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mercredi 20 décembre 2017

SYLVIE NICOLAS POURSUIT SA QUÊTE

SYLVIE NICOLAS nous convie à un voyage singulier dans Le cri de la Sourde, un roman polyphonique où la romancière s’aventure dans son histoire familiale pour y secouer des sédiments, retrouver des voix perdues et oubliées, des figures de femmes et d’hommes qui survivent malgré tout. Elle nous entraîne dans un jeu de marelle étrange, surprend les voix de la mer qui racontent peut-être le récit de l’humanité et aussi sa propre histoire. Une entreprise difficile parce que les pas des humains ne vont jamais en ligne droite. Un roman comme je les aime où l’écriture est une embarcation qui vous entraîne très loin, au large, dans des lieux que nous négligeons souvent parce que nous pensons les connaître pour les avoir visités pendant toute notre enfance.

Un morceau de pays, une fin et un commencement devant la mer qui se querelle avec l’horizon selon les jours et les manigances du vent. Les marins partent et reviennent, repartent pour aller plus loin encore, se faufilent derrière l’horizon et oublient de rentrer.
Tout cela dans un magma où les époques se confondent comme des alluvions que la narratrice retourne pour comprendre son passé et ses façons d’être.

Tu faisais ce à quoi les enfants excellent : tu n’écoutais pas, mais tu entendais tout. Tu ignorais à cette époque que les mots prononcés, les phrases échappées, les fragments de récit et les témoignages des uns et des autres pouvaient se déposer en toi comme sable au fond des rivières. (p.22)

Ce besoin de certitude qui hante les écrivains. Cette recherche dans le lieu de sa naissance, son pays, les propos des femmes et des hommes qui ont nommé des territoires et qui sont morts comme tous les vivants doivent le faire. Le territoire forge les humains avec ses regards, ses rires, ses histoires, ses mythes et toutes les descendances légitimes et illégitimes. Une terre vivante que certains, affligés d’une forme de clairvoyance, peuvent lire en affolant leur entourage.

Mais ce jour-là, à peine les premiers mots prononcés, le soleil, comme un témoin gênant, disparut, plongeant momentanément la pièce dans une étrange noirceur. Barthélémy sentit son cœur se déchirer, et les effluves du matin qui lui avaient légué l’impression d’un désastre envahirent la cuisine et prirent possession de son être. Affolé, il se précipita. Véra gisait sur le plancher, la main resserrée sur le tamis, le visage recouvert par la fine poussière de sucre. (p.20)

Avec son art des mots, Sylvie Nicolas arrive à mettre de la couleur sur des visages que le temps a presque effacés. C’est la magie de l’écrivain que de faire revivre le passé. Sans eux, que resterait-il de nos parents ? Que reste-t-il de ma mère et de mon père après toutes ces années ? Des images, des bouts de vie, des anciennes photos. Des visages que je n’arrive plus à reconnaître. Nos proches avec le temps deviennent des étrangers.
Une mère qui cultivait le silence. Le grand-père Louis-Harmel, barbier, était tout aussi discret. La légende voulait qu’il ait rencontré le célèbre Al Capone dans sa virée américaine. Il protégeait ses secrets avec le tranchant de son rasoir. Et ce garçon attendu, le septième de la famille, qui posséderait un don et cette jumelle inespérée…

Le garçon annoncé naquit à l’aube, à l’instant où la marée se retirait pour laisser derrière elle, dans la bouche béante de la baie, de négligeables traces d’une existence en allée et l’écho tonnant des premiers cris du nouveau-né. Accompagnée d’un violent coup de tonnerre, si puissant qu’il pénétra la mémoire des Surlilois, la venue du septième fils de la lignée fut suivie d’une seconde naissance. Quelques minutes plus tard, La Sourde, l’enfant insoupçonnée, fit son entrée au monde sans émettre le moindre son. (p.27)

Les écrivains se nourrissent souvent des silences de leur famille et ne les abandonnent que quand ils peuvent les exhiber devant un public. Ce n’est pas malsain, mais une curiosité qui permet de savoir qui étaient ceux et celles qui ont guidé nos premiers pas, ont semé en nous des mots et des façons de secouer les réalités de la vie. Un héritage de légendes et de mystères, de drames que les familles n’aiment guère évoquer pour se protéger peut-être d’une certaine honte.

