement, de planètes à la dérive. Comment s’accrocher aux fantasmes de ces explorateurs qui s’enfoncent dans une forme d’inconscience. Comment dire ? Nous sommes dans un espace où l’identité devient éphémère et où les pulsions dictent tout.

Depuis son arrivée à Sillery, elle a échappé au regard de sa famille. Elle a pu choisir ses musiques, ses livres et ses amours. Elle a découvert qu’elle pouvait commander. Sa Gênes et son Éric, pendant deux mois, ont fait ce qu’elle voulait. Elle leur a enseigné le sexe, la cigarette, la beuverie. Ici, au Québec, elle a découvert un pouvoir d’action qu’elle espère utiliser à son retour à Venise. (p.48)

La liberté de tous les excès, les trahisons, les corps comme des territoires que l’on s’approprie. La tête en Italie ou ailleurs, l’esprit en transit dans une gare où toutes les directions sont là.

LECTURE

J’ai eu l’impression de lire une même nouvelle où les personnages sont interchangeables. Peut-être est-ce le cas quand on s’abandonne aux diktats de tous les sens et que l’on cherche à voir jusqu’où on peut aller dans la consommation d’alcool et de substances illicites. L’apprentissage de tous les dérèglements est exigeant et rares sont ceux qui réussissent ce parcours en demeurant indemnes.
L’écrivain suit quelques figures, mais c’est la fête qui retient son attention, les nuits folles, un milieu qu’il décrit avec une précision étrange. Des petites touches d’abord pour finir par occuper un tableau impressionniste où les personnages glissent les uns dans les autres pour se confondre. Nous sommes dans une toile de Jérome Bosch où les corps bougent, s’égarent malgré les grandes scènes de vie évoquées. Chacun se replie sur soi, bascule dans une solitude terrible.

AVENTURE

L’écriture de Scapulla étourdit et cette spirale, ce typhon je dirais ne peut que repousser bien des curieux. Les personnages se défont dans des chapelets de gestes, une sorte de transe où les identités se confondent. Le je ou le soi en prend pour son rhume.
Tous deviennent malgré eux de terribles prédateurs ou des victimes plus ou moins consentantes. Surtout les femmes qui se servent et qui s’éloignent quand elles ont obtenu une forme de plaisir ou qu’elles ont testé leur pouvoir de séduction.

Je nous regarde. Nous formons un cercle, des corps impatients entre la quarantaine et la cinquantaine. Nous avons besoin de nous remplir d’alcool et de nous blottir contre une chair inconnue. Nous avons besoin aussi d’étonnements et de découvertes. Si mon mari et mes enfants me voyaient. Je suis devenue une autre, cela me fait du bien. (p.111)

C’est ce qui se produit quand on oublie les balises pour se laisser aller aux élans et aux pulsions du corps. Tout bascule et dans le cas de cette nouvelle, une femme très sérieuse et respectée dans son milieu se retrouve dans un colloque qui devient un prétexte. Elle secoue des instincts qu’elle refoule dans son quotidien. Comme si convoquer le diable qui sommeille en nous était une entreprise nécessaire et libératrice.
Un portrait de société assez déprimant. Difficile ! Je n’ai pas rencontré de personnages qui m’auraient permis de les accompagner un certain temps pour me faufiler dans le texte. Est-ce dû à la phrase distante, haletante et totalement neutre même quand il emprunte la voie du je. Scarpulla n’hésite pas à se tourner vers le fantastique avec des enfants qui disparaissent pour se regrouper et attaquer les adultes, les responsables du chaos. Parce qu’ils en ont assez du monde qu’on leur impose, de cet univers pourri de l’intérieur.
Reste que cet écrivain nous entraîne dans un milieu étrange et décrit des gens qui cherchent, pensent se libérer dans la danse des corps, mais qui n’arrivent qu’à se faire mal. Comme si l’ailleurs, la mise en retrait de son quotidien donnaient la permission de tout oser et de tout expérimenter. Tous ainsi échappent aux règles pour se livrer à des gestes qu’ils seraient les premiers à condamner dans leur vie professionnelle et familiale. Je n'ai pu que songer à ces hommes et ces femmes qui vont en vacances à l'étranger pour se permettre tout ce qui est interdit dans leur vie de tous les jours. Ça fait réfléchir.


PRÉPARATION AU COMBAT de MATTIA SCARPULLA vient de paraître aux ÉDITIONS HASHTAG, 2019, 168 pages, 20,00 $.
  

http://www.editionshashtag.com/livres_194

lundi 5 novembre 2018

MIRUNA TARCAU NOUS BOUSCULE

MIRUNA TARCAU propose une étrange expérience avec L’apprentissage du silence. Élisabeth et David, un couple improbable, m’ont déstabilisé avec les rebondissements de leur histoire singulière. Je ne comprenais pas trop où l’écrivaine allait au début. Je ne lis jamais la quatrième de couverture et si je l’avais fait pour une fois, cela m’aurait grandement facilité la tâche. Ça m’apprendra. Après tout, c’est là une clef qui permet d’ouvrir la porte et d’entrer dans la maison. J’aurais compris que le roman se déroule à l’envers comme dans L’étrange histoire de Benjamin Button où le héros naît vieux pour redevenir un enfant. D’abord une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald, ce texte est devenu un film de David Fincher qui a connu un beau succès. Miruna Tarcau part de l’époque contemporaine pour nous abandonner au début de la colonie française en Amérique.

Je suis conscient que nombre de lecteurs n’embarqueront pas dans les étranges migrations de ce couple qui échappe au temps et au vieillissement. L’écrivaine nous demande de nous avancer dans un monde qui m’a fait penser à celui d’Albert Langlois de Daniel Grenier dans L’année la plus longue. Ce personnage échappe au temps pour traverser les siècles à partir de la Conquête de Québec en 1760 jusqu’à la période contemporaine. Il y gagne une forme d’immortalité, mais surtout une terrible solitude qui est peut-être le pire des châtiments qu’un humain peut endurer. Madame Tarcau emprunte la direction contraire et remonte les cercles du temps.
Qu’on le veuille ou non, nous sommes ancrés dans notre époque. Tous piégés par la pensée qui balise notre milieu à la naissance, des idées qui guident tous les comportements. Il y a un monde entre les normes qui hantaient mon enfance et la société de maintenant. Chaque époque possède des tabous, des balises, des craintes et aussi s’appuie sur de grands rêves. Il faut une formidable originalité pour s’arracher à ces carcans et voguer dans un espace qu’il faut inventer jour après jour. C’est peut-être là le travail de l’écrivain que de chercher des sentiers parallèles, que de tourner le dos aux idées dominantes pour trouver une autre manière de voir et de respirer.

FUITE

Élisabeth et David quittent Montréal pour une question d’argent et de fraudes, on ne sait pas trop. Ça n’a guère d’importance. Ils vivaient dans un milieu fermé, une sorte de ghetto avec des préjugés qui se manifestaient dès qu’ils s’aventuraient en dehors de leur quartier.

L’affaire se compliqua lorsque le camp des talons hauts se mélangea à celui des pantalons pour offrir des rafraîchissements et des petits fours. À mesure que se multipliaient les compliments à l’hôtesse, dont l’absence n’intriguait d’ailleurs personne, Élisabeth s’aperçut que toutes ces remarques formaient des variations limitées sur les mêmes thèmes. Aucun domestique n’était digne de confiance, les enfants n’apprenaient rien à l’école, on déplorait le lent déclin de l’Occident. (p.15)

Le couple se retrouve en Argentine, un pays où tout peut devenir possible. Les voilà dans l’envers du monde qu’ils ont connu au Québec. Élisabeth devient gérante de bordel. Nous sommes loin de la petite bourgeoisie de Montréal et des rencontres dans les salons cossus. Les filles, l’alcool, les militaires, parce que c’est la dictature, rien ne semble les perturber. Les deux ne sont jamais taraudés par des questions de morale ou d’éthique. Le bien et le mal ne font pas partie de leurs bagages. Ils s’adaptent sans trop faire de vagues, plongent dans une nouvelle langue et oublient presque celle qu’ils parlaient il n’y a pas si longtemps à Montréal.
MILIEU

Les individus, dans l’univers de madame Tarcau, se transforment et mutent selon le milieu social et l’environnement humain. Élisabeth et David deviennent des Argentins et peuvent très bien côtoyer les militaires, exploiter de jeunes femmes qui doivent se prostituer et danser. L’argent n’a pas d’odeur, on le sait. Tout comme ils se retrouveront aux Indes, parfaitement à l’aise dans la peau du colonisateur.