Tu n’as pas encore conscience que la souffrance du monde trouvera ancrage en toi, qu’elle s’y fraiera un sentier accidenté que tu remonteras inexorablement, toi, fille, femme, mère, éternelle itinérante ; non, tu ne sais pas que les mots, égarés, perdus, tendus entre ciel et terre, constitueront le chemin te permettant de te rapprocher d’un territoire d’appartenance. (p.64)

ACCOMPAGNEMENT

Une mère dans sa vieillesse que la narratrice accompagne vers son dernier souffle. Une femme qui savait redevenir une petite fille quand l’orage approchait et que le ciel se barbouillait d’éclairs pour ébranler la charpente du monde. Ma mère craignait tellement les orages et le tonnerre. Fallait fermer toutes les portes et les fenêtres pour éviter les courants d’air. Souvent, elle allumait des bougies qu’elle déposait devant les fenêtres. J’ai pris du temps à chasser cette peur.

Assise sur la chaise noire jouxtant le lit, la tête vide, le corps engourdi près de ta mère morte, tu aurais voulu te retrouver dans l’une des berçantes de ton grand-père, devant la fenêtre aux orages, à crier à tous vent : allons jusqu’au ciel, bousculons les cauchemars, frappons de nos pieds ce qui pourrait faire de nous du même et du pareil, grimpons à l’échelle des vents, soulevons toutes les vagues et toutes les tempêtes, surtout celles dont nous ne connaîtrons jamais les noms, posons nos lèvres sur la nuit, abreuvons-nous de la Voie lactée et avalons les étoiles par milliers. (p186)
 
Sylvie Nicolas se laisse emporter par les ombres qui ont traversé son parcours et qui pouvaient inventer bien des légendes. Des héros qui savaient la langue des éléments et qui devinaient ce que l’avenir réservait à leurs proches comme Éluard et le vieux Barthélémy.

ÉCRITURE

Pourquoi ce goût des mots dans une famille où ce genre de métier n’intéresse personne ? Pourquoi j’ai tant voulu écrire dans ma tribu de quasi-analphabètes ? Qu’est-ce qui a poussé Victor-Lévy Beaulieu et Nicole Houde à entraîner leur famille dans leurs histoires ? Pourquoi ce silence tressé comme un tapis dans tous les villages ?

Tu t’es demandé si tu n’étais pas devenue écrivaine pour tenter de rejoindre la contrée d’amour de ta mère. Certains jours, tu serais prête à l’affirmer. (p.106)

Sylvie Nicolas, l’héritière, jongle avec les mots, la poésie des choses et des jours pour la placer au centre de la table comme un bouquet de fleurs sauvages.
Elle se faufile entre les rumeurs, les croyances, les grandes tragédies du monde qui débordent des mailles de l’histoire. La présence des sous-marins allemands par exemple dans les eaux du fleuve Saint-Laurent pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les navires torpillés, faisant naître bien des exploits, des rencontres peut-être vraies ou imaginées. Comment démêler tout ça ?

La mer t’ouvre les chemins menant à la mémoire, aux origines, t’impose de cueillir chaque image, chaque son, chaque odeur, dans une permanente sensation de découverte, de nouveauté, de « première fois », et de redonner à ce que tu as vu, entendu, humé une chance de retrouver son commencement. L’air que tu respires se transforme alors en promesse. En espérance. (p.227)

Des enfants naissent, grandissent, aiment, se marient, font des petits et racontent des vérités à leurs descendants. Plus tard, ils s’éloignent du port d’attache par temps de tempête ou de soleil. Tous héritent d’un grand coffre avec des regards, des façons de voir et de dire devant une épreuve.
Ce sont aussi ces lieux porteurs de secrets et de légendes, ce pays apprivoisé dans les premiers regards, la mer comme un grand livre jusque de l’autre côté de l’horizon ; les marées qui écrivent les saisons dans une respiration jamais fatiguée. Les joies, les repos et ce désir tenace de s’accrocher pour aller vers le dernier jour du dernier souffle. Il y a peut-être une chance terrible dans tout ça. Une absurdité aussi.
La plupart des écrivains mettent toute une vie pour classer les débris qui encombrent leur tête. Je suis certainement de ceux-là. Je me perds si souvent dans les lieux de mon enfance pour faire résonner les rires de mon père ou les monologues sans fin de ma mère.
La poésie porte le roman de Sylvie Nicolas. Ses phrases vous abandonnent dans la beauté des choses. Le cri de la Sourde est un magnifique récit qui s’offre comme une partition qui vous berce pendant longtemps, longtemps. Une lecture exigeante, mais tellement réjouissante. Un bijou d’amour et de tendresse, de fidélité aussi envers ses ancêtres.


LE CRI DE LA SOURDE de SYLVIE NICOLAS, une publication des ÉDITIONS DRUIDE.


  

jeudi 31 août 2017

MICHELINE MORISSET TOUCHE À L’ÂME

MICHELINE MORISSET travaille à son œuvre loin des regards et des bruits de la foule. J’ai particulièrement aimé Le cœur c’est fatal où elle effleure des blessures qui ne guérissent peut-être jamais. L’écriture, chez cette écrivaine, est une manière de secouer l’être, d’effleurer ce qui blesse, triture et pousse dans des comportements étranges. Encore une fois dans Ce visage où habiter, un titre intriguant, elle tourne autour d’une famille qui a connu un drame terrible et qui s’enfonce dans le silence. La mort des parents hante tous les membres de cette famille, mais pas pour les raisons que le lecteur peut imaginer.

Je reviens avec Le cœur c’est fatal que j’ai lu et relu pour cette respiration qui soulève les œuvres de Micheline Morisset, la mélodie qui vous hypnotise et subjugue.

« Des agressions dans l’enfance ont balafré le corps, des amours mal vécus ont froissé l’âme. La vie est la plus terrible tempête qu’un vivant puisse affronter. Et cette dérive du temps qui finit par tout gâcher quand le corps n’est plus fiable. »

J’écrivais tout ça en 2013 et il me semble y trouver les racines de ce roman qui s’attarde à la famille Garon. Philippe a été pris en charge par les voisins après la mort des parents et Estelle s’est sacrifiée pour garder ses soeurs autour d’elle. La jeune fille renonce à son identité, refuse « d’habiter son visage » à la mort de sa mère. Comment ne pas penser à Laetitia, le personnage de Nicole Houde dans La Maison du remous, qui doit prendre la direction de la maisonnée à douze ans. La fatalité familiale leur vole leur enfance.
Philippe s’adapte mal à la vie chez les Michaud. Tout le monde s’occupe du matin au soir, mais le jeune homme a la tête ailleurs. Voilà un rêveur impénitent qui ne songe qu’à partir pour oublier peut-être l’incendie qui a tout saccagé dans sa vie, ce jour funeste où il est resté sans un geste devant le désastre, incapable de tenter de sauver son père et sa mère.

Je suis demeuré chez les Michaud tandis qu’on avait dispersé mes sœurs aux quatre coins, tant à Notre-Dame-du-Lac qu’à Saint-Eusèbe. Plus tard Estelle, capitaine de navire, a repris la marmaille, toute la nichée agglutinée à sa taille et à ses quinze ans, sauf moi. Je pense qu’elle n’aurait pas pu composer avec un jeune homme près d’elle, d’autant plus que je m’étais montré plutôt trouillard et engourdi lors de l’incendie qui nous avait laissés anéantis ; je suppose qu’elle m’en voulait. Comment classer tout ça ? (p.185)

Il reste l’homme qui regarde, le distant et le lointain. Il a vécu la guerre sans vraiment connaître ses atrocités même s’il était en Angleterre et en France. Il y a aussi ce terrible secret qu’il aimerait certainement effacé.