Élisabeth s’habitua vite à entendre les Argentins se traiter de couillons quand ce n’était pas de pendejos, de culeados, ou encore de cagônes. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de traiter les habitués de Women First de poils pubiens. Elle voyait encore moins envoyer l’un d’entre eux se laver le trou du cul ou bien sucer une couille, comme on entendait fréquemment dans les environs. Mais à présent que Montréal était derrière eux, elle réalisait à quel point ses anciens voisins avaient la bouche propre et l’esprit tordu. Encore qu’elle ne fut pas si propre que ça, leur bouche. Ici, à Buenos Aires, elle n’avait encore entendu personne se référer à Samuel comme à une « personne de couleur », Negrito, moreno, oui. Niega, jamais. (p.34)

Le couple se perd, se retrouve et mute selon les époques. Lui devient médecin et se retrouve dans les colonies où il vit en grand seigneur avec une nouvelle épouse et ses enfants. Élisabeth de retour à Montréal, ouvre une sorte d’accueil pour les enfants abandonnés avant de devoir reprendre la route et retrouver David.
En remontant le temps, David adopte un jeune garçon : Friedrich Nietzsche. Le jeune homme a déjà écrit toute son œuvre. C’est plutôt étonnant, mais nous remontons le temps, faut jamais l’oublier. David, avec la collaboration de Karl Marx, travaille à installer une société socialiste dans les Antilles, une utopie qui a fasciné l’auteur de Zarathoustra. Il faut lire Victor-Lévy Beaulieu dans sa fantastique incursion du côté de Nietzche pour comprendre à quoi fait allusion madame Tarcau.

La scène se poursuivit ainsi jusqu’à ce que Franz ouvrit un tiroir où était rangée la correspondance de David, en tête de laquelle se trouvait cette fameuse lettre. Son contenu s’avérait être fort compromettant. Dans ce document, David se disait prêt à financer la création d’un parti communiste allemand, pour peu que Herr Marx ainsi que Herr Engels acceptassent de le seconder dans la création d’un état socialiste dans les Antilles françaises. (p.142)

Nous n’en sommes pas à une surprise près. Élisabeth deviendra nonne et mère supérieure d’une abbaye et même sera une sérieuse candidate à la sainteté. Après le bordel, le couvent, pourquoi pas.
Le tout se terminera à l’époque de la Nouvelle France, au début de la colonie alors que tout était à faire et à recommencer, avec l’ombre de Voltaire en plus et d’autres personnages célèbres.

MÉMOIRE

La fameuse mémoire… Comment fonctionne la mémoire quand le temps file à l’envers ? Ce qui a été n’est plus. Les personnages doivent continuellement se réinventer et apprivoiser une terrible solitude de plus en plus difficile à vivre.
Je n’ai pu m’empêcher de penser aux difficultés des émigrants qui quittent leur pays, des habitudes, des croyances, une langue pour s’installer dans un milieu où ils doivent tout effacer et réapprendre. Ils perdent leurs références, des manières de faire, des liens familiaux et ont la tâche terrible de s’inventer une nouvelle identité. Comment devenir un autre en quelques années ? Certains y parviennent rapidement et d’autres pas du tout. Parce qu’il faut redevenir un enfant en quelque sorte pour apprendre une nouvelle société et changer dans sa tête.

L’absence de truchements l’inquiétait au plus haut point. Cette communauté rassemblée à la hâte ne verrait jamais naître une cohésion sociale tant qu’il n’existerait pas de langue commune qui permettrait aux travailleurs de vivre ensemble. Tout en déplorant cette lacune, David lui-même ne s’était cependant jamais donné la peine d’apprendre le créole. (p.150)

L’histoire de l’humanité est marquée par ces déplacements, ces bouleversements d’être. C’est le cas de ceux et celles qui arrivent au Québec et qui se retrouvent fort démunis, surtout quand ils ont dû quitter un lieu où il n’était plus possible de penser et de respirer. Le dépaysement est d’autant plus fort qu’ils ont été forcés de faire un bond dans le temps à cause de guerres sans fin ou de catastrophes naturelles. Tous doivent alors changer de peau et travailler à devenir d’autres hommes et d’autres femmes.
Nous embrassons là toute la problématique des émigrants. Les individus finissent toujours par s’adapter, à se mouler aux habitudes et à la langue du plus grand nombre, mais cela provoque des heurts très souvent.
Le roman de Miruna Tarcau demande un effort particulier. J’avoue m’être un peu égaré dans les dédales du temps, me demandant souvent où j’allais et dans quoi cette écrivaine voulait m’entraîner. J’ai compris qu’il fallait se laisser aller pour voyager, pour tout apprendre comme le jeune homme ou la jeune femme qui cherchent à se faire une place dans sa société.
Miruna Tarcau réussit à déstabiliser et c’est fort heureux, à nous faire migrer dans notre tête en suivant ces personnages singuliers. Un texte qui prend des directions inattendues avec cette écrivaine originale. Apprendre le silence, c’est peut-être apprendre à se glisser dans un milieu sans provoquer de vagues et de remous. Se taire pour mieux entendre et mieux parler, pour s’adapter à de nouvelles vies et changer de peau.


L’APPRENTISSAGE DU SILENCE, un roman de MIRUNA TARCAU publié chez HASHTAG ÉDITIONS, 2018, 196 pages, 20,95 $.