SILENCE

Estelle baisse la tête. Il y a des choses dont on ne parle pas, qu’elle n’ose même pas effleurer. Elle fait tout pour garder ses sœurs dans la maison familiale, protéger son clan. Certaines, adultes, iront à Toronto ou ailleurs. La vie veut cela. Agathe s’enferme dans sa chambre pour lire ou encore écrire dans ses cahiers. Et il y a Élise, la fille d’Agathe, qui tente de savoir qui elle est. Elle cherche à « trouver son visage », à se donner une identité, un corps avec une histoire, un passé pour mieux envisager l’avenir. La problématique que l’on rencontre dans le personnage de Vivianne dans Comme des sauvages, le roman d’Emmanuelle Tremblay. Elle est de celles qui sont « orphelines de visage » comme l'écrit Nicole Houde.
Ce qui me fascine, encore une fois, ce sont ces secrets que l’on moule dans le silence, ces gestes,  ces événements qui font claudiquer. Tous ces moments que l’on tente de nier et qui hantent un peu tout le monde. Nombre de romans s’attardent à cette problématique qui marque les personnages et les empêche de lever la tête. Francis Rose, dans S’en aller, met en scène un fils qui veut se libérer de son père. C’est un peu la trame de Jean-François Caron dans De bois debout où le fils est fasciné par un père qui demeure une énigme. Toutes ces histoires de famille étouffent et empêchent les garçons comme les filles de prendre leur vie à deux mains.

Certes l’habile dissimulateur avait toujours aimé mêler les cartes, plus, il avait choisi de se bricoler une histoire qui dilapidait tous les morceaux inconsolés de son passé. Oublieux de tout et de lui-même. Sans compter qu’en ta présence réciter les événements, seulement les réciter, l’amusait. C’était plus crucial que la vérité. Il conversait peu et voilà que toi, Élise, tu l’écoutais. Voilà que des phrases, juste leur rythme, suscitaient quelque chose de vivant dans les yeux d’une femme ! Il n’éteindrait pas ces étincelles pour deux, trois faussetés dérisoires. Son discours chaque fois s’embrouillait dans un bel assemblage de leurres, de ruses, une impression de distorsion romanesque, une confusion des temps et de gens inscrivait son périple dans les hautes sphères de la légende ! (p.198-199)

SECRET

Philippe s’installe dans son auto, y rêve pendant des heures, regarde les jeux de la lumière sur lac Témiscouata, ce pays où il est revenu après son aventure européenne. Séducteur impénitent, il n’évoque jamais sa vie en Angleterre et en France. Et il préfère certainement oublier la folie qui a brisé la vie de sa soeur Agathe.

Philippe est dans sa Camry comme d’autres dans une chambre à soi se maintiennent au plus près de leur part qu’ils n’ont pas choisi de dompter. C’est sa machine à habiter, sa cellule d’habitation que d’aucuns jureraient exiguë ou sans intérêt, mais qui le protège, mieux le comble en lui offrant au quotidien et la clarté et les paysages et la puissance évocatrice de la musique dans laquelle il se noie de longues heures durant. (p.122-123)

J’ai souvent eu l’impression de m’avancer dans un tableau où tout est silence, figé hors du temps et du mouvement. Il y a bien des murmures, des gestes lents, des déplacements sur la pointe des pieds, mais tout est si discret et feutré. L’écrivaine aime les formes dans le brouillard, une certaine réalité qui se dissimule du côté de l’horizon. J’aime cette écriture qui nous garde dans le flou et l’imprécis.
Micheline Morisset possède un sens de l’observation unique et arrive à décrire le monde avec une précision d’orfèvre. Tout prend de l’importance dans ce roman où les gens parlent peu ou pas, où le décor, le lac, la maison, certains gestes disent tout.
Estelle, dans la cuisine, devant son fourneau ou en pliant les draps après le lavage, arrange et protège son univers. Philippe, dans son auto, avec sa cigarette et son whisky rêve. Tout près de ses sœurs, il est le voyageur immobile, incapable de s’avancer dans une autre vie. Comment oublier cette journée qui l’étouffe et qui a bouleversé la vie de sa sœur Agathe ? Il est une image dans ses beaux vêtements, une ombre qui n’arrive pas à habiter l’espace. Il est ce nuage dans le ciel qui glisse à la surface de l’eau. Clémence a envie de voir ce qui se cache derrière la carte postale.
J’aime particulièrement Agathe que tous croient un peu folle, qui vit le nez dans un roman ou une fiction, qui écrit aussi des textes que personne ne peut lire.

J’aime cette histoire, mon histoire de fille défectueuse. Je vous écris avant de l’oublier, avant que tout se confonde, avant qu’un jour l’auguste d’une voix me tire du côté du néant. De toute façon, c’est toujours pour ça que l’on écrit, n’est-ce pas, madame ? Avant qu’il soit trop tard, remettre les morceaux en ordre. L’enfance avant la mort, les yeux de mon frère, son visage, avant le cœur qui s’immobilise. Et puis on en possède tout une, une histoire pas vrai ? Nous ignorons la vôtre, vous parlez si peu de vous quand vous vous affichez, droite et tout sourire, dans la cuisine. Avez-vous une histoire comme la mienne, je veux dire que vous aimez ? (p.254)

Tous dans une bulle que personne ne veut crever, sauf peut-être celle qui agite l’écriture.
Comment habiter son visage, ne pas être écrasé par les secrets de famille, les devoirs que l’on s’impose. Estelle renonce à sa vie et ne connaîtra jamais les feux de l’amour. Agathe ne peut plus sortir de sa chambre pour être après ce moment de folie avec Philippe. Celles qui s’en tirent le mieux, tout comme chez Emmanuelle Tremblay, sont celles qui échappent au cercle des enfermements et aux pièges de la famille en s’éloignant.
Micheline Morisset ajoute ici une brique importante à son œuvre exigeante. J’aime la précision de son écriture, la petite musique qui vous hante pendant la lecture. Ses textes ont souvent la netteté d’une partition musicale parfaitement équilibrée qui vous emporte au loin, peut-être là où les humains n’ont plus besoin des mots pour être tout entier dans leur tête et leur corps.



CE VISAGE OÙ HABITER de MICHELINE MORISSET est paru aux ÉDITIONS DRUIDE.

jeudi 7 avril 2016

Alain Beaulieu cherche les morceaux manquants


NOTRE ÉPOQUE EST un puzzle dont les morceaux se retrouvent partout sur la planète. Alain Beaulieu a certainement voulu témoigner de la cassure qui touche les familles dans L'interrogatoire de Salim Belfakir, un roman qui nous permet de suivre trois personnes qui s’intéressent à la mort d’un jeune homme, après une arrestation et un interrogatoire de la police. Le jeune Salim, bien sûr, parce que tout tourne autour de lui, Éliane Cohen et Julien Foch le policier, témoin du drame. Les pièces de ce casse-tête nous permettent de reconstituer l’histoire et de trouver les morceaux manquants. Beaulieu nous entraîne peu à peu dans une histoire de ruptures, d’abandons, de solitude et de retrouvailles, tout en se déplaçant entre la France, le Maroc et le Québec.

Ce fut difficile. Je ne suis pas arrivé à me faufiler dans ce roman d’Alain Beaulieu du premier coup. J’ai lu quelques phrases, refermé le livre, pour passer à la lecture du carnet de Monique Brillon. Le début m’a repoussé.
La plupart du temps, c’est le contraire. Une phrase et je suis happé. Toute la magie de ces quelques mots vous pousse comme un grand vent fou de mai. Certains débuts de roman sont devenus célèbres. « Longtemps je me suis couché de bonne heure » de Marcel Proust, dans Du côté de chez Swann, ou encore l’amorce de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Il y a aussi Prochain épisode d’Hubert Aquin. Alain Beaulieu ne semble pas vouloir aller de ce côté.
Et après mes errances, mes infidélités je dirais, je suis revenu vers ce très beau livre, un petit bijou d’édition comme je les aime. Druide fait bien les choses. J’ai retenu mon souffle avant de plonger dans le fragment consacré à Éliane Cohen. Toujours sur mes gardes, pendant quelques pages, avant de bondir du côté de Julien. Toutes mes réticences sont tombées alors. Je me suis reproché mon peu de patience après une dizaine de pages. Le tango entre la Bretagne et le Québec devient fort intéressant. Les personnages s’imposent et j’ai aimé suivre Julien dans l’autobus pour me retrouver au bout du monde, près du grand fleuve aux eaux mouvantes, dans une maison propice aux recueillements, à la lecture de romans québécois que notre inspecteur de police découvre. Pas nécessaire d’être étranger pour ne pas connaître la littérature du Québec. Les Québécois ignorent leurs écrivains et leurs œuvres. Il y a bien quelques vedettes que l’on surprend à la télévision de temps en temps, mais pour les autres, c’est l’anonymat. Nous sommes un peuple qui ne sait guère se souvenir et surtout qui oublie qu’il existe. Je me suis senti à l'aise dans la maison de Cap-Santé que Julien loue, le genre que les écrivains aiment pour se glisser dans une histoire et bousculer des personnages.

MORT INEXPLIQUÉE

L'interrogatoire de Salim Belfakir tourne autour d’une enquête policière qui soulève bien des questions. Pourquoi Salim est décédé après son arrestation, pourquoi il serait allé dans un hôtel, saoul mort, quand il habitait tout près avec son amie ? Pourquoi on a dit qu’il était ivre quand le coroner n’a trouvé aucune trace d’alcool dans son organisme ?
Blanche Gallet, la mère, veut savoir la vérité. Son fils n’avait rien à voir avec les voyous avec qui il a été arrêté. Ses amis d’enfance, il ne les fréquentait plus depuis des années et avait une vie bien rangée, travaillait comme boulanger dans l’entreprise familiale et surtout vivait le grand amour avec Élodie.
Que s’est-il passé ? Éliane Cohen rencontre des gens, écoute, fait des liens. Petit à petit, la lumière va se faire.

En y mettant les manières, elle avait orienté Le Poulpe 474 sur une ou deux pistes qui n’avaient rien donné. Il avait fouillé des dossiers, ceux de la morgue et du médecin légiste, relevé une série de courriels des services policiers, mais tout cela ne l’avait mené nulle part. Négatif. C’est tout ce qu’il répondait à Éliane quand elle lui demandait où il en était. Elle avait bien tenté d’établir un contact plus amical avec lui, lui avait poussé une blague ici et là pour détendre la conversation, mais le mur était demeuré sans fenêtre. Négatif. (p.37)

Éliane Cohen a l’impression de se retrouver devant son miroir. Salim n’a jamais connu son père et a vécu depuis toujours avec sa mère. Son père à elle est parti avec une autre femme. Elle lui en veut pour cette fuite, refuse de lui pardonner quand il revient après la mort de l’autre.
Et pourquoi le policier chargé de l’enquête a disparu sans laisser d’adresse ? A-t-il quelque chose à cacher ? Le seul contact est sa fille Irène. Elle aussi en veut à son père qui a toujours été absent. Sa mère a accepté ces absences sans rien dire, mais la fille non. Elle refuse de vivre avec un fantôme, a coupé tous les contacts avec lui.
Blanche Gallet, la mère de Salim, a rencontré son père et est tombée enceinte. Ahmed Belfakir est retourné au Maroc pour vivre avec sa première femme. Un fils abandonné, deux filles en froid avec leur père. Beau portrait des familles disloquées et reconstituées de maintenant.

FAMILLE

Éliane enquête plus sur ces enfants qui ne savent plus comment empoigner leur vie parce qu'ils ont été abandonnés comme une bouteille à la mer. Combien de jeunes de maintenant doivent retracer l’histoire de leurs parents ?
Nous connaîtrons à peu près tout du père marin, le retour dans son pays du Maroc, la conspiration du silence organisée par sa tante Amina. Ahmed ne saura jamais qu’il a eu un fils en France. Salim fera la connaissance de sa demi-sœur Nadoua lors du décès de son père à El Jadida. Il s'en suivra une relation plutôt trouble.

Pour tout dire, je ne savais pas très bien moi non plus ce qui me poussait à me rendre aux funérailles de cet homme que je n’avais jamais vu, pas même en photo, et dont je n’avais jamais entendu la voix, pas même au téléphone. Sans doute était-ce ma manière de dire au monde, et en particulier à ceux qui l’avaient connu et aimé, je suis là, j’existe, et c’est à son passage sur cette terre que je le dois. (p.83)

Éliane Cohen se bute à sa propre histoire en quelque sorte. Son enquête lui dit pourquoi elle reste farouche, incapable de faire confiance aux autres. Irène et elle pourraient devenir des amies. La solitude rapproche. Si l’absence du père semble avoir marqué les filles, c’est moins évident du côté du garçon.

CASSURE

On a demandé à Julien de se taire lors de la mort de Salim et il a accepté. Peu après, il a démissionné pour fuir au Québec. Il sent le besoin de comprendre pourquoi il a triché, de renouer avec sa fille si cela est encore possible et surtout, peut-être que la vérité éclate, de retrouver un centre à sa vie.

Il lui raconterait sa vie, pas si compliquée que ça tout compte fait, lui parlerait de sa fierté d’avoir contribué par son travail à assurer la sécurité des citoyens de son pays, tout cela sans bavures et sans injustices, même s’il avait fallu forcer les choses de temps à autre. Peut-être essaierait-il de lui dire pourquoi il avait choisi de quitter la France, de lui parler de cet interrogatoire qui avait mal tourné et de ce que ses supérieurs lui avaient imposé, le mensonge et la dissimulation, auxquels il avait préféré la retraite et l’évasion. (p.146)

Nous allons de l’un à l’autre et le portrait d’ensemble se précise. Julien, dans son village du bord du fleuve, croise des personnages singuliers. Un garagiste qui garde une étrange collection dans le sous-sol de son établissement, un curé qui conserve des « bouts » de personnages célèbres du Québec dans un musée des horreurs.
L’enquête permettra d’avancer dans les silences, les trous qui hantent les personnages. Il y aussi Marise Frenette qui attire Julien, une artiste qui se déshabille devant les œuvres connues pour se dire dans son corps et sa féminité.

Cette femme se suffisait à elle-même, assumait pleinement l’entièreté de sa personne, son corps, ses actions et sa pensée, sa manière de voir le monde, et mettait cette affirmation de soi à la portée de tous, voilà ce que je suis, voilà ce que nous sommes, pas qu’un sourire, pas qu’une image à encadrer, pas qu’un fantasme masculin. Je suis moi, avec mon corps et sa porte magique, écrin de chairs roses pour la semence, voie d’entrée dans l’existence, vous venez en moi, vous venez de moi, je suis la nourrice de ce que l’univers connu a produit de plus extraordinaire, alors cessez de me considérer comme un instrument à votre service, voici mon corps ouvert devant vous, il m’appartient et j’en fais ce que je veux. (p.141)

Un roman qui s’attarde aux rapports que nous entretenons avec nos proches, les pères absents et les mères qui se débrouillent seules, les enfants qui cherchent maladroitement souvent à devenir des hommes et des femmes. Un questionnement sur la vie de maintenant. Éliane enquête peut-être beaucoup plus sur la mort de la famille que sur Salim Belfakir. C’est ce que j’ai aimé dans ce roman qui ne perd jamais l’essentiel de vue, malgré bien des détours et des méandres. Être pleinement dans son corps avec Marise Frenette, mais aussi être bellement dans sa têt, en équilibre entre le père et la mère.

PROCHAINE CHRONIQUE : CHEMIN SAINT-PAUL de Lise Tremblay publié chez Boréal.


L’interrogatoire de Salim Belfakir d’ALAIN BEAULIEU est paru chez DRUIDE, 296 pages, 22,95 $.